L’objectif “pédagogique” affirmé de la faculté de sociologie et d’anthropologie de l’Université Lumière Lyon 2 étant de pratiquer un enseignement de la recherche par la recherche 230 et d’initier les étudiants au métier de sociologue, la formation allie à la fois exigences théoriques et exigences empiriques. Celles-ci demandent la mise en oeuvre de compétences qui, si elles peuvent être distinguées ici, n’en restent pas moins relativement intriquées dans les apprentissages231.
D’un côté, les étudiants doivent mettre en oeuvre des compétences de type scolaire qui renvoient, pour une part, au suivi et à l’apprentissage de la matière professée, à la connaissance et à la découverte des théories scientifiques, de leur histoire, des méthodes, des auteurs, des débats scientifiques, etc. D’un autre côté, ces compétences doivent être mises au service d’autres compétences, plus directement et immédiatement liées aux exigences du “métier” de sociologue, à tout le moins de son apprentissage, comme le fait d’apprendre à problématiser à partir de ses connaissances pour construire un objet de recherche, à formuler des hypothèses, à élaborer des “protocoles” d’enquête, à construire une grille d’entretien ou un questionnaire, à définir un terrain d’enquête, à retranscrire un entretien, à rédiger un dossier d’enquête...
Or, une bonne partie de la formation, et tout particulièrement ce qui touche à l’apprentissage du métier en ses moments théoriques aussi bien qu’empiriques, relève autant d’un ensemble de savoir-faire et de tours de main techniques appris dans et par l’exercice même du raisonnement et de la pratique sociologiques, que d’un savoir explicite et codifié. Nombre d’opérations du raisonnement sociologique, au-delà des précautions méthodologiques d’usage, ne peuvent être réduites à l’occurrence d’un modèle standard, à des procédures formalisables qu’il suffirait de respecter et d’appliquer une fois pour toutes, quels que soient les situations d’enquêtes, les problèmes et les objets de recherche.
Autant que des contenus théoriques et méthodologiques, plus ou moins définis, les étudiants de sociologie doivent apprendre, indissociablement, à se saisir de postures de connaissance dont la particularité est sans doute de s’apprendre à force d’expérience, par une série d’ajustements successifs. Autrement dit, en ce domaine, beaucoup de choses ne s’enseignent pas au sens scolaire du terme, c’est-à-dire indépendamment du “faire”.
Les enseignants peuvent multiplier les recommandations sur les manières dont il convient de procéder pour construire une problématique ou une grille d’entretien par exemple, sur les manières dont il convient de lire et d’utiliser les auteurs, ou sur les précautions à respecter pour conduire un entretien... Il n’en reste pas moins vrai que ces actes de recherche ne se décomposent pas en une série d’opérations standards, chaque objet recelant ses propres spécificités.
Chaque problématique, chaque grille d’entretien, chaque lecture ou chaque auteur, etc., renvoie à une réalité sociologique particulière, qui n’est jamais complètement et strictement transposable d’un contexte d’études à l’autre. Toute la difficulté du travail d’enseignement consiste donc, dans une large mesure, à faire état d’un ensemble de “tours de main” et de préoccupations de rigueur qui, pour une bonne part, s’apprennent dans/par l’exercice même de la pratique et du raisonnement sociologique232.
Autrement dit, la sociologie, telle qu’elle se pratique et s’enseigne à l'université Lyon 2, se présente avant tout comme un savoir en cours de construction, de recherche, dont les “contours”, bien loin d’être constitués et stabilisés, restent “mal définis”, et comme un contexte d’études où la fréquentation des auteurs, des enquêtes empiriques et la pratique de la recherche constituent les principaux pivots de la formation.
A ces formes de transmission correspondent des sanctions institutionnelles (dissertation, mémoire, exposé) qui exigent l’entreprise de recherches personnelles, de lectures, et, plus généralement, de déambulations intellectuelles dans les allées du savoir dont le caractère plus ou moins incertain est celui d’un travail progressif de réappropriation, d’élaboration, de conception, et de la pensée en train de se faire.
Ce qui est en jeu lors des apprentissages, dans ce contexte d’études, c’est ainsi la capacité à s’approprier des raisonnements et des choix d’argumentation, à ré-investir des langages descriptifs, à saisir des acquis d’intelligibilité et des principes de connaissances que les notes de cours ne suffisent à dispenser. Bien loin de constituer cette sorte de récapitulatif général auto-suffisant où serait synthétisé et confiné l’ensemble des choses qu’il faudrait connaître, les cours doivent être prolongés, dans leur action, par le livre et le travail de documentation personnelle nécessaires aux cheminements intellectuels.
C’est dans la propension à réinvestir, à recréer, donc à refaire autrement, que se joue l’appropriation du savoir sociologique. On peut qualifier de générative cette forme “d’acquisition” et d’exercice du savoir sociologique comme connaissance posturale exigeant la ré-actualisation et la ré-opérationalisation de principes d’intelligibilité jamais complètement transférables à l’identique d’un contexte de connaissance à l’autre.
Guide de l’étudiant 1994-1995, Faculté d’Anthropologie et de sociologie, Université Lumière Lyon 2.
LAHIRE Bernard, « L’Incorporation du métier d’étudiant en sciences humaines et sociales. Entre raison scolaire et raison pratique », Conférences aux journées : “Programmation et réalisation de pratiques dans l’enseignement universitaire de psychologie”, septembre 1995, Universitat de Barcelona, Facultat de Psicologia.
OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, « La Politique de terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, n°1, 1995, pp. 71-109.