Comme nous venons de le voir, les orientations des étudiants doivent être interprétées, dans leurs modalités concrètes et dans ce qu’elles peuvent recouvrir d’“attentes” explicites, etc., comme le produit d’une histoire sociale et scolaire spécifique. Si les modalités d’orientation et les horizons d’attente qui les accompagnent s’avèrent, à l’étude, si différents d’une situation universitaire à l’autre, en médecine et en sociologie, c’est précisément parce que les conditions d’accès inhérentes à ces filières d’études subsument un ensemble d’écarts sociaux, scolaires et culturels entre les populations étudiantes, tels qu’ils se sont historiquement constitués au travers des appartenances sociales et des trajectoires scolaires.
Socialement situées dans un système scolaire-universitaire hiérarchisé et hiérarchisant, ces disciplines accueillent des publics dont les expériences scolaires, et par là même les attentes, divergent fortement : consécration scolaire pour les uns, expérience de la relégation pour les autres ; sentiment de présider à ses propres destinées d’un côté, sentiment de dépossession face à leur destin scolaire de l’autre, etc. C’est à travers ces expériences scolaires divergentes, liées à des espérances ou des déceptions, des succès ou des échecs, à des situations scolaires inégalement légitimes et rentables sur le marché scolaire et professionnel, que se constituent peu à peu les “projets” scolaires et professionnels des étudiants. Les situations universitaires présentes des étudiants, et les chances objectives d’avenir qui leur sont associées, étant elles-mêmes fortement dépendantes de leur passé social et scolaire, on comprend que les rapports à l’avenir soient fortement différenciés selon les filières d’études.
Le sens (à la fois la direction et la signification) que les étudiants sont susceptibles ou non de donner à leur action présente n’est jamais complètement dissociable de l’avenir objectif qui s’offre à eux et que leur discipline d’études profile avec plus ou moins de clarté. Les degrés plus ou moins forts de certitude ou d’incertitude, de visibilité ou de brouillage associés à l’avenir dans une discipline spécifique, objectivement mesurable par l’importance de la dispersion des débouchés, par le temps moyen nécessaire pour trouver un emploi à la sortie des études, de même que par le statut de ces emplois (CDI ou CDD, etc.), constituent ainsi une dimension essentielle du rapport des étudiants à l’avenir76. Du point de vue de la discipline d’études, qui, répétons le ici, ne constitue pas un ordre de réalité séparé des situations sociales personnelles des étudiants, de leurs conditions d’existence et de leurs expériences scolaires, deux grands traits ont leur importance dans la définition des projets, leur plus ou moins grande cohérence au sein d’un même public, et dans le rapport plus ou moins “confiant” ou “anxieux”, “assuré” ou “incertain”, des étudiants à leur avenir scolaire et professionnel77.
Tout d’abord l’inégal rattachement de l’avenir professionnel au présent des études qui profile un avenir plus ou moins précis et identifiable à l’action présente. Lorsque l’avenir professionnel est solidaire de l’action présente comme c’est le cas en médecine, étudier n’est alors pas dissociable d’un projet professionnel et la définition de l’avenir trouve sa réponse dans la situation présente. En revanche, une séparation importante peut contribuer, lorsqu’elle se double de débouchés hybrides, imprécis et incertains, comme c’est pour une grande part le cas en sociologie, au décalage entre souci professionnel et présent des études78, et faire du futur une question irrésolue et préoccupante. Ensuite, le caractère inégalement sélectif et prestigieux du cursus d’études suivi. Car outre la reconnaissance sociale et scolaire que les filières les plus sélectives doivent au fait de pouvoir conserver la relative rareté des titres qu’elles délivrent, elles offrent généralement sur l’avenir, aux quelques étudiants sélectionnés, un ensemble d’assurances scolaires et/ou professionnelles.
A l’évidence, la sociologie n’offrent ni l’un ni l’autre à ses étudiants. En tant que formation à dominante académique, elle ne prépare l’avenir professionnel que de manière très indirecte et détournée. En tant que formation faiblement prestigieuse, elle dispense des diplômes d’une valeur faiblement négociable sur le marché de l’emploi. En revanche, la médecine définit le présent en fonction d’un avenir professionnel précis et prestigieux doublé de débouchés quasi assurés. C’est ainsi qu’à l’avenir tout tracé des étudiants de DCEM 1, qui autorise la projection à long terme de leurs propres pratiques en leur assurant non seulement une perspective définie mais également des garanties sur le futur, s’oppose les incertitudes et les impondérables des études de sociologie, de même que les stratégies à court terme, les spéculations et les bricolages par lesquels nombre d’étudiants sociologues cherchent tant bien que mal à s’inventer un avenir.
D’un contexte d’études à l’autre, on le comprend, la question de l’avenir se pose avec une inégale acuité et dans des termes somme toute différents. Une discipline comme la médecine, en subordonnant objectivement le présent des apprentissages scolaires à l’exercice d’une profession, ne laisse pratiquement aucun doute quant aux fins de la formation et quant à l’avenir préparé par les études, et permet ainsi aux étudiants de projeter directement leurs activités présentes en fonction d’un avenir clairement identifiable. En revanche, la sociologie, dont les débouchés restent incertains, définit une situation objective dans laquelle non seulement l’avenir plus ou moins proche d’une majorité d’étudiants est très indirectement lié à son présent immédiat mais, de façon indiscernable, où toute projection du présent est rendu particulièrement difficile, et tend à se réaliser hors discipline.
Alors que l’espoir est à son faîte chez les étudiants médecins, ces derniers étant 89,5% à déclarer qu’ils pensent trouver facilement un emploi à la fin de leurs études, ce sont les étudiants de Lettres et sciences humaines qui font preuve du moins grand optimisme puisque seulement 52,1% d’entre eux pensent ainsi. Or les inquiétudes de ces derniers ne sont pas sans fondements objectifs puisque l’on sait par ailleurs que l’accès direct à un CDI à la sortie des études ne concerne que 45,9% des étudiants en Lettres et sciences humaines (contre, par exemple, 60% environ pour les étudiants de Sciences, de Droit et sciences économiques), qu’ils ne sont que 33% à occuper un emploi de cadre 33 mois après leur entrée sur le marché du travail (contre par exemple 59,7% pour les étudiants en Droit et en Sciences) mais qu’à l’inverse 26,2% occupent encore un emploi dit “précaire” trois ans après la sortie du système scolaire... LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, pp.78-79.
« Les étudiants ont forcément des rapports très différents à l’emploi selon le type d’études qu’ils suivent. En effet, certaines débouchent quasiment assurément sur un métier particulier (cas des études de Médecine) ; d’autres sont conçues comme des formations professionnalisantes et peuvent laisser espérer l’accès plus aisé à une branche d’activité professionnelle relativement ciblée (IUT et STS) ; d’autres encore sont si prestigieuses qu’elles peuvent donner de l’assurance en l’avenir aux quelques élus qui les fréquentent (cas des classes préparatoires) ; d’autres, enfin, ne sont ni particulièrement prestigieuses, ni professionnalisantes et peuvent maintenir les étudiants dans un sentiment d’incertitude et de flou artistique concernant leur avenir professionnel (cas, par exemple, des facultés de Lettres et sciences humaines) », LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus-cité, p. 77.
Même « si toutes les formations sont objectivement liées à des activités professionnelles relativement délimitées (les formations les plus “théoriques” ou “littéraires”, que l’on dit souvent déconnectées de la vie économique, conduisent pourtant bien à des postes de travail concrets, qui vont de l’enseignement supérieur à la recherche fondamentale en passant par divers métiers culturels et scientifiques » (LAHIRE Bernard, Les Manières d’étudier, Opus-cité, p.75), la différence se joue dans le caractère inégalement identifiable de ces postes (le fait de savoir par exemple ce que l’on peut faire ou non avec tel ou tel diplôme), dans le fait que les débouchés objectifs d’une discipline s’avèrent des “issues” plus ou moins prévisibles et/ou planifiables (comment faire pour devenir agent culturel...), et, plus généralement encore, dans le caractère inégalement fort de la subordination de l’avenir au présent. « De ce point de vue, les différents secteurs de l’enseignement supérieur se différencient selon leur degré de professionnalisation, impliquant un rapport plus ou moins direct avec la pratique effective d’une future activité professionnelle », Ibidem.