On commencera par dire les difficultés qui d’emblée pèsent sur les tentatives de description du savoir sociologique en raison même de la diversité des pratiques et des formes qui le caractérise. Selon les parcours intellectuels effectués, les traditions théoriques et méthodologiques ou les écoles de pensées, il est des manières différentes, souvent conflictuelles, de faire de la sociologie, de se “dire” sociologue, et même de l’enseigner. Contrairement à d’autres savoirs au nombre desquels il faut compter les savoirs nomologiques (dont l’activité s’appuie sur des corpus de lois universelles) la sociologie ne réalise pas, tant s’en faut, un champ de pratiques et de connaissances unifié.
A cet égard, il en va un peu de la sociologie comme de l’idéal kantien d’une science de l’homme unifiée, comparable à la physique dans le domaine des manifestations humaines, dont les faits nous apprennent qu’il n’a guère supporté l’épreuve du réel. En effet, la sociologie n’existe pas davantage au singulier que la science de l’homme. Les recherches y ont foisonné sans jamais se fondre sous l’action régulatrice d’un paradigme unique206. Le polymorphisme théorique et méthodologique qui la caractérise constitue l’état “naturel” (indépassable) de son fonctionnement, et n’est pas au principe d’un fonds commun incompressible de connaissances qui imposerait, pour être pratiqué, l’apprentissage ou la mise en oeuvre de “contenus” et de procédures identiques.
D’un lieu à l’autre de la connaissance, la sociologie peut, en effet, recouvrir des formes et des orientations (conceptuelles, théoriques, méthodologiques, empiriques) sensiblement différentes, qui coexistent plus ou moins harmonieusement dans le cadre d’un champ théorique à bien des égards conflictuel et dispersé : variation des traditions théoriques et empiriques, des paradigmes, des conceptions du social, des programmes de recherche, des objets d’études, des références, des rapports aux valeurs, etc.
Comme déjà l’exprimait Michel Verret à propos de l’état de la connaissance dans le domaine couvert par la dénomination commune de sciences humaines :
‘« Plus qu’un fonds de connaissances universellement vérifiées, reconnues et partagées, comme tel univoque et anonyme, c’est à des noms d’auteurs qu’on se réfère Spinoza ou Kant, Marx ou Weber, Janet ou Freud chaque disciple revendiquant encore en son allégeance sa propre nuance, son spinozisme ou son marxisme. Comme si les physiciens devaient aujourd’hui se déclarer en physique aristotéliciens, galiléens ou einsteiniens, de telle ou telle école, et non physiciens nourris du corps commun des connaissances où Aristote, Galilée et Einstein ont apporté leur contribution, éventuellement leur révolution (...) »207.’La variation des orientations théoriques et pratiques des enseignants-chercheurs, d’une faculté à l’autre, d’une école à l’autre, peut ainsi parfaitement contribuer à la variabilité des connaissances produites aussi bien que transmises. Les mêmes auteurs (Goffman, Garfinkel, Lévi-Strauss, Bourdieu, Boudon, ou Touraine, etc.) et les mêmes courants théoriques (interactionisme, ethnométhodologie, structuralisme, structuralisme génétique, individualisme méthodologique, ou sociologie des mouvements sociaux...), ne feront pas l’objet d’une égale attention et d’un traitement identique selon les enseignants et les lieux de formation, au sens, tout à la fois, où la même place ne leur sera pas accordée ici et là et/ou divergeront les “lectures” qui en seront faites. Incontournables ici, ils pourront être pratiquement ignorés ailleurs.
En outre, les intérêts de connaissance et les objectifs mêmes de la formation sont susceptibles de diverger. Certains centreront davantage leurs efforts sur le commentaire des auteurs et de leurs oeuvres que sur l’apprentissage de la recherche. D’autres, au contraire, feront de la recherche une préoccupation majeure. La sociologie peut aussi bien faire l’objet d’un enseignement de type scolaire, dissocié de l’activité de recherche, qu’être transmise avant tout comme un savoir de la recherche, sans cesse en cours de construction, appris dans et par l’exercice de la recherche... C’est finalement sur le constat de la pluralité des paradigmes sociologiques, voire sur les postures de la scientificité, que se réalise, en cette discipline, un accord, davantage que sur les énoncés conceptuels eux-mêmes et les positions interprétatives.
Pourtant, plutôt que de refuser la réalité des faits intellectuels à laquelle conduit l’observation du fonctionnement de la sociologie en songeant, par exemple, à de meilleurs lendemains disciplinaires et scientifiques, plus harmonieux, il faut prendre acte de cette hétérogénéité (relative) et considérer qu’elle nous dit bien quelque chose sur l’état de ce savoir208.
Loin d’être un savoir univoque et théoriquement intégré, la sociologie propose à la connaissance un ensemble diversifié de ressources théoriques, méthodologiques et empiriques plus ou moins pertinentes. Les énonciations sociologiques, théories, références scientifiques, etc., ne fonctionnent pas, en cette discipline, comme autant de cadres axiomatiques (lois, énoncés de base, règles...) dont les résultats, fédérés par l’existence d’un paradigme unique et par lui rendus comparables, s’arrimeraient en un même édifice pour constituer ce socle d’adhésion commun au sein duquel chacun inscrirait et penserait son action comme contribution à l’élaboration d’un savoir collectivement partagé.
Elles fournissent bien plutôt « des lignes d’analyse, des approches, des méthodes, des concepts, c’est-à-dire (...) un arsenal d’entités idéelles et de relations analytiques et schématiques »209, dans lequel chaque chercheur est susceptible de puiser diversement et différemment. En ce sens, la sociologie présente une grande diversité interprétative.
Loin de s’offrir en un champ d’investigation systématique, délimité et homogène, la sociologie se présente « comme une mosaïque de travaux dont la pertinence se juge dans leur double capacité de “s’accrocher” à un jeu de références disciplinaires et de s’ouvrir à des lignes ou des points de saillance significatifs »210, c’est-à-dire comme une matrice d’activités diversifiée et multidirectionnelle, sans cesse renouvelée et recommencée.
‘« Chaque chercheur peut avoir alors le sentiment de s’engager non pas dans un travail collectif de connaissance c’est-à-dire dans une activité organisée où chacun n’apporte que sa pierre à l’édifice mais dans une aventure intellectuelle personnelle, dont les seules contraintes sont les cadres institutionnels d’exercice »211.’Textes d’auteurs, oeuvres “originales”, courants théoriques, références croisées, conceptualisations variées, objets de recherche et points de vue de connaissance diversifiés, etc., qui s’affrontent ou s’opposent, s’accordent ou s’ignorent, c’est avec ce jeu de références entremêlées que les étudiants, notamment inscrits en licence de sociologie à l’Université Lumière Lyon 2212, doivent progressivement se familiariser pour apprendre à se repérer dans une intertextualité existante, à en mobiliser les différents ressorts.
La connaissance est ici, en un sens, de nature moins impersonnelle qu’en médecine. Les travaux, les enquêtes, les théories, en l’absence de paradigme unique, restent, dans une large mesure, marquées du sceau d’un auteur, d’une pensée, d’une conceptualisation plus ou moins “originale” et irréductible qu’il faut savoir déchiffrer dans ses spécificités : Max Weber, Émile Durkheim, Norbert Élias, Pierre Bourdieu, Alain Touraine, etc.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement sociologique. L’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p. 20.
VERRET Michel, Le Temps des études, Lille, Université Lille III, 1975, Thèse de doctorat d’État, Université de Paris V, le 29 mai 1974, p. 174, souligné par nous.
Comme l’écrit Jean-Claude Passeron, pour qui ne s’en détourne pas, « la connaissance sociologique lui apparaît d’abord comme sérielle : c’est la somme des effets d’intelligibilité qui ont été historiquement produits et qui sont reconnus comme tels par des groupes de spécialistes ayant en commun certains principes, identifiables, du rationalisme scientifique. L’observation fait voir que les termes de cette somme, qui n’est effectuée en acte nulle part, pas plus dans un mémento scientifique que dans les synthèses les plus exhaustives, sont énoncés et interprétés différemment par chacun. De même, la forme du raisonnement sociologique ne peut être identifiée que dans la diversité des méthodes de comparaison mises en oeuvre par les recherches passées et actuelles. La posture épistémologique qui définit comme sociologique un travail sur données historiques ne manifeste son unité qu’au travers d’une gamme étendue d’habitudes méthodologiques et de tours de main techniques », PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement..., Opus-cité, pp. 34-35.
BERTHELOT Jean-Michel, Les Vertus de l’incertitude. Le travail de l’analyse dans les sciences sociales, Paris, P.U.F., 1996, p. 158.
BERTHELOT Jean-Michel, Les Vertus de l’incertitude..., Opus-cité, p. 159.
Ibidem.
Pour les raisons que nous venons d’exposer ci-dessus, celles de la faible intégration théorique et méthodologique (nous pourrions ajouter du même coup didactique) du savoir en sociologie, on comprendra aisément que la précision, à propos du lieu d’études des étudiants en sociologie ici pris pour objet, recouvre toute son importance si l’on ne veut pas risquer de généraliser abusivement (même implicitement) des constats effectués dans une situation d’études particulière à l’ensemble des contextes (théoriques, méthodologiques, didactiques...), variables, que l’enseignement de la sociologie est par ailleurs susceptible d’emporter. Et si la portée descriptive de nos arguments sur la nature du savoir en sociologie dépasse parfois le simple contexte d’études investi pour cette recherche, c’est bien à la fois pour en énoncer la spécifique variabilité, pour tenter d’en comprendre les conditions sociales, cognitives et épistémologiques de possibilité, enfin donc pour affirmer la nécessité de désigner au plus près le contexte ou le lieu de connaissances dont on parle, la sociologie pouvant, et contrairement à d’autres savoirs au nombre desquels il faut compter les savoirs médicaux, recouvrir des formes relativement différentes d’un lieu de la pratique à l’autre...