Si, comme l’écrit Jack Goody, « l’écriture objective le discours [en ce qu’] elle en permet une perception visuelle et non plus seulement auditive »155, il convient toutefois de remarquer, sans entrer dans les détails d’une analyse qui, pour avoir son intérêt, nous conduirait trop loin dans le développement, que l’“écriture” n’a pas toujours également réuni, sous toutes ses formes et selon les domaines qui furent les siens, les conditions matérielles nécessaires à la perception visuelle des significations. Tant il est vrai que la verbalisation fut longtemps le nécessaire complément de l’oeil dans le processus de déchiffrement des signes graphiques. L’histoire témoigne en effet de variations significatives dans les procédés matériels d’énonciation graphiques, notamment textuels, en usage selon les époques, et dans les degrés d’objectivation indiscernablement matérielle et graphique, plus ou moins puissants, que ces procédés de mise en écriture furent en mesure d’imprimer aux énoncés du discours et aux contenus du savoir par le découpage, la division, la fragmentation plus ou moins appuyée des mots, des phrases, des énoncés, et des idées...
A côté de pratiques spécifiquement graphiques, a-textuelles, autorisant un traitement purement graphique et visuel de l’information, telles par exemple les pratiques de mise en listes (de noms, de mots, de lois, etc.), une écriture en scriptio continua longtemps rendit nécessaire le déchiffrement oral des textes qui, de l’Antiquité au haut Moyen Âge, constitua le mode dominant du rapport à l’écrit156. C’est ainsi que, malgré l’introduction de systèmes graphiques, la culture orale157 longtemps perdura dans la pratique de la lecture à voix haute ou à voix basse qui, appuyées sur la ruminatio, faisaient de l’oralisation du texte ou de l’énoncé la condition nécessaire à son déchiffrement et à son appropriation158.
De ces rapports à l’écrit, on trouve déjà de clairs indices dans les inscriptions grecques archaïques qui, comme le montre Jesper Svenbro, enjoignaient le passant de prêter sa voix159 sans laquelle ces dernières restaient condamnées au silence et demeuraient à l’état de “lettres mortes”. Pour le lecteur grec, en effet, les signes écrits, sans la vocalisation, ne représentaient « pas plus que, pour nous, des lettres tapées par un singe (“des lettres”) »160. Seul l’accompagnement sonore de l’écrit par la voix permettait d’en “résonner”161 le sens. « (...) L’oreille du lecteur grec “reconnaît” les mots que son appareil vocal produit »162 à partir de la séquence graphique.
De même, l’étonnement avec lequel Saint Augustin décrivait la curieuse habitude que Saint Ambroise avait de lire en silence indique clairement le caractère inédit d’une telle pratique dans l’Antiquité classique. Sauf exception, le lecteur romain, tout comme le lecteur de l’Antiquité grecque, lisait à voix haute. L’intervention de la voix était pour lui le nécessaire complément de l’oeil qui, seul, ne parvenait pas à se saisir du texte. « Pour les Romains, une bonne coordination de l’oeil et de la langue était indissociable de l’acte de lire »163. Ce n’était, là encore, que sous l’effet de la séquence sonore produite par le lecteur à partir de la séquence graphique que l’écrit, progressivement, révélait à celui-ci sa signification.
Ajoutons enfin que la lecture à voix haute ou à voix basse, c’est-à-dire le déchiffrement oral du texte écrit, effectué pour soi-même ou à l’attention d’autrui, caractérise encore la pratique du lecteur du haut Moyen-Âge et même au-delà. Loin de pouvoir et de savoir lire en silence, tacite, c’est par une lecture extériorisée, grommelée, mâchurée et psalmodiée, qu’il se saisit du texte. Cette pratique de la lecture oralisée n’est pas alors celle du lecteur malhabile, peu familier des signes écrits, comme on pourrait le croire aujourd’hui. Elle est, au contraire, la pratique ordinaire des gens de lettres et de “savoir”, du haut Moyen-Âge, aussi bien que de l’Antiquité grecque et latine.
Sans doute faudrait-il invoquer différentes explications pour rendre compte de ces rapports oralisés aux textes écrits comme, par exemple, la valeur donnée à la voix dans l’Antiquité grecque, ou encore l’importance de la lecture et de l’écoute partagées de textes dans les relations de sociabilité à certaines périodes de notre histoire. Mais parmi elles, il en est une, tout à fait essentielle, qui précisément renvoie, outre à une écriture qui longtemps resta phonétique, à ces procédés d’énonciation graphique en scriptio continua 164 alors en usages qui, sauf entraînement particulier, rendaient le déchiffrement oral de l’écrit pratiquement nécessaire165.
Les mots n’étaient entre eux séparés et distingués par aucun signe intervalle mais, au contraire, se trouvaient noués les uns aux autres sous la forme d’un alignement continu de lettres, sans valeur idéographique, ce qui rendait leur identification visuelle particulièrement difficile166. La difficulté était encore renforcée par une graphie parfois compliquée et abstruse comme on en trouve l’exemple dans le début du Moyen Âge notamment, par l’absence d’un système de ponctuation, d’une distinction entre lettres majuscules et minuscules, de même que par l’absence de procédés de mise en texte, séparant les énoncés entre eux en les découpant et les distribuant dans l’espace graphique (sous la forme, par exemple, de retour à la ligne, de paragraphes, de parties et de titres, etc.).
Ces procédés matériels d’énonciation graphiques constituaient autant de limites matérielles objectives au développement de la lecture (de la copie et de la composition) silencieuse, c’est-à-dire à la perception visuelle et spatiale des significations écrites. La structuration et l’objectivation matérielle qu’ils conféraient aux mots et aux énoncés du discours ne recouvraient pas, en effet, les propriétés visuelles et spatiales nécessaires qui, aujourd’hui, permettent à l’oeil du lecteur d’identifier rapidement, d’un seul mouvement du regard, les significations attachées à un texte, de s’y repérer, d’y distinguer les mots, d’en saisir le sens “mentalement”, sans intervention de la voix.
Sans doute cette obstacle n’était-il pas totalement insurmontable puisque l’histoire nous témoigne de la présence de quelques lecteurs silencieux, d’un oeil suffisamment exercé et habile pour s’affranchir, malgré l’écriture en scriptio continua, de la verbalisation. Ils restent toutefois l’exception et ne doivent pas nous empêcher d’apercevoir les limitations objectives que cette “écriture continue”, en forçant la vocalisation, faisaient virtuellement peser sur les opérations intellectuelles et sur la transmission des savoirs. Même si sa situation diffère déjà profondément des formes orales de transmission et de communication, celui qui déchiffre l’écrit à voix haute se trouve, en quelque sorte, dans la position de celui qui écoute un discours dans le flux de sa successivité.
Comme l’explique Jesper Svenbro à propos du lecteur grec, « (...) ce qui est “reconnu”, c’est le sens de la séquence sonore mécaniquement produite, mais non encore comprise, par le lecteur qui prononce les signes écrits pour sa propre oreille. Ce qui est opaque à son oeil (bien qu’il connaisse les lettres individuelles) est tout d’un coup “reconnu” par son oreille, infiniment plus habituée que son oeil à saisir la Gestalt d’une phrase inconnue »167. Les énoncés ne sont pas ainsi à proprement parler visualisés mais entendus (dans les deux sens du terme) dans la succession de leur articulation. Or, il suffit de faire soi-même l’expérience d’écouter un discours, même préalablement préparé à l’écrit, pour se rendre compte des limites qu’une perception purement auditive d’un flux d’informations successives fait peser sur des opérations intellectuelles que l’examen visuel d’un texte permet d’accomplir relativement aisément.
S’il est toutefois clair que ces deux situations ne sont pas en tous points comparables dans la mesure où, à la différence de celui qui écoute un discours construit à l’écrit et prononcé par un autre, le lecteur “auditif” peut toujours, par exemple, reprendre plusieurs fois la même information textuelle, y revenir, la redire, s’y arrêter, etc., il n’en reste pas moins vrai qu’elles ne sont pas non plus totalement étrangères l’une à l’autre. Car l’une et l’autre situations ne permettent pas l’examen spatial-visuel des significations, ni par conséquent l’interprétation synoptique de l’espace graphique, des mots et des énoncés.
Il reste infiniment plus délicat de repérer, par exemple, les contradictions éventuelles d’un ensemble d’informations perçues auditivement dans la successivité, d’en faire une analyse critique systématique, que cela ne l’est lorsque l’information peut être examinée spatialement et visuellement. « Visualiser des énoncés ou des mots, des oppositions entre les mots, des classifications, c’est maîtriser autrement, plus consciemment son savoir. On ne maîtrise pas de la même façon, à l’oral et à l’écrit, la langue, l’espace et le temps »168.
Même s’il faut dire que des savoirs écrits qui seraient transmis oralement n’auraient déjà plus grand chose à voir avec la logique et les savoirs des univers sociaux sans écriture, on ne peut faire non plus comme si la perception purement auditive des significations écrites offrait les mêmes possibilités intellectuelles que leur perception visuelle. En offrant une résistance matérielle et textuelle objective au déchiffrement silencieux, l’écriture en scriptio continua restreignait les possibilités de s’orienter rapidement dans un texte, plus encore de repérage et de recherche précise d’une information textuelle, sinon par sa mémorisation et sa prononciation, cela d’autant plus lorsque l’écrit en question présentait une certaine dimension169.
Outre qu’elle contribuait à faire de la lecture une pratique physique, difficile, lente et laborieuse comme en témoigne les images conservées par l’iconographie170, sa disposition graphique forçait le déchiffrement linéaire du texte, et, en cela, entravait la possibilité d’accomplir des lectures sélectives et comparatives centrées sur des passages spécifiques d’une argumentation. L’absence de ruptures graphiques, de discontinuités matérielles et textuelles mettant en forme les énoncés et offrant au regard du lecteur un ensemble de prises textuelles significatives, contribuait à faire de tout repérage précis et de tout recoupement de l’information un exercice lexique particulièrement délicat à réaliser.
La mémorisation strictement visuelle des supports écrits qui, pour être effective, doit pouvoir s’appuyer sur la démultiplication des contrastes, des décrochages, sur la multiplication des “prises” matérielles, était, également, par ce système de notation, annihilée. C’est ainsi, par exemple, que les orateurs antiques171 mirent au point et utilisèrent des systèmes mnémotechniques complexes qui, palliant les insuffisances visuelles des procédés d’énonciation graphiques en usage, permettait de conférer au texte une structuration visuelle sur laquelle s’appuyer pour le déclamer.
GOODY Jack, La Raison graphique. Opus-cité, p. 97.
SVENBRO Jesper, Phrasikleia. Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 1998, 266 pages, et CHARTIER Roger, MARTIN Henri-Jean (sous la direction de), Histoire de l’édition française, Tome 1. Le livre conquérant, du Moyen-Age au milieu du 17ème siècle, Paris, Fayard/Cercle de la librairie, 1989, 793 pages.
Nous n’affirmons pas par là-même que la transmission orale des savoirs écrits est une situation analogue à celle que connaissent les univers sans écriture. Des savoirs écrits qui se transmettent oralement sont déjà bien différents dans leur organisation et leur fonctionnement des “savoirs” propres aux cultures orales. Car ils ont connu, par le travail de mise en écriture, des transformations dont la transmission orale hérite inévitablement. Toutefois, un rapport purement oral au savoir écrit, c’est-à-dire auditif (versus visuel), n’est pas non plus équivalent du point de vue des processus de connaissance aux possibilités constituées par la perception visuelle du discours et des informations. GOODY Jack, Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, p.125.
Ajoutons, à cet égard, qu’il en fut longtemps du déchiffrement des textes et de leurs énoncés, comme de leur composition ou de leur copie. Jusqu’à l’instauration d’une coupure entre les mots, le travail des copistes médiévaux, par exemple, ne résidaient pas dans une copie visuelle, mais dans une copie prise sous la dictée d’un autre : « Les premières traces d’imposition de la règle du silence dans le scriptorium remontent au VIIIème siècle dans les îles Britanniques, époque à laquelle les groupements de caractères et la séparation des mots devinrent courants dans les manuscrits insulaires. (...) Sur le continent, le silence était obligatoire au IXème siècle dans les scriptoria monastiques de Tours (...). A la fin du XIème siècle, alors que la séparation des mots était devenue pratique courante dans toute la France, la copie silencieuse faisait naturellement partie de la vie monastique ». Les auteurs également choisissaient souvent de « dicter leurs textes, évitant ainsi les difficultés d’une écriture sans séparation des mots », plutôt que de rédiger eux-mêmes leurs textes. Au XIème siècle, dictare était d’ailleurs synonyme de composer. SAENGER Paul, « Manières de lire médiévales », in CHARTIER Roger, MARTIN Henri-Jean (sous la direction), Histoire de l’édition française..., Opus-cité, p.149.
SVENBRO Jesper, Phrasikleia..., Opus-cité, pp.53-73.
SVENBRO Jesper, Phrasikleia..., Opus-cité, p.183.
Si nous écrivons ici même “résonner” au lieu de “raisonner”, c’est précisément parce que les deux niveaux sont ici intimement liés. « (...) la lecture sonore est la condition nécessaire pour que les lettres puissent constituer un texte intelligible : son et sens coïncident dans le logos, à la fois “réson” et “raison” (...) », SVENBRO Jesper, Phrasikleia..., Opus-cité, p.8.
SVENBRO Jesper, Phrasikleia..., Opus-cité, p.185
SAENGER Paul, « Manières de lire médiévales », Opus-cité, p.147.
Jesper Svenbro écrit : « (...) on peut faire une observation technique : les Grecs dont il est question ici écrivaient en scriptio continua, c’est-à-dire sans intervalles entre les mots, ce qui — l’expérience le montre — rend la lecture à haute voix pratiquement nécessaire. De cette façon, la lecture sonore fait partie du texte, incomplet ou inachevé en lui-même », in SVENBRO Jesper, Phrasikleia..., Opus-cité, p.54.
Il faudrait également ajouter le caractère inégalement lisible et fonctionnel des différents types d’écriture. Par exemple, l’écriture en capitales ou l’écriture calligraphiée, en plus de rendre difficile le processus de déchiffrement des signes écrits, limitait considérablement la possibilité d’un usage autographe et solipsiste de l’écrit. Ce n’est qu’avec la simplification graphique des écritures, notamment avec l’apparition de la cursive et de la minuscule gothique, plus rapides et plus faciles d’usage, que l’utilisation autographe et silencieuse de l’écrit se fit plus courante. Ce qui ne manqua pas de transformer l’activité intellectuelle de plusieurs manières. Il devint, par exemple, plus aisé de prendre, même furtivement, des notes pour son propre usage, d’ailleurs facilement consultables, comme en témoigne, par exemple, le développement de la prise de notes dans les universités à partir du XIIIème siècle. Des informations, des références, etc., pouvaient être ainsi facilement enregistrées et consignées sur un cahier personnel relu à l’occasion... La simplification des signes graphiques facilita également le travail des copistes attachés à la reproduction des textes savants. Les copistes purent désormais copier en silence ce qui rendit le travail de reproduction à la fois plus rapide et plus précis. Enfin, la simplification graphique des signes bouleversa le travail même des auteurs. Il leur devint accessible de rédiger par eux-mêmes le produit de leurs réflexions, de se confronter visuellement et directement à leurs propres textes en ses différentes phases d’élaboration, et, par là même, d’en contrôler plus précisément les contradictions, les répétitions éventuelles et plus généralement le rendu final. En effet, lorsque celui-ci dépendait d’un secrétaire prenant le texte sous la dictée, l’auteur n’était pas totalement maître du résultat final de son travail... « Au XIIème siècle, il n’existait pas d’équivalent de l’écriture cursive ordinaire, et l’auteur qui écrivait en composant ne pouvait que recourir aux méthodes lourdes et maladroites appliquées par les scribes lors de la copie définitive d’un texte. Ne disposant pas d’écriture autographe équivalente de la cursive romaine, les auteurs médiévaux dictaient leurs textes à des scribes, qui les notaient sur des tablettes de cire sur lesquelles le stylet courait plus rapidement qu’une plume sur le parchemin. Il n’y avait pas non plus, à l’époque, de systèmes d’abréviations comparables aux notes tironiennes de l’Antiquité, et il semble que ces secrétaires faisaient davantage de résumés que des transcriptions fidèles des oeuvres dictées. Il leur appartenait ensuite de développer ces résumés pour rendre la pensée et les sentiments de l’auteur. Au XIIème siècle, la création littéraire était donc une activité de groupe, moins individuelle que dans l’Antiquité. Les auteurs prolifiques tels que Saint Bernard n’étaient pas totalement maîtres de leurs propres textes, et pouvaient publier des ouvrages dont ils n’avaient pas pris connaissance dans leur forme définitive », in SAENGER Paul, « Manières de lire médiévales », Opus-cité, p. 150.
« Les plus anciens manuscrits déroutent les lecteurs modernes par l’aspect compact du texte (...). Les lettres sont transcrites les unes à la suite des autres sans que rien ne permette d’identifier les mots. Cette scriptio continua demandait au lecteur un effort considérable pour accéder au texte », VEZIN Jean, « La fabrication du manuscrit », in CHARTIER Roger, MARTIN Henri-Jean (sous la direction de), Histoire de l’édition française..., Opus-cité, p.39.
SVENBRO Jesper, Phrasikleia..., Opus-cité, p.184.
LAHIRE Bernard, « L’Incorporation du métier d’étudiant en sciences humaines et sociales. Entre raison scolaire et raison pratique », Conférences aux journées : “Programmation et réalisation de pratiques dans l’enseignement universitaire de psychologie”, septembre 1995, Universitat de Barcelona, Facultat de Psicologia.
Il faut en effet imaginer toutes les difficultés qui se présenteraient à nous, aujourd’hui, si nous n’avions d’autres moyens que le déchiffrement oral des textes. Des outils comme, par exemple, les dictionnaires, les index, les tables analytiques, les renvois, etc., par exemple, dont l’utilisation repose sur la possibilité d’un repérage visuel rapide de l’information, deviendraient pratiquement inexploitables.
ROCHE Daniel, « L’intellectuel au travail », in Annales ESC, 1982, p.476.
YATES Frances A., L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1987, 432 pages.