II.A. Les études de sociologie comme “solution de repli”

II.A.1. Désorientations et réorientations

Si l’on considère l’ensemble des réorientations effectives des étudiants de notre échantillon depuis leur entrée dans l’enseignement supérieur, le contraste entre le public sociologue et le public médecin est des plus frappant. Alors qu’une petite minorité d’étudiants médecins de notre échantillon sont entrés en médecine par le détour de réorientation, un gros tiers des étudiants en sociologie enquêtés se trouvent dans ce cas de figure. La réorientation est ici une modalité habituelle et courante d’orientation en faculté de sociologie. Mais il y a réorientation et réorientation. Et celles des étudiants sociologues ont eu lieu dans des conditions somme toute bien différentes de celles mises au jour pour les étudiants médecins. Elles recouvrent, du même coup, d’autres réalités sociales et scolaires qu’il convient de décrire maintenant.

Au-delà des différences constatables, les réorientations par l’intermédiaire desquelles nos interlocuteurs entrent en faculté de sociologie sont celles d’étudiants scolairement démunis et/ou “déboussolés”, confrontés à tout un ensemble fort restrictif de limitations objectives (qui d’ailleurs ne manquent pas d’être relayées ou plutôt renforcées par celles qui résultent de la perception “subjective” des étudiants, les deux ayant peu ou prou partie liée). Ces étudiants se caractérisent d’abord par le fait d’avoir fréquemment subi un ou plusieurs “échecs” lors de leur scolarité antérieure, par le fait également d’avoir pris du “retard”, que ce soit dans le secondaire ou que ce soit dans le secteur d’enseignement supérieur où ils se sont initialement dirigés. De même, les ruptures de parcours scolaires sont monnaie courante comme, par exemple, l’arrêt brutal de toute scolarité durant une période de temps donné. Scolairement relativement démunis, disposant du même coup d’un espace de possibles relativement restreint, ces étudiants multiplient les “erreurs” d’orientation, les revirements, les tergiversations, et les “échecs”. On entre dans une filière pour finalement se rendre compte que ce n’est pas là ce que l’on veut faire. Ou l’on y échoue avant de se réorienter.

Ces expériences scolaires négatives alliées à une restriction des choix, s’avèrent souvent déroutantes. Ces étudiants ne manquent d’ailleurs pas de se raconter avec désarroi et anxiété. Le ton de la voix, les silences, les soupirs, et les formules qui l’attestent sont fréquents : « je ne savais plus tout du tout ce que j’avais envie de faire », « je ne voulais pas rester sans diplôme », « il a fallu que je me réoriente... », « j’ai échoué alors que mes amies ont (en souriant) réussi ». Confrontés à l’échec (quelle qu’en soit par ailleurs la forme) et ne disposant guère de solutions scolaires objectives à leur actif ou de possibilités perçues comme attrayantes, ils vivent leur situation comme une sorte d’aporie scolaire, ne savent plus quelle direction prendre, où se diriger. La conséquence en est parfois l’arrêt momentané des études, pour travailler, pour réfléchir, pour se reprendre... Les réorientations revêtent alors davantange l’aspect de la désorientation et de la relégation que de la quête personnelle. Dans l’ensemble, il s’agit moins de trouver sa voie que de ne pas se faire exclure, que de ne pas rester aux portes de l’enseignement supérieur, que de ne pas demeurer sans diplôme... L’orientation en sociologie apparaît souvent comme un ultime recours, une solution de repli, une dernière chance pour accomplir, malgré tout, des études supérieures, pour ne pas rester démuni de tout diplôme, pour ne pas entrer trop brutalement sur le marché du travail.

Première inscription dans un double DEUG Administration Économique et Social d’un côté et Géo-aménagement de l’autre. Abandon au cours du deuxième trimestre. Travail par intérim le reste de l’année. Inscription en sociologie l’année suivante. « J’ai fais une année, un double DEUG de AES et Géo Aménagement et ça ne m’a pas plu, ça n’a pas marché. J’ai arrêté au deuxième trimestre (...) et donc après j’ai arrêté et j’ai travaillé un petit peu et ensuite j’ai intégré la première année de socio ». {Garçon, Baccalauréat B d’abord échoué puis repassé en candidat libre et obtenu à l’oral de rattrapage ; Père : Conservateur (mise en oeuvre de projet muséographique, Licence d’ethnologie, Licence de russe, Licence ou maîtrise d’histoire ; Mère : Professeur de français, de philosophie, de communication dans un centre de formation, dans une chambre de commerce et dans une école d’informatique, Licence de langues asiastiques}.

Première inscription en Droit. Abandon en fin de première année. Et arrêt de toute étude durant une année. Inscription en sociologie l’année suivante. « j’ai fait un an de Droit à Lyon 3. J’ai arrêté (rires) et pendant un an après j’ai plus été à la fac. J’ai gardé des enfants à mi-temps et puis, parce qu’en fait je savais plus du tout ce que j’avais envie de faire, et donc je suis allée assister à des cours, j’ai travaillé un peu (...) j’ai fait un peu des choses comme ça pour essayer de réfléchir un peu, et l’année d’après je me suis inscrite en première année de socio ». {Fille, Baccalauréat A1 mention Assez bien, Père : Enseignant à l’école des Arts Appliqués de Lyon - Artiste peintre, niveau baccalauréat ; Mère : Institutrice spécialisée en IM PRO (Institut Médico-professionnel)]}.

Arrête dans un premier temps ses études secondaires en terminale F6 sans passer le baccalauréat : « j’étais en F6 à la Martinière, c’était une section chimie et bon, la chimie en elle-même me plaisait en fait (...) mais les débouchés professionnels ne me plaisaient pas du tout. Donc à partir de la première je me suis énormément absenté (avec un léger sourire) jusqu’au conseil de discipline en fait (rires)? Puis au bout d’un moment (...) bon j’ai redoublé cette première ensuite je me suis retrouvé en terminale et puis là pffff j’ai redécroché. Donc j’ai arrêté quelques mois avant le bac ». Il travaille par intérim pendant plusieurs mois. Puis connaît une période de chômage et effectue son service national : « (en expirant) de là j’ai travaillé un moment par intérim, j’ai chômé un moment. Je suis parti à l’armée ensuite (...) après 6 mois d’armée traditionnelle, c’est là que j’ai compris qu’il fallait que je... comme la vie professionnelle ne me plaisait pas la vie militaire non plus j’ai passé une équivalence au bac en cours du soir à Lyon 2 ». Obtient l’ESEU. Première inscription en faculté d’anglais. Première année obtenue en deux ans. Entre directement en deuxième année de sociologie par équivalence. {Garçon, ESEU ; Père : Ouvrier hautement qualifié dans l’industrie chimique, Conducteur d’appareil dans l’industrie chimique, BEP, équivalence du baccalauréat à 40 ans, niveau DEUG LEA ; Mère : Préparatrice de commandes dans une maison d’édition-librairie, sans diplôme}.

Première inscription en A.E.S. (Administration Économique et sociale) : « c’était pas tellement intéressant ». Inscription en première année de sociologie l’année suivante. « J’ai fait une première année d’AES à Roanne, c’est une filière de l’Université Jean Monet (...) C’est là que j’ai découvert la sociologie parce qu’on avait un enseignement d’une heure ou deux par semaine je crois, et donc l’année suivante je me suis rendu à l’université Lyon 2 en première année de socio ». {Garçon, Baccalauréat B obtenu à l’oral de rattrapage ; Père : Commerçant de fruits et légumes, certificat d’études ; Mère : Assistante maternelle, BTS de secrétariat}.

Première inscription en BTS de publicité. Échec au diplôme après deux ans d’études. « J’ai fait un BTS de publicité. Donc je l’ai fait pendant deux années. Je ne l’ai pas validé. Donc comme je voulais pas rester sans diplôme, je me suis inscrite en sociologie ». {Fille, Baccalauréat A2 ; Père : Chef magasinier, niveau classe de première ; Mère : Vendeuse en grande surface, Certificat d’études}.

Première inscription en A.E.S. Échec aux examens. “Petits boulots” pendant une année. Inscription en sociologie l’année suivante. « En fait j’ai raté ma première, mon bac, ma première année d’AES ensuite j’ai voulu m’inscrire en socio, il n’y avait plus de place, on ne m’a pas pris. Donc j’ai eu une année sabbatique comme on dit (...) j’ai fait des petits boulots mais l’année d’après je m’y suis prise bien à l’avance pour être inscrite (en souriant) ça a marché ». {Fille, Baccalauréat B, Père : Gardien d’immeuble, certificat d’études ; Mère : Gardienne d’immeuble, niveau certificat d’études}.