II.C. Les effets d’une difficile projection de l’action présente sur le sens des études

Ces incertitudes quant à l’avenir, ce sentiment d’être en situation transitoire, ou encore d’être sans perspective réelle, que le présent des études n’offre guère de prise sur le futur, etc., peuvent avoir d’importantes conséquences sur le rapport des étudiants à leurs études. Comme l’écrivaient déjà dans les années 60 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, « un avenir lié au présent par trop de médiations »90 contribue indubitablement à déréaliser le sens de l’action présente et à faire de l’avenir une question préoccupante et angoissante. Pour ceux qui effectuent des études dans un souci de qualification professionnelle, qui n’envisagent pas de devenir sociologue et qui développent des perspectives intradisciplinaires plutôt courtes, c’est la pertinence même des efforts à produire qui se trouve alors mise en cause, de même que le sens de l’action présente.

‘« Enquêtée : Je ne sais pas. J’ai l’impression qu’on est... tous en socio mais qu'on ne sait pas franchement ce qu'on veut faire. Avec la socio, c'est aussi ça qui fait que...
M.M. : Mm. Vous tournez un peu en rond quoi ?
Enquêtée : Voilà ! Voilà !
M.M. : Mm.
Enquêtée : [...] La plupart du temps on ne sait pas ce qu'on fait là.
M.M. : Mm.
Enquêtée : Ça nous intéresse et en même temps c'est pas... Enfin, ça nous intéresse sans nous intéresser, c'est-à-dire qu'on est content d'être en licence de socio, il y a certains cours qui sont bien, il y en a d'autres qui nous passent au dessus de la tête et puis euh bon on sait que pour avoir la licence, on est obligé de travailler. Donc on essaie de se motiver quand-même » {Père : Directeur d’entreprise, Docteur en chimie ; Mère : Assistante technique de son mari, Pharmacienne de formation}.’

« Il faut imaginer les effets sur le moment présent des études que ces différences de rapport au temps futur peuvent produire. En effet, certains étudiants de facultés peuvent éprouver un sentiment d’anomie. Travailler universitairement pour quoi ? Dans quel but ? Avec quels objectifs ou quelles récompenses en vue ? Les faibles perspectives d’emplois ou les perspectives d’emplois de moins en moins qualifiées ne peuvent placer les étudiants dans des conditions mobilisatrices en matière d’appropriation de connaissances universitaires.

‘« Ainsi, les connaissances “transmises” peuvent manquer de cadre et de pertinence. A quoi me serviront-elles ? Dans quels contextes professionnels me sera-t-il possible d’en faire usage ou d’en bénéficier ? Ne suis-je pas en train de perdre mon temps en suivant de telles études ? Autant de questions qui ne manquent pas de se poser avec acuité à ceux qui poursuivent les études à faible perspective professionnelle. On sait bien d’ailleurs que derrière les interrogations sur l’utilité des connaissances se cachent souvent des inquiétudes sur l’avenir bien plus qu’une mise en question des connaissances elles-mêmes » 91.’

A quoi faut-il se raccrocher, en effet, lorsque les pratiques présentes sont à ce point distendues de tout horizon professionnel et que toute projection dans le futur est rendue bien difficile ? L’action d’étudier peut alors se vider de son sens et faire place à un sentiment de vacuité, d’absurde et de désarroi. Lorsque c’est avant tout sous la contrainte d’une sélection négative que l’on étudie une matière disciplinaire dont les débouchés sont peu prometteurs, la croyance minimalement nécessaire à l’exercice assidu du métier d’étudiant peut en effet alors faire défaut aux étudiants, et la matière d’études leur apparaître comme déréalisée et superfétatoire.

Notes
90.

BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers, Opus-cité, p. 87.

91.

LAHIRE Bernard, Les Manières d’étudier, Opus-cité, p.79.