Sans doute faut-il imputer au fait d’avoir pensé l’“écriture” et plus généralement les savoirs écrits comparativement à leurs formes opposées les glissements conceptuels insidieux et abusifs qui caractérisent certains discours sur l’écrit. D’où la tendance à parfois con-fondre sous la dénomination commune d’“écriture” des pratiques et des activités pourtant relativement différentes tant du point de vue des processus cognitifs qu’elles induisent que du point de vue de leurs effets de connaissance. D’où également la propension à faire un usage parfois largement synonymique de notions qui, si elles renvoient bien à la “logique de l’écriture”, ne sont pourtant pas strictement équivalentes du point de vue des réalités socio-cognitives qu’elles désignent : “écriture”, “objectivation”, “codification”, “rationalisation”, etc.
C’est précisément le reproche que l’on peut adresser, par exemple, à l’article de Pierre Bourdieu « Habitus, code et codification »184 dont les propos, par les glissements rhétoriques qu’ils opèrent, ne sont pas sans entraîner une certaine confusion dans les termes employés, s’agissant notamment des rapports entre “écriture” et “codification”. Si l’on excepte le problème du double emploi, anthropologique et juridique, dans une certaine mesure contradictoire, du terme de codification qui se trouve appliqué aussi bien à certaines pratiques d’univers socio-culturel sans écriture qu’à la description de certains des effets majeurs” de l’écriture185, l’auteur associe fortement, pour parfois les confondre, le travail de mise en écriture, d’objectivation scripturale des savoirs ou des pratiques à la codification186, et la codification à la rupture avec la maîtrise pratique, intériorisée, de schèmes d’action187.
A lire Pierre Bourdieu, tout se passe parfois comme si écrire des pratiques, des “savoirs” jusque-là non écrits, c’était codifier188, et la codification ce qui permet de rompre avec la maîtrise purement pratique des pratiques sans qu’entre les deux états opposés, la maîtrise pratique et la codification, n’existent d’autres formes intermédiaires. Pourtant “écrire” n’est pas codifier quand bien même la codification suppose l’“écriture”. Et tous les savoirs écrits ne sont pas nécessairement des savoirs codifiés et/ou des savoirs formalisés. Parler des effets de la scripturalisation (de mise en écriture) des savoirs ou des pratiques n’est en effet pas la même chose que parler de leur codification. L’objectivation écrite des savoirs ou des pratiques n’implique en rien leur codification !
Cherchant à “objectiver l’objectivation”, c’est-à-dire à objectiver les effets non contrôlés de l’objectivation (scripturale et graphique), Pierre Bourdieu réagit d’abord contre ce qu’il appelle le « juridisme, c’est-à-dire contre la tendance des ethnologues à décrire le monde social dans le langage de la règle et à faire comme si l’on avait rendu compte des pratiques sociales dès qu’on a énoncé la règle explicite selon laquelle elles sont sensées être produites »189 qui, pour une bonne part, réside dans la confusion des choses de la logique avec la logique des choses, c’est-à-dire dans les transformations logiques (non contrôlées) que le travail d’objectivation scientifique fait peser sur l’économie effective des pratiques, tout particulièrement lorsque l’objectivation porte sur les pratiques des sociétés sans écriture.
A ce titre, il rejoint, par d’autres chemins, la réflexion critique de Jack Goody190 qui montre ce que les erreurs scientifiques de l’ethnographie savante attachée à la description des traditions orales doivent au fait d’avoir imprimé un traitement spécifiquement scriptural et graphique à des schèmes culturels et des modes de connaissance dont l’organisation répond non aux principes d’une logique logique, abstraite, ou formelle, mais aux exigences d’une logique pratique et contextualisée. En effet, le simple usage de techniques d’objectivation scripturale-graphique (transcriptions, fiches, classements, index, tableaux, diagrammes, etc.) n’est jamais sans conséquence théorique sur l’intellection de pratiques et de “savoirs” dont le propre est précisément de ne pas exister à l’état objectivé mais sous la forme d’un ensemble de réactualisations toujours particulières et contextualisées. Soumises à certaines des techniques les plus spécifiques de l’ethnographie savante, les pratiques toujours circonstancielles des univers sociaux sans écriture font ainsi l’objet d’une véritable entreprise de conversion logique qui conduit à poser à la logique pratique des questions (décontextualisées, théoriques, logiques) que la logique pratique a en propre de ne pas se poser191.
Comme le dit Pierre Bourdieu, faisant implicitement référence au structuralisme et à l’objectivisme abstrait,
‘« lorsqu’on dit que la langue est un code, on omet de préciser en quel sens. La langue n’est pas un code à proprement parler : elle ne le devient que par la grammaire, qui est une codification quasi juridique d’un système de schèmes informationnels192. Parler de code à propos de la langue, c’est commettre la fallacy par excellence, celle qui consiste à mettre dans la conscience des gens qu’on étudie ce qu’on doit avoir dans la conscience pour comprendre ce qu’ils font. Sous prétexte que pour comprendre une langue étrangère il faut avoir une grammaire, on fait comme si ceux qui parlent la langue obéissaient à une grammaire »193.’C’est ainsi que nombre des erreurs de l’ethnographie savante résident dans le fait de n’avoir pas su objectiver, pour les incorporer à la construction du modèle interprétatif, les effets logiques et théoriques du travail d’objectivation appliqué aux univers sociaux non objectivés, ou, pour le dire encore autrement, ce qui est le produit de son propre rapport (scientifique, rationnel, etc.), historiquement constitué, aux univers sociaux étudiés et, dans une large mesure, historiquement conquis contre la logique de ces univers. Autrement dit, la cohérence partielle souvent remarquée des pratiques et des “savoirs” des sociétés sans écriture n’est “partielle”, “contradictoire” ou “pré-logique” qu’au nom de l’oubli du tour de force logique que l’objectivation scripturale-graphique leur fait subir de facto.
Comme l’écrit Bernard Lahire :
‘« Tout cela explique qu’on ait pu caractériser la “pensée mythique” par l’absence d’“esprit critique” ou de “scepticisme”. Ce qu’on entend habituellement par critique, c’est la possibilité de comparer, de repérer des contradictions ou encore d’interpréter, autant de dispositions propres à des modes de connaissance scripturaux. L’idée selon laquelle les “primitifs” seraient “indifférents le plus souvent à la contradiction”, s’éclaire parfaitement : le “mythe” s’adapte à chaque contexte d’énonciation ; il peut donc dans les multiples énonciations et dans ses nécessaires variations apparaître, du point de vue d’un mode de connaissance scriptural, comme un discours incohérent qui dit blanc et noir à la fois. Or, c’est justement parce que celui qui énonce le mythe ou celui qui l’entend ne le dit et ne l’entend pas “à la fois” mais successivement, dans des situations, avec des auditoires et dans des moments différents, qu’il peut être “insensible” à ce qui nous apparaît comme étant des contradictions. Le variable, le contradictoire, le partiel, l’illogique, ce sont les formes sociales orales et les modes de connaissance qui y sont liés, vus à travers nos formes sociales scripturales194. Il ne faut ni prêter plus de cohérence à ces modes de connaissance qu’ils n’en ont, ni soupçonner un esprit illogique, incohérent, contradictoire (mettant, de cette manière, dans la tête des être sociaux le produit du rapport entre deux univers sociaux différents) »195.’Pourtant, comme le montre fort bien cet exemple, s’interroger sur les effets de l’objectivation n’est pas s’interroger spécifiquement sur la codification, à moins d’admettre avec Pierre Bourdieu que “l’ethnologue codifie, par le seul fait de l’enregistrement”. Enregistrer à l’écrit une version d’un “mythe”, par exemple, est certainement un acte d’objectivation, mais non de codification, qui, à lui seul, en tant qu’acte de dé-contextualisation et d’ab-straction, peut empêcher le chercheur d’apercevoir, s’il n’y prend garde, ce qui constitue l’une des spécificités socio-cognitives du “mythe”, comme le fait par exemple de compter, in situ, autant de versions qu’il en est effectué de narrations. Il devient désormais possible de se référer et de revenir autant de fois qu’on le souhaite sur ce qui dorénavant constitue une même version écrite (un même texte) du “mythe”, d’en repérer les “contradictions”, la cohérence “partielle”, qui pourtant, dans la réalité des faits, n’existe que sous la forme d’un ensemble homéostatique et évanescent de narrations toujours particulières effectuées dans autant de situations différentes. En fixant à l’écrit une version du “mythe”, le “simple” travail de transcription peut ainsi contribuer à faire oublier cet état des choses, par exemple en conduisant le chercheur à réduire le “mythe” et son interprétation à la version ou aux quelques versions notées à toutes fins utiles par écrit.
S’interroger sur l’objectivation n’est donc pas s’interroger en propre sur les effets du travail de codification, mais bien plutôt, ce qui est déjà bien différent, sur les transformations logiques qui se trouvent liés aux changements que le travail même de mise en écriture opère dans le traitement et le rapport à l’information. Autrement dit, si les effets non contrôlés du travail d’objectivation peuvent fort bien, dans certains cas, résulter “du seul fait de l’enregistrement” écrit, ce dernier ne saurait être confondu dans ses effets avec le travail de codification strito sensu. Tous les jours les chercheurs en sciences sociales se trouvent d’une certaine façon confrontés à la difficulté majeure qui consiste, pour ne pas céder à la confusion du modèle de la réalité avec la réalité du modèle, à (re)contextualiser des constats empiriques qui, pour avoir été conquis dans-par un immense travail scriptural-graphique d’objectivation et d’extraction, emportent le risque d’être abusivement généralisés, universalisés ou “dé-contextualisés”. C’est dire que les erreurs scientifiques qui résultent des effets non contrôlés du travail d’objectivation n’ont pas toutes pour conséquence le “juridisme”, c’est-à-dire cette propension à décrire le monde social dans le langage de la règle, qui, en la matière, n’est qu’une des figures possibles parmi d’autres de l’erreur scientifique liée au travail même d’objectivation. On ne peut con-fondre totalement les effets de l’objectivation avec le travail de codification et faire de la codification la conséquence directe du travail de mise en écriture ou d’enregistrement écrit...
La codification, parfois décrite comme un simple effet de l’activité d’écriture et identifiée, sans plus de distinction, par opposition aux formes orales, à cet ensemble de processus socio-cognitifs habituellement réunis sous le dénominateur commun d’“écriture”, est une dimension tout à fait particulière, donc spécifique, du travail d’écriture des savoirs, que tout travail d’écriture est bien loin de recouvrir. La codification est, comme le dit par ailleurs Pierre Bourdieu lui-même, un véritable travail juridique de réglementation et de normalisation qui, à la manière de la grammaire ou du droit, organise les pratiques sous la forme de corpus systématiques de règles générales, de lois formelles, de principes constants, indépendants de la logique du cas particulier, et énoncés « de manière à fournir des réponses valables dans tous les cas et pour tout le monde (pour tout x) »196.
Travail de formalisation logique et de systématisation, de mise en ordre et de mise en forme des savoirs, rendu possible par une activité graphique de reprise, de découpage, de division, de classement, et de hiérarchisation, etc., la codification « minimise l’équivoque et le flou »197 de la pratique « en produisant des classes claires, en opérant des coupures nettes, en établissant des frontières tranchées »198. En ce sens, la codification réalise un très haut degré d’abstraction et de rationalisation des savoirs. Car en formalisant et en réglant les principes de leur fonctionnement, elle confère aux pratiques « cette constance qui assure la calculabilité et la prévisibilité par delà les variations individuelles et les fluctuations temporelles »199. L’exemple le plus parlant en la matière est sans doute celui de la grammaire qui, en déterminant les règles et les principes généraux du fonctionnement de la langue, réalise non seulement une description et une analyse de type linguistique de la pratique langagière, mais en normalise et en prescrit également les différentes modalités, ce qui permet à la fois de prévoir les différentes occurrences linguistitiques et de dire (ou de savoir) ce qui doit nécessairement se passer dans tel ou tel cas : “Quelle que soit la construction de la phrase, le verbe s’accorde toujours avec son sujet”...
S’il « est inutile de rappeler ce que la grammaire doit à l’objectivation du langage et de ses discontinuités ou à des procédés graphiques tels que la liste ou le tableau qui permettent de maîtriser consciemment les principes de classement, de voir les contrastes, les analogies, les contradictions, de disséquer, de fragmenter, d’analyser les parties du discours, les syllabes, les lettres, de classer selon des critères sémantiques ou morphologiques, de croiser les critères de classement »200, il convient de préciser, comme le suggère d’ailleurs la citation précédente, qu’il fallut ce long travail d’écriture, de reprise, de correction, d’organisation, c’est-à-dire la réalisation d’un immense effort scriptural-graphique d’objectivation, de systématisation, de découpage, de hiérarchisation, de classification, accompli sur plusieurs générations (versus d’un seul coup), pour parvenir à ce résultat d’une grammaire codifiée. Autrement dit, l’objectivation écrite du langage ne conduit pas immédiatement à sa codification grammaticale. Il faut au préalable avoir beaucoup objectivé, discerné, explicité, repris, etc., le langage écrit à l’écrit, pour que, par une maîtrise seconde, puisse être opérée une codification grammaticale systématique qui tout à la fois décrit, normalise, formalise et prescrit son fonctionnement.
Cette remarque peut paraître à première vue évidente et pourtant elle permet de ne pas confondre trop hâtivement “scripturalisation” et “codification”, savoirs écrits et savoirs codifiés. Si nous voulions raisonner analogiquement, nous dirions qu’entre l’invention d’un système graphique et la codification grammaticale ou orthographique du langage, il y a l’écart existant entre l’invention de formes de raisonnement formalisées, typiquement graphiques, comme par exemple le syllogisme, qui se trouve indiscernablement liée à l’existence d’une tradition écrite, et la “simple” maîtrise de l’écriture par les êtres sociaux, qui, à elle seule, ne les conduit pas automatiquement à raisonner selon ces formes de raisonnement formalisées201. D’une certaine façon, il en va du syllogisme comme de la grammaire entendue au sens d’un savoir formalisé sur le fonctionnement de la langue tel qu’il se constitue et se codifie au cours des XVIème-XVIIIème siècles. L’adoption ou l’invention d’un système d’écriture, même s’il introduit une discontinuité entre les mots et les choses, peut très bien se faire sans que, dans le même temps, celui-ci implique directement, par le seul fait de son existence, la mise en forme d’une grammaire constituée et codifiée où serait formellement déterminés, dégagés, établis, fixés et normalisés les règles et les principes de fonctionnement de la langue. La preuve en est, par exemple, l’existence, jusqu’à une période relativement récente de notre histoire, de conventions orthographiques extrêmement souples et variables.
En outre, si l’on peut légitimement penser que l’invention de certains systèmes graphiques, et tout particulièrement de l’alphabet la lettre étant déjà une unité graphique toute théorique comme l’a montré Éric A. Havelock202 —, ont largement suscité et conditionné l’apparition, notamment dans la Grèce Antique, de ce que l’on peut appeler, avec plus ou moins d’anachronisme, une réflexion “grammaticale” sur la langue, on ne peut toutefois confondre totalement ce qui relève d’une posture herméneutique vis-à-vis de la langue, à savoir l’analyse de son fonctionnement interne, qui, à maintes égards, peut s’apparenter à une réflexion scientifique sur le langage, et le produit codifié, standardisé, formalisé et normalisé, la grammaire telle qu’elle fut établie par les premiers pédagogues à partir du XVIème siècle, où règles, principes généraux, normes explicites et universelles prescrivent (réglementent) autant sinon plus qu’ils décrivent le fonctionnement des pratiques langagières203.
La codification ne se confond pas avec l’activité d’écriture, bien que la supposant, en ce qu’il ne suffit pas d’objectiver un savoir par écrit pour le faire directement passer de l’état d’un savoir pratique à l’état d’un savoir codifié, c’est-à-dire à l’état d’un savoir formalisé et stabilisé dans-par un ensemble de règles, de principes et de lois qui viennent en décrire aussi bien qu’en prescrire le fonctionnement. Il s’ensuit que des savoirs peuvent fort bien exister en tant que tels, c’est-à-dire être explicités, objectivés par écrit, et fonctionner à l’écrit, etc., sans être pour autant des savoirs à proprement parler codifiés, formellement et systématiquement réglés et établis dans leurs principes de fonctionnement. Bref, des savoirs peuvent fort bien exister et fonctionner à l’écrit, être objectivés et explicités à l’écrit, et ne pas atteindre le degré de formalisation, de constance, de calculabilité et de prévisibilité des savoirs codifiés.
Pour finir sur ce point, il découle de ces réflexions que les différents savoirs écrits ont d’autant plus de chances d’être explicites et réglés dans leurs principes de fonctionnement que leurs contenus et les schèmes mis en oeuvre dans la transmission y sont davantage codifiés. Comme l’écrit Pierre Bourdieu « les historiens et les philosophes des sciences et surtout les savants eux-mêmes ont souvent observé qu’une part très importante du métier de savant s’acquiert selon des modes d’acquisition tout à fait pratiques la part de la pédagogie du silence, faisant une faible place à l’explicitation et des schèmes transmis et des schèmes mis en oeuvre dans la transmission, est sans doute d’autant plus grande dans une science que les contenus, les savoirs, les modes de pensée et d’action y sont eux-mêmes moins explicites, moins codifiés »204.
Or c’est là, très précisément, telle sera l’hypothèse centrale de notre thèse, l’une des différences majeures entre la médecine et la sociologie. Pour des raisons que dans leurs grandes lignes nous tenterons d’exposer, les savoirs médicaux et sociologiques, bien qu’étant tous deux des savoirs de type rationnel, constitués et fonctionnant à l’écrit, présentent de fortes variations dans leurs degrés d’intégration théorique et de codification qui, à l’étude, s’avèrent au principe de différences importantes dans les logiques de la connaissance et, par là même, indissociablement, dans les formes du travail intellectuel étudiant, ses modalités, ses objectifs, ses impératifs et ses difficultés...
La médecine, d’un côté, qui s’organise en un corps commun et systématique de connaissances cliniques et fondamentales, dispense des contenus scientifiques et techniques solidement délimités, définis et édifiés. En outre, les modalités et les objectifs de l’apprentissage y sont clairement établis et programmés. Les savoirs et les contenus, les modes de pensée et d’action à l’oeuvre dans ce contexte d’études, qui reposent sur un ensemble de corpus relativement univoques et codifiés de mécanismes, de données, de règles, de lois, de procédés et de procédures stabilisés de connaissances, etc., s’offrent ainsi à l’étude sous la forme d’un champ d’investigation et de pratiques fortement structuré.
La présence de nombreuses synthèses, de nombreux manuels et dictionnaires qui font état de la standardisation du lexique médical et de son langage conceptuel, en constituent par exemple de clairs indices, de même que l’existence de distinctions nettes et tranchées entre les différents domaines d’apprentissage, entre groupes de problèmes clairement identifiés, etc. Les savoirs et les schèmes mis en oeuvre dans la transmission étant ainsi déterminés et réglés dans leur principe de fonctionnement, ils contribuent non seulement à limiter les imprévus et les incertitudes de la pratique d’apprentissage appuyée sur des contenus précis et irréductibles sur le fondement desquels il n’y a pas à revenir, mais confèrent également aux différents gestes de l’étude une certaine constance et une certaine prévisibilité. On sait ce qu’on doit faire, et comment le faire...
De l’autre côté, le polymorphisme théorique et méthodologique de la science sociologique n'est pas au principe d'un fonds commun incompressible de connaissances qui imposerait, pour être pratiqué, l’apprentissage ou la mise en oeuvre de contenus et de procédures identiques. Loin de s’offrir à l’étude sous la forme d’un champ d’investigation et de pratiques intégré et uniforme, la sociologie, telle qu’elle est enseignée à l’Université Lumière Lyon 2, se présente avant tout, pour emprunter l’expression à Jean-Claude Passeron, comme « une large gamme d’intelligibilités partielles, indissociables d’un dispositif multidimensionnel de chantiers de recherches morcelé »205 où acquis d’intelligibilité et principes de connaissance ne sont ni totalement comparables ni simplement cumulables.
Dans une large mesure axés sur la recherche, les objectifs de l’apprentissage, qui reposent pour une bonne part sur le travail empirique, le commentaire et la fréquentation durable des auteurs, des textes et des études, restent souvent mal définis dans leurs contenus (faire une dissertation, un dossier, une fiche de lecture, etc.) aussi bien que dans leurs principes (recherches documentaires, utilisation des auteurs, problématisation, construction d’un objet de recherche, conceptualisation, enquête de terrain, etc.). Savoir de la recherche, en cours de construction, aux “contours” mal définis, qui repose davantage sur l’appropriation de postures informées de connaissances que sur des contenus déterminés et codifiés, la sociologie, telle qu’elle est enseignée à l’université Lyon 2, laisse, au contraire de la médecine, nombre de ses modes de pensée et d’action à l’état implicite...
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », A.R.S.S., 1986/63, pp.40-44.
D’un côté Pierre Bourdieu définit, à juste titre, le travail de codification comme un travail quasi-juridique de réglementation et de normalisation des pratiques qui, en tant que tel, relève d’un travail scriptural et graphique très spécifique. D’un autre côté, l’auteur parle de codification à propos de droits coutumiers, de rites, etc., dans les sociétés “traditionnelles” (entendons par là sans système d’écriture) pour décrire des pratiques qui, si elles répondent à des principes institués (comme les rituels par exemple), ne sont nullement explicitées, fixées et organisées par écrit. Or, on ne peut dire à la fois, comme le fait Pierre Bourdieu, à propos de la Kabylie, que « même ce qu’il y a de plus codifié (...) a pour principe non des principes explicites, objectivés, donc eux-mêmes codifiés, mais des schèmes pratiques » (BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.40), et définir la codification comme « un travail juridique », c’est-à-dire un travail d’explicitation, de réglementation et de normalisation (écrit) des principes gouvernant explicitement les pratiques. Nous ne contestons pas ici le fait que l’on puisse être amené, dans certains cas, à parler de codification à propos de pratiques de sociétés “traditionnelles” qui répondent à des protocoles et à des fonctions symboliques très précis. Néanmoins, il reste abusif d’employer le même terme pour décrire à la fois et dans le même temps des pratiques codifiées stricto sensu parce que réglées dans et par un travail d’écriture spécifique qui en fixe et en organise systématiquement et explicitement les principes (e.g. la grammaire) et des pratiques qui, pour s’organiser selon un “cérémonial” bien précis, n’existent pas à l’état objectivé. Si la grammaire est l’archétype du savoir codifié (dans et par un travail scriptural et graphique spécifique), alors on ne peut parler à la fois et indistinctement de codification à propos de ce type de savoir et à propos de pratiques rituelles, aussi “raffinées” et “élaborées” soient-elles... L’emploi du même terme ne désigne pas, en ce cas, les mêmes réalités sociales et cognitives. En outre et pour terminer sur ce point, on notera également chez cet auteur la tendance à parler de « sociétés peu codifiées » pour dénommer des univers sociaux sans écriture, confondant ainsi, implicitement, l’“écriture” et la codification...
« S’interroger sur l’objectivation, c’est s’interroger sur le travail même de l’ethnologue qui, à la façon des premiers législateurs, codifie, par le seul fait de l’enregistrement, des choses qui n’existaient qu’à l’état incorporé, sous forme de dispositions, de schèmes classificatoires dont les produits sont cohérents, mais d’une cohérence partielle », BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.41, souligné par nous.
« (...) la codification est un changement de nature, un changement de statut ontologique qui s’opère lorsqu’on passe de schèmes linguistiques maîtrisés à l’état pratique à un code, une grammaire, par le travail de codification, qui est un travail juridique », Ibidem, souligné par nous.
« Certains des effets majeurs de la codification sont liés à l’objectivation qu’elle implique et qui sont inscrits dans l’usage de l’écriture », BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.42.
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.40.
GOODY Jack, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit, 1979, 274 pages et GOODY Jack, Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, 323 pages.
BOURDIEU Pierre, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, pp.51-70.
C’est nous qui soulignons.
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.41. Ajoutons que la remarque est d’autant plus pertinente qu’elle s’applique à ceux qui parlent une langue strictement orale, non écrite, puisque, dans ce cas précis, si les chercheurs peuvent fort bien reconstruire les structures grammaticales de la langue en question, il n’en reste pas moins vrai que les différents locuteurs ne parlent pas leur langue dans l’obéissance à des règles grammaticales explicites. Si la remarque vaut sans doute également pour ceux qui parlent une langue écrite (d’où le caractère fondé de la critique portée contre l’objectivisme abstrait qui universalise à la langue en général ce qui, en réalité, vaut plus particulièrement pour le produit d’un rapport scolaire à la langue comme l’a fort bien montré Bernard Lahire), les choses y sont toutefois un peu différente dans la mesure même où les différents locuteurs peuvent, dans certaines conditions, parler leur langue en pleine conscience des règles grammaticales qui la régissent...
C’est nous qui soulignons.
LAHIRE Bernard, Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de “l'échec scolaire” à l'école primaire, Presse universitaires de Lyon, 1993, pp.19-20.
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.43
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.42.
BOURDIEU Pierre, « Habitus, code et codification », Opus-cité, p.43.
Ibidem.
LAHIRE Bernard, Culture écrite..., Opus-cité, p.29.
Comme l’écrit Jack Goody à qui nous empruntons cet exemple, « (...) si nous parlons d’une opération comme la raisonnement syllogistique, attendre de la seule “maîtrise de l’écriture” qu’elle mène directement à l’adoption de cette forme de pensée est manifestement absurde. (...) Mais nous parlons d’une sorte particulières de problème, de “logique”, de théorème qui implique un agencement graphique. En ce sens le syllogisme résulte de l’écriture ou s’y trouve suggéré. Toutefois son emploi en tant que distinct de son invention n’exige pas une maîtrise de l’écriture », in Entre l’oralité et l’écriture, Paris, PUF, 1994, p.230.
HAVELOCK Éric A., Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, Paris, Maspéro, 1981, 104 pages.
BERNARD Régis, Ecole, culture et langue française, éléments pour une approche sociologique, Paris, Tema éditions, 1972, pp.75-76 et 81-83.
BOURDIEU Pierre (avec Loïc J.D. WACQUANT), Réponses, Paris, Seuil, 1992, p.194.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p.21.