II.B. L’écrit, organisation et rationalisation des activités sociales

Bien loin de se surajouter aux activités sociales dont il ne serait qu’un simple prolongement “technique”, le langage écrit est constitutif de formes de relations sociales, de manières d’être au monde et à la pratique tout à fait spécifiques. Comme l’indique Régis Bernard, derrière des notions telles que “civilisations de l’oral” et “civilisations de l’écrit”, « (...) est désigné un rapport au monde, c’est-à-dire une façon dont le monde est perçu et d’où découle un système de représentations, système qui s’organise à travers les catégories du langage ». « L’écriture, s’agissant justement de ce système de représentations et du rapport au monde qu’il organise, (...) modifie profondément le système des représentations »130, et, faudrait-il ajouter, ce qui est étroitement lié, l’organisation même des activités sociales et de la société.

Et d’abord, il est inutile de rappeler tout ce que la constitution de savoirs spécialisés et plus généralement de sphères d’activités autonomes, distinctes les unes des autres et re-tranchées du continuum social, comme le Droit, la Politique, la Religion, l’Économie, la Science, ou encore la Bureaucratie par exemple, doit à la “logique de l’écriture”131 dans son ensemble, jusque dans l’idée de frontière qui les sépare132, c’est-à-dire au fait d’avoir été progressivement organisés, délimités et rationalisés par écrit à travers le développement et l’usage de multiples techniques d’objectivation, de hiérarchisation et de rationalisation scripturales-graphiques des pratiques.

Comme l’a, à cet égard, montré Jack Goody à qui nous empruntons ces analyses, l’écrit eut dès l’abord d’importants effets dans l’avènement et le développement de nouvelles formes d’organisation, plus “rationnelles” et autonomisées, des pratiques (religieuses, commerciales, économiques, administratives, juridiques...) et joua un rôle prépondérant dans le processus historique de rationalisation, de spécialisation et de division organisationnelle et institutionnelle des activités sociales (notamment regroupées en “grandes organisations” distinctes et autonomes : Eglises, Temples, Palais, Etats...) que d’aucuns s’accordent à définir comme l’un des traits caractéristiques des sociétés occidentales modernes133.

La scripturalisation des pratiques et des savoirs constitue, dans l’histoire, un processus de rationalisation et de spécialisation des activités sociales. En étant objectivés, explicités, délimités et organisés à l’écrit, les multiples savoirs et savoir-faire se trouvent peu à peu ab-straits, détachés et séparés des innombrables situations sociales et interrelations de la vie quotidienne dans lesquelles ils étaient pris. Ils acquièrent une existence autonome, indépendante des situations concrètes de la pratique et de ceux qui les maîtrisaient sous la forme d’un ensemble de schèmes incorporés. Séparés des situations effectives de la pratique, ces derniers se transforment, changent de nature, se spécialisent et se spécifient pour devenir progressivement, et plus fortement à mesure qu’ils s’écartent de leur connaissance purement pratique, inacessibles au simple commun des mortels. Plus un savoir s’organise à l’écrit, plus il se sépare des situations de la pratique, et plus il s’autonomise et se spécialise, tend à s’exercer en un temps et un lieu individualisés distincts des autres temps et lieux sociaux, et devient une affaire de compétences spécifiques du ressort de spécialistes formés à cet effet.

On trouve une bonne illustration de ce phénomène dans la figure sociale et historique du prête, par exemple, comme spécialiste des saintes Écritures tout entier attaché à l’interprétation de la Parole de Dieu (et détenant le monopole de cette interprétation), qui émerge au moment précis où les pratiques et les croyances religieuses s’organisent et se structurent autour d’un Dogme écrit (le Livre) et d’une organisation institutionnelle. « Consigner une prière par écrit revient à lui donner de façon spéciale une forme fixée de sorte qu’il devient essentiel de dire le Notre-Père, par exemple, dans les termes précis dans lesquels cette prière était écrite, même si nous les comprenons à peine, plutôt que d’inventer notre propre variante qui pourrait mieux convenir à l’époque et à l’occasion. (...) Cette “diction répétitive” de la prière résulte d’une standardisation des offrandes verbales adressées au dieu, où l’on tient peu compte de la spécificité de l’occasion. Cette standardisation mène peu à peu à un écart accru par rapport au langage ordinaire (...) et même à une incompréhension des termes. Ainsi le texte rituel peut devenir un véritable charabia pour le peuple et exiger la présence d’un corps d’interprètes spécialisés pour “traduire” (en privilégiant une interprétation parmi d’autres) les mots qui s’adressent à la divinité »134.

En outre, en offrant le moyen de fixer et de consigner les pratiques et les significations, d’opérer entre elles des classements, des hiérarchies, des découpages plus explicites et réflexifs, l’écrit établit des partages, trace des frontières relativement stables et autonomes entre les différents savoirs et les différents domaines de la pratique : ce qui relève de... et ce qui n’en relève pas... C’est le cas, par exemple, des religions universelles entre elles, c’est-à-dire des religions écrites, chacune définie et séparée par une frontière autonome. Chacune dispose de ses propres règles, de ses propres croyances, de ses propres dogmes, ses rituels, ses prières, etc., bien spécifiques et distinctes des autres religions à prétentions universelles. « Ainsi certains pratiquants se trouvent à l’intérieur d’une frontière et d’autres à l’extérieur (...) »135. A cet égard, la pratique de la “conversion” religieuse est étroitement liée à cette idée de frontière. Pour changer de religion, il faut se convertir, c’est-à-dire passer de l’adhésion explicite à un dogme unique avec ses propres pratiques, etc., à un autre dogme.

Ces religions, dans leurs formes, dans leurs spécificités, dans leur universalité, sont le produit de tout un travail de mise en écriture et de formalisation par lequel furent établis et définis, hiérarchisés, classés, les principes au fondement de la pratique et de la croyance. A mesure que les religions se constituent en domaines de pratiques séparées, qu’elles se rationalisent et s’autonomisent, elles se séparent également d’autres domaines de savoirs avec lesquelles elles étaient jusqu’alors mêlées. Peu à peu les religions se séparent de la morale, du droit, de l’économie, du gouvernement des hommes, de l’activité scientifique, et réciproquement. Elles disposent de leurs propres “organisations”, possèdent leur propre calendrier, leurs propres références, et leurs marques institutionnelles, notamment d’un lieu et d’un temps particuliers, distincts des autres lieux et des autres temps sociaux... Et la remarque pourrait être étendue à bien des domaines aujourd’hui séparés de l’activité sociale.

En outre, les premiers moments de l’écriture témoignent déjà de changements importants dans l’organisation des comportements économiques, des échanges commerciaux, dans les manières d’administrer les hommes, de gérer les affaires courantes de la cité136, ou encore de maîtriser l’espace et le temps... Parmi les plus anciennes traces connues d’écriture découvertes et exhumées à Sumer, dans l’ancienne Mésopotamie (Irak actuelle), et datant de 3000 ans av. J.-C., on trouve par exemple des milliers de petites tablettes d’argile qui, pour la majorité d’entre elles, consistent en des notes administratives, des listes commerciales, des registres économiques, des écrits comptables, ou encore des listes de mots pour l’étude et l’exercice. L’examen de ces multiples écritures tels que les listes, les comptabilités, les pense-bête par exemple ou encore les tableaux, montre que ces dernières, bien loin de venir agrémenter des pratiques déjà existantes, d’en être le simple corrélat objectif, constituaient au contraire de véritables dispositifs pratiques d’organisation, d’administration, de planification, de contrôle, et de mise en ordre de l’action dans le cadre d’une gestion plus rationnelle et calculatrice, donc moins immédiate et spontanée, des conduites et des activités sociales.

Ainsi en va-t-il, par exemple, de ces activités à caractère bureaucratique et administratif dont l’existence et la nature sont, dans la synchronie aussi bien que dans la diachronie, indissolublement liées à l’écrit d’une façon générale et à certaines pratiques d’écriture en particulier : dossiers, registres, comptabilités, notes, lettres, documents, archives, contrats, traités, réglements, calendriers, classements, etc. Comme le remarque à cet égard Jack Goody, les « administrations n’auraient aucun sens sans l’existence d’un bureau et de dossiers et une économie complexe nécessite l’introduction de méthodes élaborées qui permettent de comptabiliser les profits et les pertes, d’obtenir des crédits et d’investir, d’engager des activités productives ou mercantiles grâce au développement de la société ou de l’entreprise, donc de formes organisées qui dépendent d’une manière significative de l’emploi de l’écriture. D’où le lien entre les prêts, les affaires bancaires et l’écrit que l’on rencontre tout au long de l’histoire humaine »137.

Généralement rattachés, dans l’ancienne Mésopotamie, aux Palais royaux, les scribes avaient en charge les multiples écritures comptables, économiques, administratives, juridiques, etc., dont ils étaient, en quelque sorte, les “fonctionnaires”, qui se trouvaient indiscernablement liées aux modes spécifiques d’organisation et de fonctionnement internes à ces institutions et aux formes de relations à travers lesquelles ces dernières organisaient leurs rapports avec le monde extérieur. Celles-ci participaient en effet d’une gestion plus systématique et rationnelle, “bureaucratique” en quelque sorte, des stocks alimentaires, des finances du Palais, ou encore, plus généralement, des populations. Ces fonctions d’administration, de gestion, de comptabilité, etc., étaient des fonctions d’organisation, de contrôle, de maîtrise, de commandement, de prescription, de rationalisation des biens, des informations, et des hommes. Autant de pratiques, tramées par l’écrit, qui furent dès l’abord, dans les relations qu’elles organisaient, associées aux pratiques du pouvoir et à de nouvelles manières de gouverner les hommes, plus “impersonnelles”, et d’organiser les activités de la collectivité.

On peut à cet égard penser à tous les processus de rationalisation bureaucratique dont les formes d’activités et de relations, et notamment les formes de pouvoir, sont fondamentalement liées à l’existence et au développement d’une tradition écrite. « Max Weber notait comme caractéristique des organisations bureaucratiques le fait qu'on y conduit les affaires publiques sur la base de documents écrits. Mais il faut souligner que d’autres caractéristiques de la bureaucratie également mentionnées par Weber dépendent étroitement de l’écriture. Les méthodes dépersonnalisées de recrutement des fonctionnaires impliquent souvent l’utilisation d’épreuves “objectives”, c'est-à-dire d’examens écrits permettant de tester l’aptitude des candidats à manier le matériel essentiel à toute communication administrative: lettres, notes, dossiers, rapports. Dans son précieux commentaire de Weber, Bendix remarque que dans les premiers systèmes administratifs “les affaires publiques sont traitées oralement au cours d’entrevues personnelles et non sur la base de documents impersonnels”. Autrement dit, l’écriture modifie non seulement les méthodes de recrutement et les aptitudes professionnelles requises mais aussi la nature même des rôles dans la pratique bureaucratique. Les relations avec les supérieurs, comme avec les inférieurs, deviennent plus impersonnelles ; on y recourt davantage à des “règles” abstraites consignées dans un code écrit, ce qui conduit à une séparation tranchée entre les tâches officielles et les affaires privées. (...) il est clair que l’adoption de formes écrites de communication fut une condition intrinsèque du développement d’Etats plus étendus, des systèmes de gouvernement plus impersonnels et plus abstraits »138.

Ceci est vrai de l’existence même de ce type d’activités et de relations si particulier d’organisation, de gestion, de rationalisation et de réglementation centralisé des pratiques que constituent les formes de relations bureaucratiques. Les différentes pratiques langagières scripturales-graphiques qui trament les activités bureaucratiques (et par exemple tout ce qui renvoie aux formulaires administratifs), ne correspondent pas seulement, historiquement parlant, à un progrès d’ordre communicationnel par lequel l’on ne serait susceptible d’appréhender autre chose qu’un progrès purement “technique”. Elles participent de la définition de relations sociales spécifiques, de formes d’exercice de pouvoir inédites, plus impersonnelles, codifiées, objectivées, et rationalisées comme par exemple ce qui relève de la concentration du capital informationnel139 : telle tranche d’âge, tel statut, telle situation économique, familiale ou professionnelle, etc., donne droit ou obligation, selon les cas, à telle ou telle chose...

On connaît également ce que l’intensification, l’accroissement et la complexification des échanges commerciaux et économiques doivent, dans l’histoire, à l’utilisation de techniques graphiques telles que, pour n’en citer que quelques unes, les tenues de comptabilité, les billets à ordre favorisant le système du crédit, les étiquettes et les fiches attachées aux marchandises, les contrats, les actes de vente ou les titres de propriété. Ces écritures utilisées pour consigner des transactions et des échanges, le calcul d’opérations comptables, la maîtrise de surplus agricoles, etc., modifièrent nettement, par exemple, la nature même des échanges et des comportements commerciaux, notamment en conférant à ces derniers une moindre dépendance vis-à-vis du moment immédiat, une moindre urgence dans la réciprocité (avec le crédit notamment), une plus grande prévisibilité, en favorisant des transactions sur de plus longues périodes de temps et à plus grande échelle, la production de preuves écrites en cas de litiges, en permettant de calculer recettes et dépenses, etc., autant de choses qui participèrent de la possible complexification et extension des relations commerciales et économiques140.

Ces différents exemples montrent assez, dans leur diversité, comment certaines écritures ou certains dispositifs écrits, pour participer pleinement de l’organisation, du déroulement et des formes de l’activité sociale dans son ensemble, peuvent être également constitutives de dispositions comportementales et intellectuelles spécifiques, plus gestionnaires et calculatrices. La liste, par exemple, « relève de ce processus général qu’est la planification de l’action ». Elle constitue « une représentation de “l’organisation hiérarchique du comportement” »141. Calendriers, listes en tout genre, livres de comptes, notes administratives, billets à ordre, plans, etc., sont autant de procédés prédisposés à fonctionner comme des techniques scripturales-graphiques de répression des tendances spontanées à l’action, de répartition et même de report ou de remise des activités (individuelles ou collectives) sur de longues périodes de temps (à l’aide, par exemple, de calendriers), de programmation, de prévision et d’ordonnancement des opérations de la pratique susceptibles, du même coup, d’en limiter les imprévus et les inattendus, d’en permettre une maîtrise plus réflexive, seconde et rationnelle...

Notes
130.

BERNARD Régis, « Pour une sociologie de l’écriture », Analyse des modes de socialisation. Confrontations et perspectives. Actes de la Table ronde de Lyon, 4-5 février, 1988, pp.97-106.

131.

GOODY Jack, La Logique de l’écriture, Paris, Armand Colin, 1986, 198 pages.

132.

Contrairement aux sociétés dont les activités sociales sont tramées par l’écrit, les formations sociales sans écriture ne disposent pas de sphères d’activités clairement séparées. Il y a bien, dans ces formations sociales, des pratiques à caractère religieux, économique, artistique, politique, etc. Mais ces dernières n’entretiennent que de lointains rapports avec ce que nous-mêmes désignons par ces termes de “religion”, “politique”, “économie” dans la mesure où il n’existe pas, dans ces formations sociales, une pratique religieuse, économique, ou politique autonomisée, distincte de l’ensemble des activités sociales. Ce n’est jamais, en effet, qu’en succombant aux formes les plus subtiles de l’ethnocentrisme et du logocentrisme que nous parlons d’“économie”, de “droit”, de “religion”, d’“art” ou de “politique” à propos de pratiques dont le propre est précisément de ne pas fonctionner et de ne pas s’organiser sous la forme de champs d’activités clairement définis et différenciés. Loin de se spécialiser en une série de domaines de pratiques spécifiques et délimités, les différentes pratiques de ces formations sociales sont au contraire fortement imbriquées les unes aux autres sans qu’aucune frontière formalisée, institutionalisée, ne vienne les discriminer les unes par rapport aux autres (telle pratique relève du religieux, telle autre du droit, telle autre encore du politique, etc.).

133.

« Les nombreux facteurs que nous associons à l’essor de l’Occident ne trouvent leurs germes ni en Europe occidentale, ni même dans les cultures héritées de la Grèce ou de Rome, mais ailleurs. Au sens limité du terme “rationnel” que la thèse de Weber implique, les économies “rationnelles” et d’une manière plus générale les activités “rationnelles” furent instituées grâce à l’avènement non pas du capitalisme en Europe mais de l’écriture en Mésopotamie quatre mille ans et demie auparavant, ou plutôt grâce aux développements que le fait de savoir lire et écrire impliquait », GOODY Jack, La Logique de l’écriture, Opus cité, p.182.

134.

GOODY Jack, La Logique de l’écriture, Opus cité, pp.49-50.

135.

GOODY Jack, La Logique de l’écriture, Opus cité, p.16.

136.

Les premiers systèmes d’écriture apparaissent en effet conjointement avec le développement des premières civilisations urbaines qui voient le regroupement d’un nombre important d’hommes et de femmes en un espace relativement restreint. Or, la concentration démographique suscite et nécessite incontestablement, à terme, une organisation plus resserrée et méthodique des différents domaines de l’activité sociale, qu’il s’agisse par exemple des questions d’approvisionnement, de la gestion des stocks alimentaires, de l’intensification des échanges commerciaux à la fois plus fréquents et plus nombreux ou encore, plus généralement, de l’administration des affaires et de la vie communes. Il y a là autant de raisons, sommairement évoquées, qui, historiquement, ont participé de manière non exclusive au développement puis à l’extension de l’usage administratif, juridique, commercial, etc., de l’écrit, à la création progressive d’institutions “bureaucratiques” et d’une classe de lettrés chargés, précisément, de consigner et d’organiser par écrit ces différents domaines d’activités.

137.

GOODY Jack, La Logique de l’écriture, Opus cité, pp.174-175.

138.

GOODY Jack., La Raison graphique, la domestication de la pensée sauvage, Paris, Ed. de Minuit, 1979, p.56. Souligné par nous.

139.

BOURDIEU Pierre, « Esprits d'Etat, Génèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, mars 1993, n°96-97, pp.49-62.

140.

COHEN M., La Grande invention de l’écriture et son évolution, Paris, Ed. de. Klincksieck, 1958, 471 pages, GELB I.-J., Pour une théorie de l’écriture, Paris, Flammarion, Idées de recherche, 1973, et LAFONT R. (Sous la direction), Anthropologie de l’écriture, Paris, Alors : CCI/CCG, 1984, 269 pages.

141.

GOODY Jack, La Raison graphique, Opuus cité..., p.263.