I. Langage, pensée, et social : un rapport d’intégration nécessaire

En conférant à l’activité psychique ou mentale une existence autonome en pensant, par exemple, comme le fait Aristote, que « les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme »97, on accepte l’idée nécessairement métaphysique d’une “authentique” activité intérieure de la conscience “individuelle”, fonctionnant en elle-même et sur elle-même. Celle d’une pensée purement idéelle, détachée des contraintes du monde matériel, et soustraite à toute réalité sémiotique et sociale. C’est ainsi accorder une antériorité de la pensée sur le signe linguistique, de la conscience sur le langage. Il faut alors accepter l’idée d’une pensée non expressive, c’est-à-dire dont l’activité puisse prendre des formes telles qu’elles ne constitueraient pas une expression potentielle98, ou, pour le dire encore autrement, dont le “contenu sémantique” serait distinct de son expression potentielle.

Or si la pensée précède le moment de sa réalisation langagière, qu’elle soit réalisation intériorisée ou réalisation extériorisée, en sorte qu’elle n’est en rien déterminée par elle, le sens de l’activité mentale, en tant qu’activité intelligente et créatrice de significations, n’est plus dès lors que pure représentation, pur acte de pensée d’une conscience ou « d’un “esprit” hors du temps et de l’espace »99, anhistorique et asocial. Dans cette optique, le signe, simple « revêtement » et « moyen technique de réalisation de l’effet intérieur »100, est au service de l’idée ou de la signification intrinsèque à l’activité psychique intérieure. La conscience devient une réalité isolée. C’est elle qui, en quelque sorte, in-forme le signe d’un sens qu’elle a préalablement déterminé, indépendamment et en dehors de tout matériau sémiotique. La pensée, donc la conscience, serait ainsi première, antérieure dans le processus de production du sens et des idées, et, dans ce processus, serait distincte du signe.

De cela il découle une singulière conception du langage où le signe, dépouillé de sa signification, n’est plus que chose inanimée parmi les choses physiques du monde, le signe étant l’habit d’une signification qui lui est toute extérieure. Conception instrumentaliste donc, qui fait du langage le “moyen externe” de la communication ou, plus justement encore si l’on ne veut pas réduire le langage à sa fonction de “communication” ce qui est encore une façon d’engager un point de vue instrumentaliste sur le langage —, un “intermédiaire” par l’entremise duquel se transmet quelque chose comme de la relation sociale101.

Or qu’est-ce qu’un signe dépourvu de signification ? Qu’est-ce qu’une signification en dehors du signe ? Qu’est-ce qu’une pure représentation de l’esprit ? Si l’on exclut l’idée d’une conscience “transcendantale” et si l’on refuse d’en faire un mécanisme purement “psychophysiologique”, alors il faut admettre, avec Mikhaïl Bakhtine, que « la conscience elle-même ne peut surgir et s’affirmer comme réalité que par l’incarnation matérielle dans des signes ». En dehors de son objectivation dans un matériau sémiotique, la conscience est une fiction : « Si l’activité mentale a une signification, si elle n’est pas seulement une réalité isolée (...), alors, d’évidence, l’activité mentale doit obligatoirement se manifester sur le terrain sémiotique. Tant il vrai que la signification ne peut appartenir qu’au signe, à défaut de quoi elle n’est que fiction »102 .

Il faut donc affirmer le caractère indissoluble du langage, du social et de la pensée. Car la conscience détachée du langage ou du signe n’est que la chimère d’une pure activité, déshistoricisée, de l’esprit. Car le signe linguistique séparé de la signification « ne se rapporte déjà plus au monde du langage »103. Les manifestations que prennent les formes de la pensée sont fondamentalement inséparables des formes langagières dans-par lesquelles elles se réalisent, du matériau linguistique et sémiotique dans lequel elles s’objectivent. On pense dans et à travers des catégories langagières toujours particulières, et socialement constituées.

Pensée, social et langage ne sont donc pas des ordres de réalité séparés. L’un et l’autre n’existent que l’un par l’autre, que l’un dans l’autre. La pensée est de part en part langagière. Ainsi que l’énonçait Émile Benveniste : « Nous ne saisissons la pensée que déjà appropriée aux cadres de la langue »104. Bien loin d’être ce moyen extérieur de la communication, le langage est constitutif de la pensée. Il est ce par quoi le monde prend forme et réalité. Il détermine notre conscience du monde, nos manières de le dire et de le percevoir, nos manières de le connaître et de l’exprimer, nos manières de le vivre ensemble. « Le langage reproduit le monde, mais en le soumettant à son organisation propre. Il est logos, discours et raison ensemble, comme l’on vu les Grecs »105. Car « nous pensons un univers que notre langue a d’abord modelé. Les variétés de l’expérience philosophique ou spirituelle sont sous la dépendance inconsciente d’une classification que la langue opère du seul fait qu’elle est langue et qu’elle symbolise »106.

“Parler” n’est jamais simplement dire quelque chose à propos de quelque chose. C’est encore participer de la construction d’un “regard” socialement situé sur ce “quelque chose” énoncé. C’est participer d’une vision symbolique du monde dans des circonstances socio-historiques déterminées. C’est réaliser des manières spécifiques d’être au monde et à autrui. « Ce que l’enfant acquiert, en apprenant comme on dit à parler, c’est le monde dans lequel il vit en réalité. En apprenant le nom d’une chose, il acquiert le moyen d’obtenir cette chose. En employant le mot, il agit donc sur le monde et s’en rend compte obscurément très tôt. C’est le pouvoir d’action, de transformation, d’adaptation, qui est la clef du rapport humain entre la langue et la culture, un rapport d’intégration nécessaire »107. Comme l’a fort bien montré Benjamen Lee Whorf à partir de ses travaux sur les hopis, les manières de “voir” le monde sont sous la dépendance des manières d’après lesquelles les êtres sociaux ont appris à le “dire”, et, réciproquement, de façon indiscernable, les manières de “dire” le monde sont étroitement liées aux manières d’après lesquelles les êtres sociaux ont appris à le “voir”108.

Ainsi défini comme activité catégorisante, le langage n’est pas cette “chose” permettant de représenter une pensée qui serait antérieure à son expression (au moins potentielle), donc une pensée purement “individuelle” ou intrapsychique, mais bien plutôt ce par quoi des hommes, toujours déjà en relation avec d’autres hommes, sont en commerce permanent, agissent et pensent dans le monde historiquement situé. Tant que l’on réduit le langage à un « moyen (externe) de communication », que l’on fait du signe le porteur, le véhicule d’une signification, d’un sens, qui lui est extérieur, on cède le terrain aux anciennes antinomies de la conscience et du social, de l’individu et de la société. La conscience est alors pensée comme une réalité isolée, séparée du social, et comme étant première dans le processus de production du sens. Le langage n’est plus qu’un “intermédiaire” par l’entremise duquel transitent des relations sociales. Il devient ce par quoi des consciences individuelles ou des subjectivités initialement séparées entrent en relation, communiquent entre elles.

A n’en pas douter, cette conception repose pour une part sur la confusion de l’individu biologiquement séparé et de l’“individu” social, et pour une autre sur l’expérience d’un vécu intérieur. Pourtant, « la conscience intérieure n’a de réalité que parce qu’elle est la conscience d’un être en relation et par conséquent d’un être qui a une activité langagière déterminée »109. Autrement dit, pour le dire avec Émile Benveniste, « la conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie “je” qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un “tu”. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la “personne”, car elle implique en réciprocité que je deviens “tu” dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par “je” »110.

Le social, ainsi défini comme ensemble des relations sociales, est interdépendance ou intersubjectivité111. L’intersubjectivité est, en ce sens, logiquement antérieure à la subjectivité comme l’a montré Mikhaïl Bakhtine. L’homme n’a pas été créé deux fois : une fois sans langage, et une fois avec le langage. « Nous n’atteignons jamais l’homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l’inventant. Nous n’atteignons jamais l’homme réduit à lui-même et s’ingéniant à concevoir l’existence de l’autre. C’est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme (...) »112. Autrement dit, nous n’atteignons jamais un homme entrant dans la société. C’est un homme toujours déjà en relation avec d’autres hommes que nous trouvons dans le monde.

De ce point de vue, le sociologue doit en effet « rappeler que tout être est un être social et que le social est d’abord un ensemble de relations. Considérer l’être humain comme étant d’emblée un être social, c’est souligner qu’“il n’y a pas de degré zéro de la dépendance sociale de l’individu, pas de “commencement”, ni de brèche par laquelle un être extérieur au réseau d’interpénétrations entrerait dans la société, en quelque sorte de l’extérieur, pour se lier ensuite à d’autres hommes” »113. « La socialité de l’être humain est inscrite dans sa nature qui suppose la relation avec autrui pour que l’individu biologique accède à l’humanité, se développe en tant qu’être humain, acquiert le langage et du même coup la pensée ainsi que les comportements propres à l’espèce »114.

Dire cela, c’est encore dire que les êtres sociaux sont le produit des relations sociales spécifiques qui les ont façonnés, modelés tels qu’ils sont. Or les relations sociales ne sont pas des invariants historiques et culturels. Selon les aires géographiques et les périodes historiques, mais également selon les groupes sociaux, les relations sociales qui nouent les hommes entre eux se transforment ou sont de caractère différent. Et si l’être humain est en tant qu’être social le produit des relations sociales dans lesquelles il est pris dès l’abord, alors on peut dire que ses manières d’être, de penser, de vivre, d’aimer, de parler, d’être ensemble, etc., vont varier avec la forme qu’ont pris et que prennent les relations sociales qui ont été et sont constitutives de ses expériences. C’est donc, pour le sociologue, l’analyse de la forme et du sens que prennent, à un moment donné, en un lieu donné, ces relations sociales qui constitue l’objet de son travail.

‘« Si, comme le rappelle encore Daniel Thin, “socialiser c’est réaliser une certaine manière d’être ensemble et d’être au monde”, cette réalisation est le produit des relations d’interdépendance successives et simultanées dans lesquelles s’insère tout individu. Selon la configuration particulière des relations sociales dans laquelle se produit l’être social et la position qu’il occupe dans cette configuration, la manière d’être un être social varie et avec elle les pratiques, les relations aux autres, etc. “Socialiser, c’est-à-dire réaliser une certaine manière d’être ensemble et d’être au monde, c’est en effet exclure d’autres rapports, d’autres formes sociales, possibles ou même esquissées par divers groupes au sein de la société” »115.’

Or, si le social ne peut être réduit au langagier comme semblent parfois le faire, plus ou moins implicitement, certains analystes du discours, force est toutefois d’affirmer leur caractère indissoluble. Les multiples relations sociales qui s’accomplissent entre les êtres sociaux, qui lient les êtres sociaux entre eux et les réalisent en tant qu’êtres de socialité, sont toujours déjà tramées par des pratiques langagières : qu’il faille y voir signes, gestes ou paroles. On oublie trop souvent « que le langage est fondamentalement lié aux formes que prennent les relations entre les êtres sociaux »116, c’est-à-dire qu’« aucune pratique ne se réalise “hors-langage”. Les pratiques sémiotiques ne sont pas au-dessus ou à côté du social mais en son sein, elles sont d’emblée dans toute activité humaine, dans toute forme de vie sociale »117.

En d’autres termes, si le langage est fondamentalement imbriqué au social et les relations sociales toujours déjà tramées par du langage qui en est une dimension constitutive, c’est donc que les pratiques langagières sont, en tant que telles, c’est-à-dire dans leurs spécificités, constitutives des formes que prennent les relations sociales entre les hommes. On imagine mal, en effet, et pour emprunter un exemple célèbre, une manoeuvre militaire dirigée sur un registre poétique ou métaphorique... Autrement dit, et si l’on admet cela, toute variation dans les pratiques sociales-langagières est nécessairement liée à des variations dans les manières qu’ont les hommes de commercer entre eux, de penser, de vivre ensemble, et d’être au monde.

De la même manière, si la conscience (la pensée, le savoir), en dehors de son objectivation dans un matériau langagier (qu’il s’agisse du cri, du geste, ou de la parole) est une fiction, si elle n’existe que par l’incarnation matérielle dans des signes, alors les variations dans les formes matérielles de production, d’organisation et de manipulation sémiotiques sont nécessairement liées à des variations dans les opérations, les contenus et les processus de la connaissance.

Notes
97.

Aristote cité par DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Paris, Minuit, Coll. Critique, 1967, p.46.

98.

BAKHTINE Mikhaïl (V.N. Volochinov), Le Marxisme et la philosophie du langage. Essai d’application de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Minuit, 1977, p.50.

99.

BAKHTINE Mikhaïl, Le Marxisme..., Opus cité, p.49.

100.

BAKHTINE Mikhaïl, Le Marxisme..., Opus cité, p.28.

101.

LAHIRE Bernard, « Sociologie des pratiques d’écriture : contribution à l’analyse du lien entre le social et le langagier », Ethnologie française, 1990/3, p.265.

102.

BAKHTINE Mikhaïl, Le Marxisme..., Opus cité, p.28 et p.49.

103.

VYGOTSKI Lev Sémionovitch, Pensée et langage, Paris, Messidor/Ed. Sociales, 1985, p.38.

104.

BENVENISTE Émile, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, Tome 1, 1975, p.64.

105.

BENVENISTE Émile, Problèmes..., Opus cité, p.25.

106.

BENVENISTE Émile, Problèmes..., Opus cité, p.6.

107.

BENVENISTE Émile, Problèmes..., Opus cité, p.24.

108.

WHORF Benjamen Lee, Linguistique et anthropologie. Les origines de la sémiologie. Paris, Denoël, 1969, 220 pages.

109.

LAHIRE Bernard, « Sociologie des pratiques d’écriture... », Opus cité, p.268.

110.

BENVENISTE Émile, Problèmes..., Opus cité, p.260.

111.

« Le social est donc pour le sociologue l'ensemble des relations que les êtres humains tissent nécessairement entre eux. Il est intersubjectivité, relations entre des subjectivités qui appréhendent le monde à travers les autres, à travers le langage transmis et acquis dans les relations mais également à travers les objets créés par les êtres humains dans des relations sociales et donc produits de formes de relations sociales (...) », THIN Daniel, Les Relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines : une confrontation inégale, Thèse de Doctorat nouveau régime, Université Lumière Lyon 2, juin 1994, p.47.

112.

BENVENISTE Émile, Problèmes..., Opus cité, p.259.

113.

Norbert Elias cité par THIN Daniel, Les Relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines, Opus-cité, pp.45-46.

114.

THIN Daniel, Les Relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines, Opus-cité, p.47.

115.

THIN Daniel, Les Relations entre enseignants, travailleurs sociaux et familles populaires urbaines, Opus-cité, p.48.

116.

LAHIRE Bernard, « Formes sociales scripturales et formes sociales orales: une analyse sociologique de l'"échec scolaire" à l'école primaire », Soutenance de thèse, Le travail au fil du temps, Cahier de recherches, Actes du séminaire du G.R.S., 1989-90, n°9, nov. 90, G.R.S U.R.A. 893, QUINES, I.R.E.S.E, pp. 139-148.

117.

LAHIRE Bernard, « Socialisation, formes sociales et pratiques sémiotiques: le procès de scripturalisation comme lecture du procès de socialisation », Analyse des modes de socialisation, Confrontations et perspectives. Actes de la Table ronde de Lyon, 4-5 fèv 1988, pp.107-121.