Toutefois, si l’on a pu montrer qu’il existait une raison proprement graphique, « une manière scripturale et graphique de construire notre rapport au monde ainsi que des manières d’organiser les activités sociales profondément liées à des cultures écrites toujours spécifiques »142 dont l’analyse a permis de progresser dans la compréhension des formes de connaissance, des modes de pensée, des modes d’organisation sociale, etc., force est en même temps de souligner que les réflexions jusqu’alors menées sur l’“écriture”, les savoirs écrits, et plus généralement les univers objectivés l’ont été, pour l’essentiel et en raison même de la focale adoptée dans les études, conjointement à une réflexion sur leurs formes opposées, c’est-à-dire quelque soit par ailleurs les variations susceptibles de traverser les différentes pratiques et les différents savoirs écrits.
C’est le cas, dans une très large mesure, des travaux de Jack Goody repris ici qui, à partir du double point de vue d’une histoire et d’une anthropologie comparées sur les « différences entre les sociétés qui ont et celles qui n’ont pas l’écriture »143, avance un nouveau cadre théorique explicatif des différences et des changements dans les modes de production et de reproduction de la pensée, dans le développement des formes de la connaissance et des savoirs, en rupture avec les binarismes ethnocentriques (Nous/Eux) et les partages dichotomiques (sociétés primitives versus sociétés civilisées, pensée pré-logique versus pensée logique, etc.) dont les théories sociologiques et anthropologiques décrivant le fonctionnement des systèmes culturels faiblement objectivés étaient jusqu’alors empreintes.
C’est également le cas, pour prendre un autre exemple célèbre bien que plus indirectement lié à ces questions, de Pierre Bourdieu avec la théorie du sens pratique dont l’objectif premier était, selon l’auteur lui-même, de montrer qu’il existe d’autres principes générateurs des pratiques que la norme expresse et explicite ou le calcul rationnel. « Cela surtout dans des sociétés où il y a très peu de choses codifiées »144. Et si cette théorie de la pratique « vaut bien au-delà des sociétés sans écriture »145, elle trouve néanmoins toute sa pertinence dans la description de ces univers sociaux. Comme l’écrit Bernard Lahire, « Le sens pratique pré-réflexif, la logique pratique distincte de la logique savante (la Logique), l’ensemble des expressions empruntées à la phénoménologie, tout cela constitue un ensemble de termes qui décrivent à merveille la logique des univers sociaux à faible degré d’objectivation, pris dans la logique des formes sociales orales »146 (par opposition, bien sûr, aux formes sociales scripturales).
Et l’on pourrait ajouter comme cela toute une série d’études anthropologiques et sociologiques successivement menées depuis plusieurs années sur ce thème, qu’il s’agisse des études de M. Cohen sur l’invention de l’écriture et son évolution147, de I.-J. Gelb148, de R. Lafont149, de Éric A. Havelock sur les transformations culturelles liées aux différents systèmes d’écriture et tout particulièrement à l’invention de l’alphabet150, ou qu’il s’agisse encore, plus récemment, des études de B. Lahire sur la question des cultures écrites et des inégalités scolaires151.
Les points de vue adoptés sur l’“écriture” ont axés leurs efforts sur la description des lignes de partage séparant les formes orales des formes scripturales, la logique pratique de la logique théorique ou logique... Les logiques sociales et cognitives des univers sociaux fortement objectivés, constituées dans l’exercice graphique, ont ainsi été traitées, pour l’essentiel, dans leurs spécificités, comparativement à celles des univers sociaux à faible degré d’objectivation, ancrés dans un rapport oral-pratique et contextualisé au langage et au monde. De même, sous le dénominateur commun d’“écriture”, on a identifié et subsumé tout un ensemble de phénomènes et de processus cognitifs par opposition aux logiques des formes orales.
Ces points de vue de connaissance ont ainsi conduit à l’élaboration de larges oppositions théoriques : “écriture” versus “oralité”, cultures écrites versus cultures orales, formes sociales orales versus formes sociales scripturales, logique pratique versus logique logique, maîtrise symbolique versus maîtrise pratique, etc., qui résument, analytiquement, la logique des pratiques ou des univers de pratiques considérés et les distribuent globalement en deux pôles distincts : les formes orales d’un côté, les formes scripturales de l’autre.
De là, une double conséquence sur l’analyse des pratiques. D’une part, l’établissement d’une frontière assez nette et imperméable entre la raison pratique d’un côté et la raison théorique de l’autre, qui repose sur l’idée plus ou moins affirmée d’un “grand partage” entre “écrit” et “oral”, entre cultures écrites et cultures orales. D’autre part, la tendance à con-fondre et à unifier, avec plus ou moins de nuances descriptives, en une seule et même “Logique” ou en un même ensemble constant de processus relativement uniformes, l’ensemble des phénomènes sociaux et cognitifs qui appartiennent à l’univers des significations écrites ou qui ont partie liée avec l’existence d’un système graphique. Dans ces conditions, on tend parfois à identifier et à regrouper en deux pôles distincts voire opposés, les formes orales d’un côté, les formes scripturales et graphiques de l’autre, des réalités sociales et cognitives qui, à l’intérieur même de ces pôles, ne sont pas nécessairement identiques sous tous les rapports et, à tout le moins, méritent d’être réinterrogés.
C’est ce que l’on fait, nous semble-t-il, à chaque fois que l’on établit des liens un peu abstraits et directs entre l’“écriture” (en général) et la raison théorique, lorsque l’on attribue un peu mécaniquement à l’“écriture” en elle-même, dont les effets d’objectivation peuvent varier, des propriétés intrinsèques et constantes qui ne sont jamais que le produit de pratiques sociales plus ou moins particulières. Il en va ainsi lorsque l’on confond encore, par exemple, l’activité scripturale et l’activité graphique qui pourtant ne renvoient pas strictement aux mêmes types de pratiques, ou lorsque l’on glisse subrepticement dans les termes de la description, de l’“écriture” à la “codification” ou à la “formalisation”, de l’“écriture” au code, comme si “écrire” c’était “codifier”...
Il faut ainsi se demander si toutes les pratiques d’écriture sont équivalentes du point de vue de leurs effets cognitifs et organisationnels, impliquent le même type d’opérations intellectuelles, si la liste établie pour planifier l’action à venir ou le schéma qui synoptise et permet de visualiser d’un seul coup d’oeil une série d’informations par exemple, sont dans leurs effets (d’objectivation, d’organisation...) et sous tous les rapports comparables avec des pratiques d’écriture de nature plus textuelle, des écrits plus linéaires et syntactiques ? De même et dans le même ordre d’idée, on peut se demander si tous les textes s’organisent selon des modalités matérielles et intellectuelles identiques, s’ils sont tous également objectivés et structurés dans-par une série de procédés spécifiques d’énonciation graphique qui découpent et divisent les arguments, qui discernent et distinguent les énoncés, hiérarchisent, classent et systématisent peu ou prou les informations, ou encore, si les différents savoirs qui fonctionnent à l’écrit ne présentent pas parfois des variations importantes dans leurs degrés d’objectivation, de formalisation et de codification ?
LAHIRE Bernard, Inégalités, partages, spécificités et différences dans les usages sociaux de l’écrit. De l’école élémentaire aux pratiques en milieux populaires, Habilitation à diriger des recherches, Université Lumière Lyon 2, Faculté d’Anthropologie et de sociologie, septembre 1993, p.1.C’est nous qui soulignons.
GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p.31.
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », A.R.S.S., 1986/63, p.40.
BOURDIEU Pierre, Choses dites, Paris, Minuit, 1987, p.81.
LAHIRE Bernard, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de “l'échec scolaire” à l'école primaire, Presse universitaires de Lyon, 1993, pp.21-22. On pourrait ajouter ici les travaux de GELB I.J., Pour une théorie de l’écriture, Paris, Flammarion, 1973, de HAVELOCK E.A., Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Maspéro, 1981, ou encore de LAFONT R. (Sous la direction de), Anthropologie de l’écriture, Paris, Alors : CCI/CCG, 1984, etc.
COHEN M., La Grande invention de l’écriture et son évolution, Paris, DE. Klincksieck, 1958, 471 pages.
GELB I.-J., Pour une théorie de l’écriture, Paris, Flammarion, Idées de recherches, 1973.
LAFONT Robert (sous la direction), Anthropologie de l’écriture, Paris, Alors : CCI/CCG, 1984, 269 pages.
HAVELOCK Éric A., Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, PCM/petite collection maspéro, 1981, 104 pages.
LAHIRE Bernard, Culture écrite et inégalités scolaires, Opus-cité.