II. L’orientation dans les études de sociologie

Dans l’objectivité des faits, lorsque l’on reconstruit les modalités concrètes par lesquelles les étudiants de sociologie sont entrés dans leur filière d’études, force est de constater que pratiquement aucun d’entre eux ne pensait, au sortir du secondaire, faire des études de sociologie. Lorsqu’ils sortent du lycée, les futurs étudiants n’ont en effet généralement qu’une vague idée de ce que sont les études de sociologie, et, en raison de la faible visibilité sociale, scolaire et professionnelle de cette discipline, n’envisagent pas de prime abord s’y orienter. Contrairement à la modalité dominante d’orientation dans le cursus médical, ce n’est généralement que par la force des choses, au fil des engrenages successifs et des limitations objectives, que ces étudiants se dirigent, ou, plus justement, ont été dirigés vers les études de sociologie : soit à la suite d’un échec dans une autre filière d’études, soit parce qu’ils n’ont pu entrer dans le cursus de leur choix, soit encore faute de vocation positive.

On peut globalement distinguer six grandes modalités d’orientation dans les études de sociologie qui toutefois ne s’excluent pas nécessairement les unes les autres en ce qu’elles peuvent pour une part se recouper et s’entrecroiser chez différents enquêtés. La première, qui concerne le plus grand nombre, renvoie à des processus de réorientation. Les intéressés se sont préalablement orientés dans une autre filière d’études (Droit, AES, Sciences économiques, etc.) avant de se tourner vers la sociologie, le plus souvent à la suite d’un échec, parfois par répulsion des études engagées. La seconde se rapporte aux étudiants, fort nombreux également, dont les préférences d’orientation allaient vers un autre cursus d’études, mais qui, pour n’avoir pu exaucer leurs voeux et en raison même de la restriction des possibles scolaires, se sont (ont été) rabattus sur la sociologie. On trouve également, et c’est la troisième modalité, des étudiants qui se sont directement inscrits en sociologie mais “au petit bonheur la chance” et/ou par élimination, faute d’une “attirance” particulière (socialement constituée) pour un type d’études donné.

Une quatrième modalité d’orientation renvoie à celles et ceux qui entrent à l’Université dans l’objectif premier d’y décrocher une licence pour tenter ensuite leur chance à des concours, comme les IUFM. Le “choix” de la discipline est alors fonction des conseils prodigués par d’éventuels conseillers d’orientation, des préférences du moment, ou encore de la facilité prétendue d’un cursus. Une cinquième modalité concerne les étudiants qui reprennent des études, soit à côté d’une activité professionnelle, pour le simple plaisir d’étudier par exemple, soit à la suite, pour changer de formation et de métier. Généralement plus âgés que leurs homologues, c’est d’abord par “curiosité” intellectuelle que ces étudiants prennent une inscription en sociologie. Enfin, on rencontre quelques étudiants, somme toute bien minoritaires, qui, au sortir du secondaire, ont d’emblée souhaité faire de la sociologie.

C’est à un ensemble de parcours souvent tourmentés et à bien des égards discontinus que nous avons affaire ici, qui montrent tout l’éventail des expériences, la disparité des cheminements et la diversité des situations que les étudiants sociologues réunissent en un même public. Les parcours qui ainsi se dessinent n’ont guère l’assise et l’assurance des parcours des étudiants médecins. Au total, la sociologie fait office, pour la plupart des étudiants qui s’y inscrivent, de “discipline refuge”. Le constat recouvre toutefois un sens différent de celui qu’établissaient Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron dans les années 60. Si la sociologie, parmi d’autres filières, pouvait alors servir de refuge « pour les étudiants des classes les plus scolarisées qui, socialement “obligés” à une scolarité supérieure, s’orientent par défaut d’une vocation positive vers ces études qui leur fournissent au moins l’apparence d’une raison sociale »74, c’est davantage aujourd’hui au sens où elle constitue une sorte de dernier ressort au sein de l’enseignement supérieur et de dernier rempart avant l’entrée sur le marché du travail pour de nombreux étudiants faiblement dotés sur le plan scolaire, d’ailleurs plus souvent issus de milieux sociaux faiblement scolarisés que fortement scolarisés.

Notes
74.

BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, p.18