II.H. Les études de sociologie comme entreprise d’adoption : devenir enseignant-chercheur

Deux étudiants de sociologie enquêtés sont ici concernés. Passionnés par leurs études de sociologie, tentés par la recherche, ils se distinguent essentiellement de leurs congénères par l’intérêt qu’ils portent à leur matière d’études, la place prépondérante qu’ils donnent à l’étude sur tout autre activité sociale, et par le fait d’envisager leur avenir scolaire, voire professionnel, sur le long terme, dans la discipline. Faute d’avoir eu la “précocité” communément entendue de la “vocation”, on peut parler de leurs études de sociologie comme d’une véritable entreprise d’adoption. Tous deux sont venus relativement tardivement à la sociologie, au terme d’un parcours déjà bien rempli et par des chemins détournés.

A les écouter et à reconstruire leurs parcours respectifs, on ne peut manquer de noter que leur orientation dans un cursus de sociologie était improbable tant cette perspective était éloignée de leur parcours social initial. Bref, ces deux étudiants n’entament des études de sociologie qu’à la suite de revirements, de changements de direction plus ou moins radicaux. Plus âgés que leurs homologues, ils ont une longue histoire sociale derrière eux lorsqu’ils entrent en sociologie. Ils ont déjà arrêté leurs études et exercé une activité professionnelle. Et c’est précisément dans le rejet de la vie active ou de leur situation professionnelle d’alors qu’ils justifient la reprise d’une activité estudiantine.

A seulement 29 ans, cette étudiante, Suisse allemande, a déjà une riche expérience professionnelle derrière elle. Diplômée en chimie à la suite d’une première formation supérieure, elle travaille durant plusieurs années comme laborantine en biochimie dans différentes universités de divers pays : « j’ai travaillé un an en Afrique du Sud, j’ai fait de la recherche en biochimie, ensuite quatre ans à Bale. Bon, c’est à l‘Université. [...] j’ai eu un travail aux Etats-Unis. Là j’ai travaillé pendant 6 mois. En fait j’avais un contrat pour trois ans que je pouvais renouveler, en Californie, je sais pas si tu connais : Stanford, c’est une grande université [...] (Tu étais chercheuse ?) Euh assistante de recherche. En fait j’avais mon propre projet et je faisais la même chose que les chercheurs ». Laborantine, elle jouissait d’une situation professionnelle plutôt valorisante, stable et confortable, dans une branche très spécifique : la biochimie, qui, de surcroît, lui donnait l’occasion de voyager en travaillant à l’étranger, ce qu’elle appréciait par dessus tout. Au moment où cette étudiante décide de reprendre des études, elle travaille sous contrat trisannuel renouvelable dans une Université des Etats-Unis. Mais elle n’envisage pas alors d’être laborantine « toute la vie » : « la biochimie euh, honnêtement, la génétique, ça me fait peur, l'avenir, j'avais pas envie de participer à ça. J'avais envie de travailler avec des gens, et en plus, j'en avais marre de travailler avec de la radioactivité tous les jours et de gaspiller ma santé ». Lorsqu’elle décroche son travail aux Etats-Unis, elle pense être au point culminant de sa carrière : « en plus comme j'étais assistante... je sentais mes barrières. Je pouvais plus... évoluer en fait. J'avais atteint euh dans l'échelle hiérarchique ce que je pouvais faire. C'est pas par rapport au salaire et tout ça, mais pour mon boulot, pour faire des trucs euh intéressants. Et si je voulais évoluer, il fallait que je recommence aussi les études. Et là je me suis dit je vais faire autre chose ».

Cet étudiant a 25 ans au moment de l’enquête. Il abandonne ses études secondaires en classe de terminale. Il ne passe pas le baccalauréat. « J’ai arrêté quelques mois avant le bac. (En expirant) De là j'ai travaillé un moment par intérim, j'ai chômé un moment. Je suis parti à l'armée ensuite. (En souriant et amusé) A l'armée, ça a fini plus ou moins en queue de poisson (rires). J’ai eu droit au service psychiatrique pendant un mois à l'armée. Donc, après 6 mois d'armée [...] c’est là que j’ai compris. [...] Comme la vie professionnelle me plaisait pas, la vie militaire non plus, j’ai passé une équivalence au bac en cours du soir à Lyon 2, [...] puis ensuite j’ai attaqué en anglais », et se réoriente deux ans plus tard en sociologie. N’ayant pas passé le baccalauréat, Samuel ne pensait pas faire d’études supérieures. Ce n’est qu’après une série de déboires sociaux, travail par intérim, chômage, armée, qu’il reprend des études.

Si nombre d’étudiants sociologues vivent leur présente orientation comme un choix par défaut, avec le sentiment d’y avoir été poussés malgré eux, dans la mesure où, sortant du secondaire, ils ont été objectivement contraints, faute de mieux, de s’inscrire en sociologie pour ne pas rester en marge de l’enseignement supérieur, tel n’est pas le cas de ces deux étudiants qui, pour des raisons sensiblement différentes, ont eu l’envie de suivre un cursus de sociologie. A cet égard, ils font montre d’un profond engouement pour leurs études et vivent ces dernières de manière élective. Les études de sociologie sont pour eux, désormais, comme une seconde “nature”. Quelque chose qu’ils aiment étudier, apprendre, et pour laquelle l’investissement consenti outrepasse nettement le strict souci de certification. La recherche, la sociologie et/ou l’ethnologie les passionnent, et c’est dans ce domaine qu’ils veulent évoluer.

Ils ont ainsi en commun, outre l’intérêt porté à leur matière d’études, l’ambition de faire de longues études, et, en l’occurrence, un doctorat. Même s’ils savent que la concurrence pour le doctorat est rude, ils font partie de ces rares étudiants qui envisagent la réalisation de leur avenir dans la discipline. Or, cette représentation de l’avenir, en conférant une perspective cohérente au moment présent de leurs pratiques, n’est pas sans effet sur le sens et les modalités de leur action présente. Tout d’abord parce que le souci de l’avenir ne recouvrent pas les mêmes difficultés que celles auxquelles se trouvent confrontés, par exemple, les étudiants de sociologie qui, faute d’avoir un projet professionnel et/ou scolaire précis, sont encore préoccupés par leur avenir. Des incertitudes persistent ! Mais d’une nature différente : demeure alors pour eux la question non de la direction mais de la faisabilité : parviendra-t-on en doctorat : « si tout va bien, confie l’un d’eux, ça veut dire si je suis assez doué et si financièrement c’est possible, je voudrais faire une thèse ».

Ensuite parce que, à l’inverse des étudiants qui, par exemple, souhaitent se réorienter dans une filière professionnelle, l’avenir projeté ne s’inscrit pas en rupture avec le présent des pratiques. Ces étudiants ne travaillent pas seulement dans l’optique de la licence mais bien déjà dans l’anticipation d’un futur désiré qu’il s’agit sinon de préparer du moins de faire advenir en adoptant les pratiques intellectuelles que l’on pense être celles du chercheur : « j'essaie justement de me constituer un capital pour le la thèse, pour plus tard. Donc c'est ça en fait le but sous-jacent », nous explique l’un d’eux. Le présent ne constitue pas le seul horizon des pratiques d’apprentissage. Les préoccupations d’apprentissage de ces étudiants dépassent clairement le souci de réussite à la licence. Au-delà du seul résultat scolaire, c’est à l’incorporation du métier que travaillent ces derniers. Les études ne sont pas quelque chose que l’on fait tant bien que mal à un moment donné de son existence. Elles sont l’objet d’une forte identification.

Celles-ci sont enfin la clef de voûte de leur existence. Clef de voûte, tout d’abord, en ce qu’elles en constituent l’activité principale et en occupent le centre. Ni l’un ni l’autre, dans l’immédiat, ne travaillent pour subvenir à leurs besoins personnels. L’un est, à sa plus grande satisfaction, totalement assumé par ses parents : « ma bourse c'est (en souriant) c'est mes parents (rires)... Non parce que c'est clair, en fait, je sais pas (...) quasiment toute ma vie est organisée autour des études donc euh je me fiche pas mal d'avoir, enfin, si, j'aimerais bien avoir un appartement, avoir çi ou ça. C’est-à-dire que je me fiche pas mal d'être indépendant financièrement pour le moment sachant que si je devais l'être, ce serait au détriment de mes études donc euh je me fais entretenir par mes parents sans aucun complexe ». L’autre, dans une situation matérielle moins confortable, bénéficie d’une bourse d’études avec laquelle elle tente de se débrouiller.

Clef de voûte de leur existence, ensuite, en ce que leurs études forment le noyau autour duquel tend à s’organiser l’ensemble de leurs activités sociales. Elles sont, pour eux, la préoccupation principale, celle en fonction de laquelle le reste s’organise. L’énergie est forte qui leur sont consacrées. Et ne le sont pas moins les sacrifices qui leur sont consentis. On mise avant tout sur les études. On se polarise plutôt qu’on ne se disperse. Et, par exemple, contrairement à d’autres étudiants, ni l’un ni l’autre n’investissent de leur temps et de leur force dans d’autres activités extra-universitaires, sportives, artistiques, culturelles, etc. Les études impliquent des renoncements. On y travaille tous les jours, les soirs et les week-ends. Ces étudiants aspirent à se consacrer le plus possible à leurs études : « mon but dans la vie c'est être docteur. Après je vois rien d'autre. [...] (En insistant) C'est mon but j'veux dire. Tout tourne autour de ça. C'est net quoi, j'ai même laissé la guitare au second plan qui me bouffait du temps, enfin, je fais le vide autour ».