Afin de se donner les moyens de penser les formes de l’activité intellectuelle étudiante et les savoirs desquels elles procèdent, en rupture avec les représentations les plus classiques de l’idéalisme, du psychologisme individualiste, du substantialisme, ou encore de la philosophie de la conscience, il faut au préalable revenir sur le mythe hérité de la métaphysique occidentale d’une pensée hors langage (d’un langage miroir et reflet de la pensée) qui, séparant le produit de l’activité mentale de son expression, « conduit toujours à référer les différents modes de pensée à de purs états de conscience irréductiblement clos sur eux-mêmes »96. Car en effet, ce dernier condamne le langage à n’être que le simple véhicule d’un sens pré-existant, antérieur à sa réalisation sémiotique, et à soustraire les différents processus de connaissance à leurs conditions matérielles, sociales et linguistiques, de production.
Cette rupture, fondamentale pour qui veut penser les formes de la connaissance et les activités qui s’y rapportent non pas in abstracto mais concrètement dans la matérialité effective des pratiques, permet non seulement de ne pas oublier que les processus de la connaissance et les manières de raisonner sont inextricablement liés à des processus sociaux de production et de manipulation sémiotiques plus ou moins particuliers mais également, et c’est indiscernable, que ces derniers sont indissociables des matériaux, des pratiques et des actes concrets dans et par lesquels ils se réalisent.
A cet égard, les activités intellectuelles des étudiants et les savoirs (donc le type de logiques, de pratiques, de matériaux...) avec lesquels ces derniers sont en prise dans le cadre de leurs activités d’apprentissage, peuvent être utilement envisagés du point de vue des théories sur l’écriture et de la raison graphique et du point de vue des connaissances historiques sur les transformations dans les procédés de scripturation, de mise en texte, d’énonciation graphique et de composition du livre (manuscrit ou imprimé).
Il y a là en effet l’occasion de rappeler d’abord ce que les pratiques intellectuelles “savantes” et leurs savoirs (théoriques, abstraits, rationnels) dont ressortissent les activités intellectuelles étudiantes, doivent aux multiples techniques scripturales et graphiques (d’objectivation, d’explicitation, de hiérarchisation, de classification...) qui, historiquement, furent au principe de l’avènement d’une tradition d’examen critique. Elles en constituent l’une des conditions centrales de possibilité et permettent, par le recul qu’elles autorisent, d’éclairer les pratiques d’apprentissage étudiantes dont bon nombre suppose l’activité d’écriture et de lecture.
C’est ensuite l’occasion de montrer comment les savoirs, les pratiques et les habitudes intellectuelles ont put être fortement bouleversés par les transformations dans l’organisation des supports textuels-graphiques qui les portent. Les évolutions historiques du livre vers la division et la partition sans cesse renforcées des mots et des choses qui le composent (séparation des mots, paragraphes, têtes de chapitres, tables, index...) montrent d’une part comment de nouveaux procédés de scripturation du livre, appuyés sur le découpage et la fragmentation, offrent par la multiplication des repères une nouvelle rationalité à la lecture et participent, simultanément, d’une rationalisation progressive des contenus et des savoirs livresques, révolutionnant les habitudes du lire et du travail intellectuel.
Mais elles montrent d’autre part, dans le même mouvement, comment des savoirs organisés à l’écrit peuvent être inégalement formalisés par la division, le découpage, la fragmentation, et plus généralement la mise en forme et la mise en ordre de leurs contenus et de leurs principes, et s’offrire ainsi à la connaissance de manière inégalement systématique et codifiée... C’est là l’objet central des pages qui suivent.
BAZIN Jean et BENSA Alban, « Avant-propos », in GOODY Jack, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979, p.7-8.