II.G. Désaffection des études et déréalisation de l’avenir

Outre les catégories précédemment évoquées, on trouve encore quelques étudiants réunis dans un même rapport à l’avenir à bien des égards déréalisé, indissociablement liée à leur désengagement des études, et dont l’un des exemples est celui de l’étudiant pion. Ces derniers, issus de milieux sociaux scolarisés et pour partie indépendants de leurs parents (logements indépendants, « emploi étudiant »), bénéficient d’une situation matérielle et statutaire relativement confortable, étroitement lié à leur statut étudiant. Celle-ci leur permet de ne pas se vivre comme de “simples écoliers” dont ils se démarquent parfois ostensiblement, mais comme de “jeunes adultes” responsables d’eux-mêmes, disposant de leur propres revenus, et en charge de la gestion de leur quotidien, etc.

Scolairement relégués mais socialement “obligés” à une scolarité supérieure malgré leur faible inclination pour la sociologie, ces étudiants se sont progressivement éloignés de la faculté qu’ils ne fréquentent plus que de façon relativement sporadique (« si un jour j’ai pas envie d’y aller (en cours), j’y vais pas [...] Je vais aux cours qui m’intéressent »), au bénéfice des séductions plus immédiates d’une existence matérielle confortable et indépendante. Ces étudiants, qui ne doivent de profiter des avantages de leur situation professionnelle présente qu’à leur statut d’étudiant, trouvent paradoxalement en leurs études davantage d’intérêt pour les agréments matériels qu’elles autorisent hic et nunc par l’occupation d’un emploi spécifiquement étudiant que pour l’étude elle-même ou les perspectives d’avenir.

Désenchantés et démobilisés, ils se sont détournés de leur métier d’étudiant et de leur matière d’études vis-à-vis desquelles ils entretiennent un rapport intellectuellement très critique. Leurs mots ne sont pas assez forts pour reprocher aux sociologues leur suffisance, leurs oeillères, leurs carcans, leur méconnaissance des choses de la vie réelle dont ils font pourtant de “beaux discours”, le caractère déréalisé de cette discipline et/ou son inutilité politique. La sociologie est présentée comme étant en fort décalage avec ce qu’ils vivent, avec les gens qu’ils rencontrent. « La sociologie n’intéresse que les sociologues », « gonfle » les gens qui n’en font pas.

Détachés de la tutelle familiale depuis peu, ces étudiants aspirent à profiter des plaisirs de leur vie présente, à jouir pleinement des possibilités offertes par leur situation, de l’argent et du temps libre qu’elle leur confère. Bien loin d’être au centre de leurs activités, les études n’en constituent que l’antichambre. Et tout se passe comme s’ils n’attendaient rien d’elles. C’est hors contexte universitaire que ces étudiants imaginent des scénarios d’avenir (aux allures parfois rocambolesques) d’où émergent à la fois le souci, en l’absence de projet précis, d’échapper le plus longtemps possible aux contraintes les plus patentes d’une entrée sur le marché du travail, de continuer à profiter des “libertés” offertes par leur situation présente, des plaisirs de la vie, mais également celui de “flairer” le “bon coup”, le tour de passe-passe qui permettrait, le moment venu, de se sortir d’affaire à bon compte, de convertir par exemple une objection de conscience en expérience professionnelle, de se servir des années passées à travailler comme pion dans la fonction publique pour accéder à ses concours internes, etc.

‘« M.M. : est-ce que vous savez jusqu’où vous voulez aller, ce que vous voulez faire ?
Enquêté : euhhhhhhh (...) (en souriant) pas exactement en fait (rires). Je pense que cette année euh, étant donné que je ne sais pas trop... de peut-être euh pas me forcer à avoir ma licence tout de suite, étant donné que j’ai droit à un an, d’autant plus par rapport à mon boulot. Parce que je n’ai pas [la moindre idée], du moins si, je vois plus ou moins, je peux faire par rapport à mon boulot passer pas mal de concours de l’éducation nationale puisque là ça va faire /
M.M. : / concours interne non ?
Enquêté : concours interne ouais, ça va faire quatre ans que je suis dans l’éducation nationale donc à partir de quatre ans, en étant surveillant, on peut commencer à passer les concours internes. C’est aussi pour ça d’ailleurs que je veux faire durer la fac quoi, parce que tant que je suis à la fac j’aurais ce boulot, donc je préfère. Donc euh j'ai peut-être des possibilités de ce côté là, il y a pas mal de concours certains concours de profs... CAPES de sciences éco qu’on peut passer en interne, (...) bon y a pas mal de choses dans ce genre là qu'on peut passer
M.M. : donc si j’comprends bien en fait euh l’idéal ça serait de rater la licence pour en refaire une autre ?
Enquêté : pour avoir un petit peu plus de temps »
[...]
« Enquêté : ça m'arrange plus de faire une licence étant donné que je n’ai pas vraiment de schéma professionnel et que j'ai pas vraiment les... les motivations pour aller au boulot, pour aller me faire mes... mes 30 heures par semaine et pour avoir tout ce qui s'en suit. Moi, j'préfère être étudiant qu'autre chose. (...) j'ai différents plans, bon le boulot de pion, ça dure sept ans du moins... ça dure au maximum sept ans, dans la limite d'avoir 29 ans. Là, j'en suis à ma quatrième année, le chômage, on l'touche que si on a fait les 7 ans, (en souriant) ça m'intéresse, ça serait bien de toucher un an d'chômage, bon de calculer avec un an d'chômage pour partir à l'étranger. Avec ça j'ai mes deux années, j'ai mon armée, que j'compte faire en coopération (...) donc euh en comptant les deux ans d'armée, et par mon boulot, j'peux prendre un an pour partir, me lâcher pendant un an et faire ce que je 'veux pendant cette année là, partir, donc c'est pas mal de plans qui m'intéressent vraiment plus que d’avoir un boulot et passer des concours et tout ça. A la rigueur, passer des concours et tout ça m'intéresse mais pas d'ici, je ne sais pas quand j'aurai 29 ans ou 30 ans quelque chose comme ça mais pour le moment j'préfère prévoir bon j'me prends deux ans d'armée j'vais au Brésil ou je ne sais pas où, après je me prends un an où j'pars par exemple faire une maîtrise au Québec ou à Chicago,(...) donc où j'profiterai du fait que j'puisse lâcher mon boulot pendant un an et revenir (...) et en tout arriver à sept ans de boulot pour toucher un an de chômage et j'me pose pendant un an, à la fin où j'verrai tout ça » {Baccalauréat B (oral de rattrapage), 21 ans, surveillant d’externat à mi-temps ; Père : Directeur financier dans l’import-export, diplômé d’école de commerce ; Mère : Professeur de français certifié}.
« M.M. : vous savez c'que vous voulez faire ?
Enquêté : professionnellement ?
M.M. : ouais
Enquêté : pas trop non
M.M. : non, est-ce que vous savez euh jusqu’où vous voulez aller en socio ?
Enquêté : ben j'crois que je vais m'arrêter là parce qu’après ça ne m'intéresse pas /
M.M. : / en licence, ouais, et vous envisagez d'faire autre chose ?
Enquêté : je ne sais pas, pas trop exactement, pour l'instant c'est un peu vague, j'ai des projets mais, de toute façon déjà j'dois faire l'armée, j'vais faire objecteur en fait, déjà pour acquérir une petite expérience professionnelle et puis faire autre chose un petit peu que la fac, et puis euh j'vais voir quoi soit j'vais suivre euh d'autres filières je sais pas encore, c'est pas encore bien déterminé (...) j'ai pas d'idée précise euh, j'ai des idées différentes mais pas d'idées définies encore précisément
M.M. : d'accord, donc simplement vous pensez qu'vous allez arrêter après la licence ?
Enquêté : ouais, j'pense, c'est pas certain hein je peux peut-être continuer, mais je ne vois pas tellement l'intérêt de faire une maîtrise dans les conditions actuelles
M.M. : pourquoi ?
Enquêté : parce que euh la socio c'est quand-même avant tout quelque chose qui doit déboucher sur des choses concrètes qui doit avoir un lien entre les gens qui recherchent ce qui ne va pas, ne fonctionne pas dans un système, et après les gens qui décident d'un système
M.M. : mm
Enquêté : et justement ce lien il n’existe plus, il me semble qu'il n’existe pas quoi, et qu'il est plutôt en opposition donc à ce moment là j'estime que toute recherche est complètement inutile, puisque euh les politiques ne tiennent pas compte de ces recherches là donc euh, moi j'trouve ça un peu... La socio j'trouve ça trop limité (...) c'est trop limité, la socio en tant que telle moi j'pense que ça ne vaut pas grand chose
M.M. : ouais
Enquêté : (...) et bon il y a la vie aussi qui fait qu'il faut bien vivre quoi (...) il y a d'autres choses dans la vie » {Baccalauréat B (oral de rattrapage), 23 ans, Surveillant d’externat à ¾ de temps ; Père : Conservateur ; Mère : Enseignante}.’

Ce rapport clairement désinvolte et aventureux à l’avenir, qui semble fonctionner comme une fuite en avant, s’éclaire fort bien lorsque l’on considère les contradictions dans lesquelles ces étudiants sont pris. D’un côté, ils goûtent aux satisfactions d’une indépendance économique et matérielle qui, en même temps qu’elle flatte leurs velléités d’autonomie et procure un ensemble de profits immédiats, contribue à les détourner des profits ultérieurs au demeurant douteux d’un investissement scolaire. Mais d’un autre côté, ils ne doivent d’occuper un emploi spécifiquement étudiant, donc leur indépendance présente, qu’au fait d’être étudiant. Les deux aspects de la question sont pour eux intrinsèquement liés.

Cette situation est donc, par définition, de nature provisoire et transitoire. Tout incite ces étudiants à conjuguer leur vie au présent. Leurs études tout d’abord parce qu’elles sont pour eux devenues le moyen d’une indépendance (de mener une vie adulte “autonome”) à laquelle ils ne sauraient prétendre dans les mêmes conditions sur le marché du travail. Les profits associés à leur emploi étudiant ensuite dans la mesure où ils sont, à terme, sans avenir, puisque limités dans le temps. Dans ces conditions, on comprend que certains de ces étudiants soient parfois davantage portés à rechercher dans des solutions aventureuses le moyen qui leur permettrait de profiter le plus longtemps possible des avantages de leur situation actuelle qu’à envisager leur avenir, et par là même le présent, avec réalisme. Car ce faisant, ils bénéficient à la fois des avantages de la vie étudiante sans en supporter les conséquences négatives telles que par exemple la dépendance économique et domestique, et des avantages de la vie active (revenus, indépendance, etc.) sans en subir les aspects les plus contraignants en terme par exemple d’horaires, de rythme, ou de pression.