II.A. L’écrit, une pratique d’objectivation du langage et du monde

Comme l’a montré Jack Goody, la scripturalisation (la “mise en écriture”) des pratiques, l’objectivation et la mise en ordre graphique des informations linguistiques, sont constitutives de savoirs plus explicites et d’un rapport plus réflexif, plus conscient, à ces derniers. Mis à l’écrit, les pratiques et les savoir-faire toujours circonstanciels des univers sociaux sans écriture changent de nature. L’objectivation graphique les “ab-strait” des multiples situations et des multiples relations sociales particulières dans lesquelles, nécessairement, en l’absence de celle-ci, ils n’étaient sus que pratiqués, dans le cours de leur mise en oeuvre effective, c’est-à-dire sous la forme d’un ensemble de ré-actualisations toujours particulières. Les savoirs cessent de s’ignorer comme tels, c’est-à-dire de s’exercer dans l’ignorance des principes qui sont à leur fondement. Avec eux changent donc, indiscernablement, le rapport des êtres sociaux à l’égard des pratiques qui, fonctionnant jusqu’alors sous la forme de schèmes incorporés et de dispositions pratiques, passent à l’état de savoirs explicites et objectivés. En modifiant le rapport à ce qui est dit, aux catégories de la pratique, l’écrit modifie simultanément l’expérience qui est faite du monde.

C’est ainsi, par exemple, que, dans nos civilisations écrites, le temps est hautement conceptualisé120. Nous envisageons le temps à travers des catégories abstraites comme les calendriers, les agendas, les éphémérides, les montres ou les horloges, à travers des unités de temps : minutes, heures, jours, semaines, mois, etc. C’est un temps hautement divisé, découpé, organisé, rationalisé, un temps abstrait, qui réalise une véritable coupure entre les mots et les choses. Notre manière de penser le temps, de le concevoir et de le pratiquer est, dans une large mesure et pour nombre de nos activités, indépendante de l’expérience immédiate, de l’expérience vécue, que nous en faisons. Lorsque, par exemple, nous établissons un emploi du temps ou un planning, nous accomplissons une série d’opérations abstraites sur le temps. Nous l’organisons, le programmons, l’économisons, le prévoyons, etc., en y répartissant nos activités, indépendamment et en dehors de la pratique effective ou du temps vécu.

Telle n’est pas l’expérience que les sociétés sans écriture font du temps. Le temps n’y existe pas comme nous nous le représentons, à l’état objectivé, sous la forme d’un objet extérieur. La perception qui en est faite est plus étroitement liée aux événements qui surgissent. Le temps n’y est évidemment pas perçu en terme d’heures, d’horaires ou de dates. Le temps, ce sont, en quelque sorte, les événements qui se produisent. Il existe une plus grande imbrication entre les mots et les choses, c’est-à-dire entre les manières de penser le temps, de se repérer dans le temps, et l’expérience immédiate, pratique, concrète, que les êtres sociaux de ces sociétés peuvent en faire dans les différentes situations réelles. En réalité, les cultures orales ne se représentent pas le “temps” en tant que tel, c’est-à-dire dans l’abstrait. Elles n’ont pas toujours de mot pour désigner cette notion abstraite que nous appelons le “temps”. Il n’existe pas un “temps” stricto sensu, mais bien plutôt un ensemble d’événements particuliers.

Le langage écrit, au contraire, opère une dissociation entre les mots et les choses. Avec lui, le temps, pour rester sur l’exemple, acquiert une existence autonome, indépendante des événements particuliers qui surviennent : il devient une entité totalement abstraite. Le temps est, dans nos sociétés occidentales, un temps hautement analytique : 24 heures par jours, 60 minutes dans une heure, 60 secondes dans une minute, et puis si l’on poursuit la partition, il existe les millièmes de secondes, etc. Et il reste toujours possible de découper le temps comme cela à l’infini. Or nous ne pouvons faire l’expérience de ce qu’est une millième de seconde par exemple. Autrement dit, nous ne sommes pas en mesure de nous représenter autrement que dans l’abstrait ce qu’est une millième de seconde.

A partir du moment où les différentes pratiques et les différents savoirs sont organisés et mis à distance dans la projection graphique, il devient possible d’en maîtriser les principes de l’extérieur, plus réflexivement et symboliquement, c’est-à-dire plus intentionnellement et volontairement. Le mot écrit n’est plus directement imbriqué au réel. L’écrit permet ainsi de prendre conscience que le langage est différent du monde qu’il désigne. Il introduit une coupure entre les mots et les choses. Les mots, les phrases et plus généralement les énoncés apparaissent plus facilement séparés des choses et des réalités qu’ils désignent dès lors qu’ils sont extériorisés et objectivés, qu’ils acquièrent une existence autonome, et qu’il devient possible de les regarder, de les manipuler de l’extérieur, indépendamment des situations effectives de la communication et de la pratique (pour dire et faire quelque chose)121.

En donnant à voir que le langage est différent de ce qu’il permet de nommer ou de penser, du monde qu’il désigne, l’écrit transforme le rapport des locuteurs à leurs propres productions langagières (comme le fait, par exemple, d’avoir conscience de parler avec des mots), à leurs propres productions intellectuelles. Il modifie la pratique et le statut même du langage, du savoir.« L’écriture va permettre de “décaler” ou même de “décoller” le sujet parlant de sa parole pour lui en faire entrevoir le fonctionnement interne. Ce qui n’existait que dans les multiples relations sociales, complexes, circonstanciées, ce qui n’existait qu’imbriqué dans des actes et des actions particulières, se met à exister comme objet. Le langage cesse d’être une pratique qui s’ignore comme telle, qui s’oublie dans son fonctionnement pour se fondre avec les actes, les actions, les événements »122.

C’est ainsi qu’on ne pratique pas de la même manière une langue strictement orale, qui n’existe effectivement que dans les multiples interactions et les actes particuliers de la vie quotidienne, dans le flux du faire et du dire, etc., et une langue écrite, perceptible du dehors à la manière d’une chose, mise à distance par l’objectivation graphique. « Qu’on ait clairement conscience des mots et de leur ordre, cela provient de la possibilité qu’on a de les examiner de l’extérieur et visuellement. C’est cette possibilité qui permet de bien saisir les moyens qu’on a de couper le flux de la parole ; on peut désormais abstraire les mots de ce flux et accroître ainsi l’attention qu’on porte à leur “sens” »123.

L’écrit exerce, en conséquence, des effets en retour sur les structures langagières et les processus de la connaissance puisqu’il rend possible un retour du langage sur lui-même, la réorganisation du discours, sa fragmentation. Fixés par écrit, les énoncés deviennent des objets durables qu’il est désormais possible de reprendre, de manipuler de diverses manières, de rapprocher ou de disjoindre, de découper ou de relier, d’extraire ou de déplacer, de mettre en relief ou d’effacer, de hiérarchiser ou de classer...

L’écrit permet de convertir, pour se réapproprier le mot de Pierre Bourdieu, « une succession pratique en une succession représentée, une action orientée par rapport à un espace objectivement constitué comme structures d’exigences (les choses “à faire”), en opération réversible »124. Il permet de convertir des énoncés, évanescents, prononcés en situation effective de communication, par des locuteurs particuliers, pour dire et faire quelque chose, en énoncés durables (verba volant, scripta manent, les paroles s’envolent mais les écrits restent), simultanément perceptibles, autonomes, désindexés de leurs conditions de production particulières et contextualisées.

L’objectivation écrite, par l’enregistrement, l’extériorisation et la spatialisation graphique des significations, autorise ainsi la reprise, le retour en arrière, la réorganisation et le réexamen, les corrections et les comparaisons, les déplacements de l’interrogation, etc., des énoncés ainsi mis à distance. « Quand un énoncé est mis par écrit, il peut être examiné bien plus en détail, pris comme un tout ou décomposé en éléments, manipulés en tout sens, extrait ou non de son contexte. Autrement dit, il peut être soumis à un tout autre type d’analyse et de critique qu’un énoncé purement verbal. Le discours ne dépend plus d’une “circonstance” : il devient intemporel. Il n’est plus solidaire d’une personne ; mis sur papier, il devient plus abstrait, plus dépersonnalisé »125.

Pas plus que le langage ne constitue le moyen externe de la communication, l’écrit n’est réductible, comme le veut le phonologisme, à la fonction de simple représentation du langage126 défini, dans cette optique, par la parole et sa dimension orale. L’écrit n’est pas, et n’a jamais été seulement une pure phonographie. Il n’est ni simple reproduction de l’oral, ni simple transcription de la parole comme déjà en témoignent les premiers écrits sumériens, souvent plus proches de la liste (de mots, de noms, de choses) ou du tableau que de la notation de la continuité des discours. Par le simple fait d’organiser le stockage matériel des signes visuels et leur inscription dans un espace à deux dimensions, à la fois réversible et synoptique, l’activité scripturale transforme le rapport que l’on entretient à l’information, la manipulation et le traitement qui peut en être fait, le type d’interrogations auquel celle-ci se trouve soumise.

Elle substitue à la perception auditive et “linéaire” « de l’énonciation orale, qui est toujours un acte circonstanciel, interpersonnel et non strictement reproductible »127, la possibilité d’une perception visuelle, synchronique et discontinue d’une information dont les éléments sont matérialisés et organisés dans un espace bidimensionnel. Les multiples techniques textuelles, scripturales et graphiques, telles que les listes, les tableaux, les classifications, les schémas, les pratiques d’objectivation et de mise en texte, etc., qui, dès l’abord, s’inventent avec l’écrit, fonctionnent comme autant de dispositifs spatiaux de triage de l’information qui, en offrant au regard la possibilité d’examiner spatialement et de traiter visuellement, parfois d’un seul coup d’oeil, et non plus seulement auditivement, une série de données ou d’énoncés, « font surgir, sous la contrainte visuelle de la logique graphique, questions et assertions, rapprochements ou oppositions, vérifications et adjonctions, engendrés par la juxtaposition dans le plan, bref par la visualisation »128.

Il y a bien, comme le montre Jack Goody, une spécificité de la “pensée écrite”, du “savoir graphique”, une manière scripturale et graphique de raisonner, de construire notre rapport au monde et d’organiser les activités sociales qui, historiquement, se démarquent des logiques propres aux traditions orales. Nombre de pratiques langagières, d’activités sociales (administratives, bureaucratiques, scientifiques, etc.) appartiennent spécifiquement à l’univers des significations écrites, relèvent d’une tradition écrite indépendante de la “parole”. A cet égard, l’écrit, en offrant les conditions d’une conservation et d’une accumulation du savoir, est étroitement lié au processus de construction d’une tradition intellectuelle critique qui voit, dans l’histoire, l’avènement des modes de pensée “abstraits”, “rationnels”, “logiques” et “théoriques”. « L’écriture n’est pas seulement, comme le remarque Jacques Derrida, un moyen auxiliaire au service de la science et éventuellement son objet mais d’abord, comme l’a en particulier rappelé Husserl dans l’origine de la géométrie, la condition de possibilité des objets idéaux et donc de l’objectivité scientifique. Avant d’être son objet, l’écriture est la condition de l’épistémè »129.

Le langage écrit, qui ainsi fournit le moyen d’enregistrer, de confronter, de comparer, et de transmettre à travers le temps et l’espace, les produits et les résultats du travail opéré par les générations précédentes, permet d’établir ce que Jack Goody appelle “une tradition cumulative d’examen critique”, condition sinon suffisante, du moins nécessaire, à l’activité scientifique, à la production des savoirs “rationnels”. La raison “formelle” et “théorique”, constitutive des savoirs “savants” cette manière si particulière de penser le monde et de le comprendre est ainsi inséparable du développement de la “pensée graphique”, et des multiples techniques du graphisme qui sont à son principe (notations, listes, schémas, conservations, classements, mesures, comptages, archivages, etc.).

Notes
120.

LANDES David. S., L’Heure qu’il est. Les horloges, la mesure du temps et la formation du monde moderne, Paris, Gallimard, 1987, 622 pages.

121.

C’est le cas, par exemple, du temps et de l’espace qui, sous l’effet de la formalisation graphique, deviennent des catégories abstraites. « La mesure graphique du temps divise le jour en périodes qui ne sont plus déterminées par les activités diurnes, mais par des critères formels ; dans les sociétés orales, les expressions concernant le temps tournent autour des moments où il y a passage d’un mode d’activité à un autre, comme l’indique la pléthore de termes désignant la venue du jour, les premières lueurs, le lever du jour, l’aube, etc., mots qui sont dans une large mesure redondants dans une société industrialisée et électrifiée. Dans le monde de l’islam régi par l’écrit c’est l’acte religieux de la prière qui délimite désormais la journée en périodes définies, pour former des divisions de caractère plus abstrait. Il en va de même pour l’espace. (...) en étendant les possibilités de mesure, de comptage, de notation et de répétition des observations, les relations spatiales devinrent susceptibles de différentes sortes de traitement », GOODY Jack, Entre l’oralité..., Opus-cité, pp.142-143. On peut également songer ici aux travaux de Benjamen Lee Whorf et à ses remarques sur les catégories de perception et d’appréciation du monde chez les Hopis, in Linguistique et anthropologie. Les origines de la sémiologie, Paris, Denoël, 1969, 220 pages.

122.

LAHIRE Bernard, « Socialisation, formes sociales et pratiques sémiotiques: le procès de scripturalisation comme lecture du procès de socialisation », Analyse des modes de socialisation, Confrontations et perspectives. Actes de la Table ronde de Lyon, 4-5 février 1988, pp.107-121.

123.

GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p.202.

124.

BOURDIEU Pierre, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1989, p.152.

125.

GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p.97.

126.

Comme le montre Jacques Derrida, cette conception de l’écriture ne date pas d’hier et se retrouve plus ou moins explicitement chez de nombreux auteurs, et non des moindres : Aristote, par exemple, écrivait que « les mots écrits sont les symboles des modes émis par la voix », Rousseau que « l’écriture n’est que la représentation de la parole », ou encore Saussure que « l’unique raison d’être [de l’écriture] est de représenter le [langage] », in DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Opus-cité, p.42 et p.46.

127.

BAZIN Jean et BENSA Alban, « Avant-propos », in GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p.9.

128.

PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p.180. Il faut comprendre, en effet, que certaines pratiques de l’écrit, graphiques notamment, sont au principe de formes de raisonnement très particulières et peuvent conduire à se poser des questions inédites sur ses propres pratiques. Le tableau, par exemple, est une manière toute graphique de raisonner les choses, de mettre de l’ordre, de clarifier, d’expliciter. Il force la catégorisation explicite, fait explicitement porter l’attention sur les critères de classification employés pour hiérarchiser les objets ou les pratiques classées et hiérarchisées, et soulève ainsi des questions que la catégorisation pratique, effectuée en situation, en contexte, ne pose pas. Comme l’a montré Jack Goody, le tableau a une sainte horreur du vide : il faut remplir toutes les cases. Et l’objet qui se trouve classé à tel endroit, dans telle case, ne doit pas, en bonne “Logique”, se retrouver ailleurs. Autrement dit, le tableau est une matrice qui force à trancher explicitement entre les choses. Si, dans un tableau, nous classons des fruits et des légumes, nous plaçerons les bananes, les cerises, les clémentines ou les poires dans la case “fruits”, puis nous porterons les asperges, les haricots, les carottes et les épinards sous la rubriques : “légumes”. La logique matricielle du tableau implique, en effet, que l’objet “banane”, par exemple, soit défini comme un fruit ou comme un légume. Il ne peut-être, dans cette logique, à la fois “fruit” et “légume”. Faut-il, dans cette logique matricielle, classer la “tomate” comme un fruit ou comme un légume ? Peu importe la solution que l’on apporte à cette question explicite de catégorisation. C’est là le type de problèmes explicites de classification, éminemment théoriques, abstraits, formels, et spécifiquement graphiques, que le tableau, dans sa logique propre, conduit à se poser et que l’activité pratique de catégorisation, en pratique, en situation, ne se pose pas.

129.

DERRIDA Jacques, De la grammatologie, Opus-cité, pp.42-43.