IV. Les pratiques graphiques : prise de possession par la vue et interprétation synoptique de l’espace graphique

L’un des apports centraux des travaux de Jack Goody concernant les effets de l’“écriture” sur les processus cognitifs est d’insister sur les transformations dans le rapport aux informations et dans leurs conditions de stockage, qui se trouvent liées au fait de pouvoir les matérialiser, les trier et les visualiser dans un espace bidimensionnel 152, de pouvoir les traiter visuellement et non plus seulement “mentalement” à partir d’un support extériorisé. Les possibilités qui découlent du traitement visuel-graphique de l’information constituent l’un des effets majeurs de l’activité scripturale et graphique sur les processus cognitifs, et se trouvent au coeur même du travail de Jack Goody.

Deux choses sont donc essentielles ici-même : non seulement le rapport visuel à l’information permis par l’objectivation et l’extériorisation matérielle des significations mais également, de manière plus spécifique, le traitement graphique de l’information qui ne réside pas tout entier dans le simple examen visuel des significations, même s’il en est une condition constitutive et nécessaire ! Si la possibilité d’analyser, de percevoir et d’organiser visuellement les informations est une dimension tout à fait essentielle de ce que Jack Goody dénomme la “raison graphique”, cette dernière réside également, et peut-être surtout, dans l’invention et l’emploi de techniques intellectuelles graphiques tout à fait spécifiques de traitement de l’information, réductions, classements, hiérarchisation, comptages, systématisation, etc., dont la portée “logique” ou “rationnelle” dépasse celle du simple examen visuel.

De ce point de vue, ce n’est évidemment pas un hasard si Jack Goody, pour étayer sa théorie, appuie ses analyses sur un ensemble de pratiques et d’activités d’écriture très spécifiques, comme les activités classificatrices, listes, tableaux, graphiques, formules, recettes, etc., c’est-à-dire sur un ensemble de pratiques graphiques particulières, caractéristiques et constitutives de la raison graphique, qui toutes ont en commun, précisément, d’intensifier le rapport visuel à l’information dans la projection graphique et le triage spatial des significations (par le découpage, la division, le classement, la hiérarchisation, etc.). Comme le précise Jean-Claude Passeron, « L’écrit n’est pas, n’a jamais été seulement le suivi du texte, décalque linéaire de filets de parole, tronqués mécaniquement par le scripteur pour être déposés au long des lignes, mais aussi et très tôt prise de possession par la vue et interprétation synoptique de l’espace graphique »153.

Jack Goody éclaire parfaitement ce point lorsqu’il souligne les conditions de possibilité dans lesquelles Margaret Masterman porta au jour les vingt et une acceptions différentes de la notion de “paradigme” présentes de manière non contrôlée dans l’oeuvre écrite de Kuhn pour en proposer une reformulation critique. Ce n’est en effet qu’au travers d’un patient travail de repérage systématique, d’extraction de l’information, d’indexation thématique, de classement, de réduction et de mise en fiches, donc de regroupement et de comparaison méthodique, des différents emplois de la notion au fil du texte que ce travail critique fut rendu possible.

Le seul examen visuel du texte, non dirigé par des techniques intellectuelles particulières d’objectivation et de triage de l’information, n’aurait pas suffit au repérage systématique des vingt et une acceptions de la notion. C’est là d’ailleurs le sens de la conclusion de Jack Goody : « tout cela résulte d’une technique purement graphique qui a permis d’explorer un texte écrit plus systématiquement qu’on ne peut le faire à l’aide de l’examen purement visuel, toujours plus aléatoire, dont se contente ordinairement ceux qui critiquent un texte écrit (...) »154.

C’est ainsi dans la double possibilité d’un traitement visuel de l’information et d’une “interprétation synoptique de l’espace graphique” que réside, pour une large part, ce que Jack Goody appelle la “raison graphique”. C’est dans ce rapport, en effet il faut insister que réside la possibilité de traiter d’un seul regard, uno intuitu, dans le même instant, et tota simul, simultanément dans la totalité, des informations produites, par exemple, en des moments et des lieux différents.

C’est lui qui autorise la comparaison et la confrontation des moments successifs du discours. Lui encore qui rend possible le retour, la correction, les déplacements de l’interrogation par la disposition et la manipulation spatiales des informations, le contrôle logique, lui qui permet de porter au jour ou de donner à voir de manière plus systématique et “logique” les oppositions sémantiques, les contradictions, les catégories de classements plus ou moins implicites du discours.

C’est enfin les possibilités offertes par l’interprétation visuelle et graphique qui se trouvent au principe de l’invention et de la mise en oeuvre d’une véritable technologie de l’écriture, d’outils, aujourd’hui standardisés, de classements, de systématisation et de rationalisation de l’information tels que, par exemple, les dictionnaires, les encyclopédies, les procédés de mises en texte, tables des matières, index, glossaires, etc.

On voit bien ici comment la question des spécificités de la raison graphique ne se résume pas seulement à l’opposition “écriture” versus “oralité”. L’on impute trop souvent à l’“écriture” en général, sans plus de distinction, des processus cognitifs qui en réalité ne sont liées qu’à certaines de ces formes, et en l’occurrence à des techniques graphiques particulières de traitement de l’information. Et lorsqu’il traite des cultures écrites, Jack Goody parle essentiellement de ces pratiques bien spécifiques que sont les pratiques graphiques, et dont les spécificités sont bien loin de caractériser l’ensemble des pratiques d’écriture. Comme le montre l’exemple pris ci-dessus, les discordances que Margaret Masterman a mises en lumière en recourant à des techniques intellectuelles particulières de traitement de l’information sont passées inaperçues pour Kuhn lui-même bien que son travail ait été conquis dans et par l’écriture...

S’il est clair que l’“écriture” favorise et encourage certaines activités et certains processus cognitifs tout à fait spécifiques, des formes inédites de manipulation sémantique, de traitement de l’information, et d’organisation des pratiques, comme, par exemple, la mise en listes ou en tableaux des mots et des choses, donc le traitement graphique de l’information, la construction de modèles taxinomiques explicites, de même qu’elle encourage l’élaboration d’une sophistique du raisonnement comme, par exemple, les formes syllogistiques, il n’en reste pas moins vrai que l’“écriture” n’est nullement réductible à ces seuls formes et procédés spécifiques que sont les pratiques graphiques : schémas, listes, tableaux, formules, etc., de même que ces produits peuvent présenter des degrés variables de formalisation et de codification.

Rédiger un texte ou lire un texte, mettre en liste ou en tableau des informations, ou consulter un graphique par exemple, sont autant de pratiques que l’on tend habituellement à subsumer ou à confondre, avec plus ou moins de nuances descriptives, sous le vocable d’“écriture” et qui, pourtant, ne renvoient pas aux mêmes processus. Ce que la réduction graphique permet d’objectiver, de penser, d’organiser, de voir d’un seul regard, d’expliciter ou d’interroger, le suivi plus ou moins linéaire et visuel d’un raisonnement textuel aux fils argumentatifs noués ligne après ligne ne l’implique pas immédiatement. De même, la lecture ou la notation d’énoncés a-syntactiques, découpés, hiérarchisés et fragmentés dans l’espace de la page n’impliquent ni le même type d’opérations ni ne produisent les mêmes effets de connaissance que la lecture ou la notation de commentaires et d’écrits textuels linéaires. On ne se retrouve pas face à une liste, à un tableau, comme face un texte qui demande à être déchiffré ou dénoué, etc.

Notes
152.

BAZIN Jean et BENSA Alban, « Avant-propos », in GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p. 11.

153.

PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, Opus-cité, p.180. C’est nous qui soulignons.

154.

GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p. 105.