Sans doute l’histoire institutionnelle relativement chaotique de la discipline a-t-elle joué son rôle dans la faible intégration théorique du savoir en sociologie. En France, par exemple, la sociologie fut longtemps l’oeuvre « d’individus extérieurs à l’Université, institutionnellement isolés et aux références disparates »213. Avant 1958, date à laquelle il devint possible de faire de la sociologie à l’Université et d’y former les étudiants214, la sociologie ne bénéficiait pas d’une reconnaissance institutionnelle pleine et entière qui lui aurait permis de fonder une tradition de recherche indépendante.
Sa situation, au sortir de la seconde guerre, est celle d’une grande dispersion géographique et académique. On ne forme toujours pas de sociologues. Quelques certificats de sociologie sont dispensés, ici et là, en dehors de tout rapport au terrain, dans certaines facultés comme celles d’économie et de droit. La discipline est progressivement représentée dans différents organismes nouvellement créés comme l’Institut national d’études démographiques (INED), la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), ou encore l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE)215.
Mais l’absence d’une formation institutionnellement constituée et de toute organisation de la profession contribue à la diversification des horizons sociaux et intellectuels des sociologues qui n’évoluent ni dans les mêmes cadres, ni ne sortent des mêmes formations. A cela, on pourrait encore ajouter les différences liées aux traditions culturelles nationales dans lesquelles différentes écoles de sociologie ont pu voir le jour (école française, école allemande, école américaine, etc.). Tous ces paramètres ont certainement contribué à la multiplication des paradigmes sociologiques, des écoles de pensée, des traditions méthodologiques, et au foisonnement multidirectionnel de la sociologie.
Mais ils ne permettent cependant pas de comprendre les raisons qui font qu’aucun paradigme ne soit parvenu, à un moment ou à un autre, à prendre le dessus et à organiser l’ensemble des énonciations sociologiques en un système stabilisé de connaissances, capable d’exprimer et de formaliser durablement les résultats de la recherche. Il convient donc de s’interroger sur les raisons qui font que le savoir sociologique présente une telle conformation socio-cognitive, si différente, comme nous le verrons plus bas, du savoir médical, et, en l’occurrence, sur le fait que la connaissance s’y trouve moins intégrée, moins formalisée, moins codifiée, et nous tenterons de le montrer moins codifiable.
Pourquoi là où la médecine établit son activité sur des corpus constitués de lois physiologiques, physiques ou chimiques, sur des grammaires séméiologiques, etc., la sociologie ne propose, au mieux, qu’une série de reconstructions interprétatives de la réalité dont les énoncés et les assertions, historiquement plus ou moins pertinents, ne font jamais “loi” en ce qu’ils n’accèdent jamais à ce degré de formalisation et de généralisation qu’une loi réalise en son universalité assertorique.
Plutôt que d’imputer ces particularités à une prétendue jeunesse de la sociologie ce qui supposerait d’accepter au moins implicitement l’idée, fort contestable, d’une seule et même échelle d’évolution et de développement de la science calquée sur le modèle des sciences de la nature censées, dans ce schéma, être les plus abouties —, c’est plus sérieusement du côté du statut épistémologique de la sociologie et de son objet qu’il faut porter le regard.
Comme l’écrit Jean-Claude Passeron, « l’historicité de l’objet est le principe de réalité de la sociologie »216. De cela, il découle plusieurs conséquences sur les formes et les modalités de la connaissance scientifique en sociologie. Et d’abord celles liées aux conditions mêmes de l’observation historique et de son énonciation. La phénoménalité historique est, en effet, au principe d’une situation de connaissance particulière en ceci que les réalités soumises à l’enquête, loin de valoir partout et toujours, sont au contraire situées dans l’espace et le temps historique, c’est-à-dire toujours données « dans le devenir du monde historique qui n’offre ni répétition spontanée ni possibilité d’isoler des variables en laboratoire »217.
Contrairement aux sciences expérimentales qui appuient leurs raisonnements sur la répétabilité des phénomènes observés et la réitérabilité des expériences dont elles peuvent contrôler le contexte, soit par une description définie de ses traits expérimentalement pertinents pour l’observation, soit sous réserve de la neutralité ou de la constance de leurs contextes d’observation218, les conditions de l’observation historique sont celles d’une réalité socio-historique toujours différemment configurée, qui s’offre à l’investigation comme autant d’individualités historiques, c’est-à-dire comme des constellations singulières de phénomènes historiques, indivisibles et irréductibles.
Autrement dit, les faits sur lesquels travaillent les sciences historiques ne sont jamais constatés que dans des situations sociales spécifiques, c’est-à-dire relativement singulières, limitées, et significatives dans les relations qu’elles organisent configurationnellement. Cette singularité historique des phénomènes observés astreint la description sociologique, pour dire quelque chose de sémantiquement pertinent sur le monde social, à la contextualisation et à l’indexation de ses constats empiriques.
S’il en est ainsi, c’est non seulement parce que les contextes socio-historiques sur lesquels les sciences sociales “prélèvent” leurs faits ne se répètent jamais totalement dans leur intégralité, mais également parce que « la description d’un contexte historique ne peut être épuisée par une énumération finie de variables »219 pertinentes pour l’observation qui offrirait les conditions d’un raisonnement effectué “toutes choses étant égales par ailleurs”.
La réalité historique est, comme le rappelle l’épistémologie wébérienne, une réalité infinie qui se présente à la connaissance, jusque dans ses fragments les plus petits, « par une diversité absolument infinie de coexistences et de successions d’événements qui apparaissent et disparaissent »220. C’est dire qu’aucune description d’un état du monde historique, même le plus petit, ne saurait être pensée de manière exhaustive221, finie, et qu’il est, de ce fait, toujours susceptible d’être l’objet de nouvelles approches, de nouvelles reconstructions et interprétations.
Les sciences sociales n’accèdent jamais au réel stricto sensu, mais toujours seulement à des fragments de réalités également fragmentaires (on ne traite jamais que d’un aspect d’une question sur le monde social parmi d’autres possibles) dont elles proposent une reconstruction interprétative et dont l’appréhension n’échappe pas au principe wébérien « de la conditionnalité de la connaissance culturelle par des idées de valeur »222 à partir desquelles s’oriente l’activité ordonnatrice de la connaissance du monde social et s’opèrent les choix inévitables, variables, incomparables sous tous les rapports de la description.
Cette conditionnalité de la connaissance historique par des idées de valeur, comme dit Max Weber, est au principe de la variation dans les points de vue spécifiquement particuliers qui, à chaque fois, constitue une infime partie de la réalité historique comme objet de l’intérêt et de l’appréhension scientifique. La variation dans les idées de valeur fait que les chercheurs en sciences sociales s’intéressent à des dimensions ou à des aspects à chaque fois différents de la réalité historique et qu’ils l’analysent selon des perspectives théoriques, méthodologiques, empiriques, etc., diversifiées.
C’est dire combien les réalités prises pour objet d’étude par les sciences sociales, loin d’être immédiatement comparables sous tous les rapports, non seulement diffèrent selon les enquêtes, par les points de vue engagés sur le monde social, les questions qui lui sont posées et les domaines de pratiques soumis à l’investigation, mais sont également susceptibles (et c’est lié) d’être indéfiniment reconstruites et analysées à partir de nouveaux points de vue et de nouveaux questionnements.
Quelque soit le(s) mode(s) de construction de l’objet, de production et de traitement de l’information mis en oeuvre, le sens d’une individualité historique demeure toujours inépuisable et en cela, le chercheur, contre les illusions d’un enregistrement fac-similé de la réalité sociale, ne peut se soustraire à l’impérieuse nécessité de “choisir” une voie descriptive et interprétative (un langage de description) parmi l’ensemble de celles susceptibles d’être virtuellement empruntées.
Bien loin d’accéder à une “réalité brute”, sans détours interprétatifs, le chercheur, qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, et quels que soient les méthodes qu’il utilise pour “prélever” un ensemble d’informations sur le cours historique du monde, observations, questionnaires, entretiens, archives, etc., et dès qu’il opère ce travail sélectionne, trie, filtre, tranche et discerne parmi les faits, c’est-à-dire prend des décisions interprétatives qui sont autant de choix d’argumentation223.
Si l’on s’accorde sur le principe webérien « de l’inépuisabilité de la réalité historique par les sciences sociales, alors les contextes sont, d’une recherche à l’autre, toujours à reconstruire et jamais totalement comparables »224. Les contextes socio-historiques ne s’offrent jamais à l’observation comme un data formellement constitué et stabilisé comme ce pourrait être le cas par exemple dans le cadre d’un paradigme expérimental unique définissant l’objet de la connaissance en général et les conditions formelles de son observation. Ils ne préexistent pas aux opérations, aux raisonnements, aux décisions interprétatives toujours plus ou moins particuliers et recommencés qui découpent les événements, les sélectionnent, et déterminent ainsi des contextes d’observation historiquement plus ou moins pertinents et irréductibles. Bref, les contextes de l’observation historique ne sont jamais donnés d’emblée et une fois pour toutes dans le cadre d’un paradigme formel susceptible de stabiliser et d’énumérer les conditions et les critères pertinents pour l’observation, mais toujours construits par des opérations et des raisonnements de contextualisation spécifiques qui définissent ou désignent un ordre particulier et irréductible de la réalité sociale comme objet (significatif) de la connaissance.
En soumettant à l’enquête des réalités socio-historiques singulières, indescriptibles exhaustivement et non strictement reproductibles, la sociologie ne peut raisonner ses constats empiriques “toutes choses étant égales par ailleurs”, en dehors des contraintes spatio-temporelles que l’historicité du contexte des observations fait peser sur l’énonciation sociologique, sauf à perdre ce qui précisément fait la spécificité de son objet, à savoir la singularité significative de toute configuration historique. Elle ne peut raisonner ses opérations de connaissance, interpréter ses constats, en présumant la constance, la neutralité ou la stabilité du contexte de ses observations, c’est-à-dire fonder ses argumentations sans les référer à la réalité empirique, historiquement située, des phénomènes observées.
S’il est des contextes socio-historiques parents, ils n’en est pas de strictement équivalent. « Autrement dit, les constats ont toujours un “contexte” qui peut être désigné mais non épuisé par une analyse finie des variables qui le constituent »225. La sociologie n’a ainsi d’autre alternative, pour affirmer quelque chose de sémantiquement pertinent sur le cours historique du monde, que de contextualiser ses constats, c’est-à-dire d’incorporer à l’interprétation qui en est faite, « un discours sur la variation de leurs contextes et sur la production des informations qu’il utilise »226.
S’agissant d’étudier des réalités sociales variables et localisées dans le temps et dans l’espace, il reste « impossible de prévoir l’apparition d’un comportement social comme on prédit la chute des corps à partir de la loi universelle de la gravité. De la régularité relative (i.e. relative à des contextes socio-historiques toujours limités) des comportements sociaux, à la régularité absolue de certains faits physiques ou chimiques, la différence est considérable et ce n’est pas l’usage indu du terme de “loi” dans les sciences sociales qui pourrait changer quoi que ce soit à la situation. Car il n’existe pas de faits sociaux si réguliers et généraux qu’ils autoriseraient les chercheurs à expliquer leur existence dans le langage de la “loi sociale” »227.
Mais surtout, en admettant que cela fut possible, la mise au jour de lois sociales n’apporterait rien quant à la compréhension de la signification culturelle d’un phénomène social. Si, comme l’exprime Jean-Michel Berthelot, les sciences sociales peuvent être tentées d’opérer des réductions analogues à celles des sciences de la nature « qui dépouillent les événements de leur historicité pour n’en retenir que les combinaisons perdurantes de leurs dimensions abstraites », elles doivent affronter « l’existence d’un résidu tel que la légitimité de l’entreprise en est immédiatement contestée : l’historicité est ici une dimension constitutive de l’interprétation, de même que le sens et l’intentionnalité »228.
La contextualisation historique est ainsi une dimension constitutive de l’interprétation sociologique puisque la connaissance d’un phénomène historique quel qu’il soit passe nécessairement par l’analyse et la description raisonnées de son contexte historique spécifique. Le raisonnement sociologique opère des argumentations dont les résultats et le sens restent indexés à des coordonnées spatio-temporelles. S’agissant d’argumentations portées sur le cours historique du monde, celles-ci ne peuvent recouvrir la forme logique de l’universalité nomologique qui introduirait la possibilité d’en stabiliser, d’en formaliser et d’en codifier durablement les contenus et les raisonnements en un corps constitué de lois et de procédures universelles.
Ainsi que l’énonçait Max Weber,
‘« dans le cas des “structures sociales” (à l’opposé des “organismes”), nous sommes en mesure d’apporter par-delà la constatation de relations et de règles (les “lois”) fonctionnelles, quelque chose de plus qui reste éternellement inaccessible à toute “science de la nature” (au sens où elle établit des règles causales de processus et de structures et “explique” à partir de là les phénomènes singuliers) : il s’agit de la compréhension du comportement des individus singuliers qui y participent, alors que nous ne pouvons pas comprendre le comportement des cellules par exemple, mais l’appréhender seulement fonctionnellement et le déterminer ensuite d’après les règles de son développement. Cet acquis supplémentaire est cependant payé chèrement, car il est obtenu au prix du caractère essentiellement hypothétique et fragmentaire des résultats auxquels on parvient par l’interprétation. Néanmoins, c’est précisément en cela que consiste la spécificité de la connaissance sociologique »229.’CUIN Charles-Henry, GRESLE François, Histoire de la sociologie. Tome 2. Depuis 1918. Paris, La Découverte, Coll. Repères, 199, p. 56.
Avec la création notamment de la licence et du doctorat de sociologie. CUIN Charles-Henry, GRESLE François, Histoire de la sociologie..., Opus-cité, p. 60.
CUIN Charles-Henry, GRESLE François, Histoire de la sociologie..., Opus-cité, p. 57.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement..., Opus-cité, p. 87.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement..., Opus-cité, p. 25.
PASSERON Jean-Claude, « Sociologie non-poppérienne n’est pas sociologie non scientifique », Intervention effectuée le 6 janvier 1993 à l’Université Lumière Lyon 2, Le Journal de la faculté d’anthropologie et de sociologie, Université Lumière Lyon 2, N° spécial juin 1994.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement..., Opus-cité, p. 364.
WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon / Presses Pocket, 1992, p. 148.
« Même lorsque nous considérons isolément une “objet” singulier (...) l’absolue infinité de cette diversité ne diminue pas en intensité, dès que nous essayons sérieusement de décrire d’une façon exhaustive sa singularité dans la totalité de ses éléments individuels (...) », WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon / Presses Pocket, 1992, p. 148.
WEBER Max, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon / Presses Pocket, 1992, p. 160.
PASSERON Jean-Claude, « L’espace mental de l’enquête (I). La transformation de l’information sur le monde dans les sciences sociales », Enquête, 1/1995, pp. 13-42.
LAHIRE Bernard, « La variation des contextes en sciences sociales. Remarques épistémologiques », Annales HSS, mars-avril 1996, p. 398.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement..., Opus-cité, p. 25.
PASSERON Jean-Claude, Le Raisonnement..., Opus-cité, p. 114.
LAHIRE Bernard, L’Homme pluriel. Les ressorts de l’action. Paris, Nathan, 1998, p. 235.
BERTHELOT Jean-Michel, Les Vertus de l’incertitude..., Opus-cité, p. 73. Souligné par nous.
WEBER Max, Économie et société, Tome 1, Les catégories de la sociologie, Paris, Plon / Pocket, 1995, p 43.