II.E. Attendre et voir venir

C’est au terme d’une sélection négative, à la suite d’une orientation décidée à la dernière minute, après avoir entamé un autre cursus d’études, ou en raison de “voeux non exaucés”, que les étudiants concernés ici ont entamé leur cursus de sociologie. Indécis, la question du futur est pour eux un dilemme tant elle reste dans une large mesure informulable : « En fait je ne sais pas vraiment ce que je veux faire » ; « Je ne sais (en souriant) pas trop en fait » ; « Je me cherche encore un peu ». Ces étudiants n’ont pas d’idée précise sur le métier qu’ils pourraient exercer. Ces derniers n’imaginent pas non plus leur avenir scolaire à long terme dans la discipline, tout à la fois en raison de l’intérêt timoré qu’ils portent à leur matière d’études et de leur scepticisme quant à leur capacité à intégrer un troisième cycle forcément sélectif. Le problème reste ici entier : ils n’envisagent pas de faire un doctorat ni même un DESS, savent que la concurrence pour les troisièmes cycles est rude, mais n’imaginent pas ou ne disposent pas de solution de rechange.

Pour autant ces étudiants souhaitent poursuivre leurs études, et non se risquer sur le marché du travail. Aussi sont-ils portés à différer, de façon toute provisoire, le moment d’une décision qu’ils ne se sentent pas en mesure de prendre hic et nunc, et, demeurant dans l’expectative, gardent l’espoir que leur situation se décante d’elle-même, au fil des ans par exemple, année d’études après année d’études... Ces étudiants avancent pas à pas, se déterminent moment après moment, étape après étape, sur le court terme, dans un avenir quasi-immédiat (« pour l’instant » ; « pour le moment » ; « là, j'essaie de bien finir un truc cette année ») même si certains évoquent, incrédules et sur le mode du “on ne sait jamais”, l’éventualité d’un troisième cycle. Ils souhaitent poursuivre leurs études tant qu’ils le pourront, c’est-à-dire tant que leurs résultats le permettront pour aller... aussi loin que possible : « si ça marche toujours bien, bon je vais essayer d’aller le plus loin possible » ; « je vais essayer d’avancer au maximum   ». Les études, même faiblement prestigieuses, restent un espoir sur l’avenir. Mais avant tout, elles constituent le moyen de retarder d’autant une entrée sur le marché du travail pour laquelle l’on se sait doté de bien maigres atouts.

Dans ces conditions, la maîtrise de sociologie constitue l’unique alternative réaliste à leur indécision. Ils ne s’aventurent au-delà de ce futur immédiat que pour dire leurs incertitudes : « après je verrai », « après, je ne sais pas », leurs angoisses : « je suis un peu perdue », à un moment de leurs parcours où se fait plus pressant le souci de l’avenir : « on peut plus fermer les yeux sur ce qu'on est réellement en train de faire . Donc ou on abandonne, ou on tire encore un peu sur la corde ».

‘« Enquêtée : Je sais (en souriant) pas trop en fait... en DEUG, j'avais bien envie... indépendamment de tout ce qui peut se passer en dehors mais euh, comme ça, je me disais que j'aimerais bien continuer, mais c'était un peu un projet comme ça mais j'aurais bien aimé faire de la recherche. Et puis là en fait, plus ça va plus je (en riant “jaune”) sais plus en fait. Mais en tout cas je voudrais faire une maîtrise. J'avais envie de continuer l'année prochaine, puis après je verrai
[...]
« M.M. : Donc en fait pour l'instant, vous voulez faire une maîtrise et puis après vous ne savez pas ?
Enquêtée : Voilà. Après je verrai. [...] Là, je suis un peu perdue moi (rires) » {Baccalauréat A1 mention Assez bien, Père : Enseignant à l’école des Arts Appliqués de Lyon - Artiste peintre, niveau baccalauréat ; Mère : Institutrice spécialisée en IM PRO (Institut Médico-professionnel)]}.
« Enquêté : Je pense que surtout en licence il y a, je pense qu'il y a un pont à franchir, parce qu'on se pose les vraies questions, il y a les problèmes des débouchés qui commencent à... se présenter quoi. On se pose les vraies questions, ce qui fait qu'à la fin euh en licence je pense que c'est déterminant quoi
M.M. : Ouais. C'est un peu un tournant
Enquêté : Ouais ! C'est un tournant c'est plus euh... on peut plus fermer les yeux sur euh sur ce qu'on est réellement en train de faire. Donc ou on abandonne, ou on tire encore un peu sur la corde. C'est ce que je suis en train de faire là parce que je redouble et parce que... il faut, j'ai envie d'avoir, de finir le cycle bac + 3. [...]
M.M. : D'accord, et tu sais jusqu'où tu veux aller ? Tu veux t'arrêter en licence ?
Enquêté : Non, non, je pense pas m'arrêter en licence. Je vais essayer de faire une maîtrise encore. Je me cherche encore un peu. Là j'essaie de... bien finir un truc cette année, et peut-être que ça va me relancer pour l'année prochaine [...] j'ai aucun projet professionnel donc euh je vais essayer d'avancer au maximum pour l'instant » (il redouble sa licence) {Baccalauréat B, mention Assez bien, Père : Ouvrier cisailleur retraité, Analphabète ; Mère : Sans profession, Analphabète}.
« Enquêté : Là je vais essayer de... bon... il faut que j’ai ma licence cette année [c’est sa troisième licence] et puis après je dois arrêter de toute façon deux ans pour faire mon objection de conscience. Et après, je sais pas. Si j’ai envie de recommencer, peut-être que j’aurai envie... Dans ce cas, j’aimerais bien essayer de continuer, de faire la maîtrise. Je sais pas... L’une des possibilités, quelque chose qui m’intéresserait, ça serait de pouvoir euh faire mon objection de conscience dans une association de protection de l’environnement pour pouvoir faire mon (...) mon mémoire en fait, parce que j’essaie de faire un mémoire sur les associations de protection de l’environnement, donc pour travailler, faire de l’observation participante, mais je sais pas /
M.M. : / et faire votre maîtrise en même temps quoi ?
Enquêté : Ouais. Soit essayer de m’arranger avec l’administration ou alors le faire euh deux ans après. Mais c’est pas... C’est juste une idée comme ça. (Ton angoissé) Mais en fait je sais pas vraiment ce que je veux faire hein.
M.M. : Mm. Et je sais pas, est-ce que par contre vous avez euh des projets professionnels ou non ?
Enquêté : (Angoissé) Non ! Non. Justement, c’est euh... Non.
M.M. : Ouais. Vous ne savez pas (...).
Enquêté : Ouais (...). (En souriant) Non, non, pas du tout. » (Il triple sa licence !) {Baccalauréat G1, Père : Propriétaire d’un bar de campagne, CAP de maçonnerie ; Mère : Vendeuse dans un magasin de vêtements, CAP de secrétariat}.
« M.M. : Est-ce que tu sais jusqu’où tu veux aller ?
Enquêté : Ben en fait pas trop non, pour le moment euh pfffff ça me plaît bien donc je continue. Si ça marche toujours bien bon je vais essayer d’aller le plus loin possible, et euh si ça marche moins bien euh je vais essayer de faire euh soit de dévier sur une école de journalisme pour pouvoir faire un peu de photo en même temps. Et autrement ben (faiblement et en hésitant) je sais pas. Si journaliste non plus, (peu enthousiaste) peut-être dans l’éducation quoi euh animateur spécialisé » {Baccalauréat B (oral de rattrapage), Père : Ouvrier mouliste, certificat d’études ; Mère : Employée de grande surface, certificat d’études}.’