Sans entrer dans les détails d’une analyse qui nous conduiraient trop loin, plusieurs raisons peuvent être rapidement évoquées à grands traits pour rendre compte des limites objectives qui pèsent sur la médecine d’avant le XVIIème siècle et contribuent à l’écarter d’une quête d’efficacité.
La première réside dans les représentations sociales que les hommes de l’époque, médecins compris, se font de la maladie. « Avant d’être membre d’une profession, le médecin est d’abord, volens nolens, un chrétien. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, son activité s’exerce dans une société dans laquelle la distinction entre sacré et profane n’existe pas »233. Tant que la société fut dominée par une représentation philosophico-théologique de la maladie et voyait en elle l’oeuvre d’une punition divine flanquée d’une pénitence expiatoire, la médecine restait exclue de la recherche des causes de la maladie et le médecin n’était au mieux qu’un intermédiaire parmi d’autres possibles, comme les hommes et femmes d’Eglise, entre la volonté divine et le malade. Dans ces conditions, la maladie était autant sinon d’abord affaire de religion que de médecine234.
La seconde renvoie à l’univers social et intellectuel dans lequel évolue alors la médecine, qui fait du commentaire de textes plutôt que de l’étude empiriquement construite, l’activité de connaissance par excellence. « Fonder une science sur des textes plutôt que sur l’expérience n’a à l’époque rien d’original ni de choquant »235. Appuyée sur la lecture et le commentaire détaillé des écrits canoniques, Hippocrate, Galien, Avicenne, etc., la médecine, dont l’enseignement universitaire s’inscrit longtemps dans la plus pure tradition de la lectio médiévale236, est alors davantage occupée par la recherche de la “vérité” sur le corps et la maladie telle que les textes anciens sont susceptibles de la dévoiler, que par l’étude empirique de la maladie appuyée, par exemple, sur l’observation, la description, et la consignation systématique de ses différentes manifestations. La médecine universitaire est alors un système d’interprétation du monde qui relève davantage d’un art de dire que d’un art de faire 237.
Enfin, la troisième raison s’ancre dans le fort corporatisme de la société qui, fondé sur la division et la hiérarchisation traditionnelle des pratiques héritées de la période médiévale, se traduit par la séparation et l’opposition du secteur médical entre d’une part les médecins, détenteurs d’un savoir théorique et tenants d’un art libéral, et d’autre part les chirurgiens, pour leur part relégués dans l’exercice méprisé d’un art “mécanique”238. Panser, opérer, soigner comptaient au nombre des activités manuelles, dégradantes, laissées à l’initiative de ces manoeuvriers “ignorants” et sans formation que furent les barbiers-chirurgiens. Jugeant leur activité avec le plus grand dédain, les médecins universitaires considéraient alors que le chirurgien ne devait être préoccupé que de l’exercice de ses mains, et, protégeant et préservant jalousement leur statut, que la connaissance des théories de l’art de guérir ne pouvait lui être d’aucune utilité239. De professions mécaniques, les chirurgiens, « souvent mal distingués des professions voisines comme la barberie et l’épicerie »240, pratiquaient ainsi les interventions courantes mais ne jouissaient alors d’aucune reconnaissance.
Ce n’est finalement que sous l’effet conjoint d’un ensemble de transformations historiques progressives, renforcement d’une autorité centrale, naissance du sentiment de l’enfance241, constitution de la conscience de soi242, qui modifie peu à peu le regard que les hommes portaient sur eux-mêmes, que les attentes de la société à l’égard de la médecine commencèrent à changer pour finalement impulser cette nouvelle exigence d’efficacité. La naissance du sentiment de l’enfance par exemple qui, succédant au “mignotage”, s’établit dès la fin du XVIIème parmi les couches supérieures de la société, contribue à rendre de plus en plus difficilement supportable, aux yeux des contemporains, la sombre réalité de la mortalité infantile qui frappe si fortement la société de l’époque243. La famille qui désormais devient peu à peu ce lieu d’une « affection nécessaire entre les époux et entre parents et enfants, ce qu’elle n’était pas auparavant »244, n’accorde pas de prix plus important qu’à la conservation de la vie des enfants.
Le XVIIème siècle constitue également un tournant, décrit par Norbert Elias, du processus historique de transformation de l’économie psychique des êtres sociaux qui voit l’émergence de la “conscience de soi” et de l’idée moderne de l’individu, comme “homo clausus”245. La progressive monopolisation de la contrainte physique par l’Etat qui entraîne le transfert du contrôle des pulsions d’une contrainte extérieure imprimée par la force à des mécanismes d’autocontrainte psychique246, génère chez les êtres sociaux l’expérience et l’idée d’un for intérieur en tant que tel irréductible, celle d’un moi original et singulier, et les conduit à se faire une plus haute idée d’eux-mêmes et à accorder un fort tribut à leur “individualité” et à sa préservation.
Cette situation crée un contexte socio-historique dans lequel les préoccupations du public cultivé pour les questions de la santé, les moyens de la conserver ou de la rétablir se font grandissantes, et plus incisives les critiques dirigées à l’encontre d’une médecine accusée d’inefficacité. Ainsi que l’écrit Olivier Faure, « dans le processus qui s’amorce à la fin du XVIIème siècle, l’impulsion décisive n’est pas scientifique mais bien sociale. C’est parce qu’émerge une nouvelle conception de la vie, de la santé, et de la maladie que la médecine change, et non l’inverse »247.
Mais l’impulsion décisive et centrale ici doit être recherchée du côté des préoccupations démographiques et mercantilistes de l’Etat, alors caractéristiques des grandes nations européennes qui tendent à mesurer ou à évaluer leur puissance au nombre de leurs sujets248. Ces préoccupations eurent tôt fait de se traduire par la volonté de réguler l’hygiène et la santé publique. C’est ainsi que les pouvoirs publics, soucieux de lutter efficacement contre les ravages des grands fléaux sociaux, telles que les épizooties et les épidémies récurrentes (à l’origine de désastres économiques et humains), et à bien des égards exaspérés par le corporatisme affirmé des Faculté de Médecine, créent en 1776 la Société Royale de Médecine. « Ainsi s’établit un double contrôle : des instances politiques sur l’exercice de la médecine ; et d’un corps médical privilégié sur l’ensemble des praticiens »249.
La Société Royale de Médecine, en tant qu’instance supérieure sous l’autorité du Premier Médecin du Roi, devait permettre de répondre au souci démographique et d’hygiène publique de l’Etat à la fois par sa participation active à la coordination et à la sanction du pouvoir médical et par l’effort de connaissances qu’elle devait fournir en cherchant à systématiser la masse encore informe des savoirs alors en présence250. « Pour améliorer la santé du peuple il fallait faire avancer le savoir »251. Car comment discerner parmi les faits médicaux, les symptômes, les médications et les traitements susceptibles de leur fournir des réponses appropriées, etc., tant que ceux-ci restent à l’état de connaissances diffuses et confuses qui laissent les décisions du médecin, livré à lui-même, dans l’incertitude la plus complète ?
Le décret du 29 avril 1776 rapporté par Michel Foucault dans son étude sur la Naissance de la clinique « déclare [ainsi] en son préambule que les épidémies “ne sont funestes et destructives dans leur commencement que parce que leur caractère, étant peu connu, laisse le médecin dans l’incertitude sur le choix des traitements qu'il convient d’y appliquer ; que cette incertitude naît du peu de soins qu’on a eu d’étudier ou de décrire les symptômes des différentes épidémies et les méthodes curatives qui ont le plus de succès“ »252. Pour diagnostiquer et prescrire efficacement, il faut pouvoir le faire en connaissance de cause, sans tergiversations. La pratique du médecin, pour ne pas être laissée dans l’incertitude, doit être guidée, en amont, par un travail d’élaboration de la connaissance des faits médicaux eux-mêmes constitué à partir de la collecte et du croisement des observations consignées ici et là par les différents médecins dans l’exercice de leur fonction. Les observations du plus grand nombre effectuées, en quelque sorte, directement sur le terrain, doivent d’abord être constituées en réseau d’informations, être remontées, traitées, pour ensuite être redistribuées sous la forme de corpus constitués.
Outre la volonté des instances politiques de contrôler et de chapeauter l’exercice de la médecine, de lutter contre les empiriques, c’est un triple objectif qui est ainsi visé par la création de la Société Royale de Médecine. Il s’agit d’abord d’enquêter auprès des différents médecins afin de se tenir informé des mouvements épidémiques ; d’établir, par ailleurs, un ensemble de corpus séméiologiques une grammaire des signes à partir de la consignation systématique et de la confrontation croisée du plus grand nombre de faits médicaux, d’observations cliniques et de médications employées par les différents médecins répartis sur l’ensemble du territoire ; enfin, il s’agit de rompre l’isolement de ces derniers par l’établissement progressif de tableaux cliniques précis qui viennent ordonner la connaissance médicale et assister les médecins dans l’élaboration de leurs diagnostics, dans la mise en place (la décision) de pratiques de soins adéquates253.
« Associant émulation scientifique et distinctions sociales et mondaines, la société joue un rôle essentiel pour diffuser dans le corps médical et chez les chirurgiens des habitudes mentales nouvelles fondées sur la rigueur, le classement, le comptage »254. L’objectif est de soumettre la masse des connaissances médicales à une étude et un traitement systématiques basés sur l’observation et la description rigoureuse des faits. Chaque médecin mandaté doit, en quelque sorte, se faire l’artisan d’une “médicographie” et, par cette mise en écriture méthodique des faits (ou événements), contribuer à l’élaboration d’un savoir constitué sur les faits médicaux.
Procéder aux repérages systématiques des faits médicaux, à leurs enregistrements, à leurs contrôles, à leurs évaluations, ainsi qu’à leurs recoupements, leurs classements, leurs hiérarchisations, leurs comptages, tels sont les moyens discursifs, scripturaux et graphiques, qui, peu à peu, permettent de mettre au jour une sémantique (une grammaire) des signes (une séméiologie), qui organise à un niveau supérieur, dans une sorte de « conscience collective de toutes les informations qui se croisent, poussant en une ramure complexe et toujours foisonnante, agrandie enfin aux dimensions d’une histoire, d’une géographie, d’un État »255, l’ensemble des connaissances empiriques.
Ainsi que l’écrit Michel Foucault :
‘« Ce qui définit l’acte de la connaissance médicale dans sa forme concrète, ce n’est donc pas la rencontre du médecin et du malade, ni la confrontation d’un savoir à une perception ; c’est le croisement systématique de plusieurs séries d'informations homogènes les unes et les autres, mais étrangères les unes aux autres —plusieurs séries qui enveloppent un ensemble infini d’événements séparés, mais dont le recoupement fait surgir, dans sa dépendance isolable, le fait individuel. Dans ce mouvement, la conscience médicale se dédouble : elle vit à un niveau immédiat, dans l’ordre des constatations immédiates ; mais elle se répand à un niveau supérieur, où elle constate les constitutions, les confronte, et se repliant sur les connaissances spontanées, prononce en toute souveraineté son jugement et son savoir. Elle devient centralisée. La Société royale de Médecine le montre au ras des institutions »256.’FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine (XVIIIème - XXème siècle), Paris, Anthropos-Historiques, 1994, p. 10.
LÉVY Jean-Paul, Le Pouvoir de guérir. Une histoire de l’idée de maladie, Paris, Odile Jacob, 1991, pp. 39-57.
FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 12.
PAUL Jacques, Histoire intellectuelle de l'occident médiéval, Paris, Armand-Colin, 1973, p. 292.
LÉVY Jean-Paul, Le Pouvoir de guérir..., Opus-cité, p. 69. Pierre Huard fait la description suivante du programme et de l’esprit de l’enseignement médical au début du XVIIIème siècle : « A Paris, les “lectures” latines des bacheliers et des docteurs traitaient : a) Des aphorismes d'Hippocrate et de Galien ; b) Des choses naturelles (anatomie, physiologie) ; c) Des choses non naturelles (hygiène, diététique) ; d) Des choses contre nature (pathologie, matière médicale et thérapeutique). (...) Cet enseignement était complété par l'assistance aux soutenances de thèses, l'apprentissage chez un maître et l'assistance aux consultations gratuites. A base de commentaires d'ouvrages anciens et d'exercices dialectiques, il était essentiellement formel et théorique ; sans travaux pratiques, ni leçons cliniques, il comportait de graves lacunes. En outre, il se donnait dans une atmosphère close où l'enseignement scientifique se doublait d'une éducation professionnelle, tendant à éliminer les opinions particulières susceptibles de s'opposer à celle de la majorité. Le médecin ne pouvait exercer en dehors de la faculté, mais celle-ci ne le gardait dans son sein qu'au prix d'une adhésion totale à ses décrets, valables urbi et orbi», HUARD Pierre, « L’enseignement médico-chirurgical », in TATON René (sous la direction), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIème siècle, Paris, Hermann, 1986, pp. 179-180.
JULIA Dominique, REVEL Jacques, « Les étudiants et leurs études dans la France moderne », in JULIA Dominique, REVEL Jacques, (études rassemblées par), Les Universités européennes du XVIème au XVIIIème siècle. Histoire sociale des populations étudiantes. Tome 2, La France, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1989, pp. 249-252. Le XIIIème siècle déjà, avec la lecture et l'interprétation des auteurs antiques nouvellement traduits depuis le XIème siècle, transposa d'un contexte historique à un autre ce mépris du travail manuel et opposa les savoirs “nobles”, théoriques et savants, ceux de l’esprit et de la science, et les savoirs techniques et mécaniques. Saint Thomas d'Aquin, reprenant à son compte la théorie du travail servile d’Aristote et déclarant comme incompatibles activités physiques et activités intellectuelles, fournit un exemple prestigieux de ce transfert, alors même que, pour la Grèce Antique, le travail était principalement associé au travail méprisé de l'esclave parce que servile. Confère LE GOFF Jacques, Les Intellectuels au Moyen-Âge, Paris, Seuil, 1967 et VERGER Jacques, Les Universités au Moyen-Âge, Paris, P.U.F., 1973.
HUARD Pierre, « L’enseignement médico-chirurgical », in TATON René (sous la direction), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIème siècle, Paris, Hermann, 1986, pp. 193-194.
FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 14.
ARIÈS Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1973, 316 pages.
ELIAS Norbert, La Société des individus, Paris, Fayard, 1991, 301 pages.
FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 41.
ARIÈS Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime..., Opus-cité, p. 8.
Ibidem.
ELIAS Norbert, La Dynamique de l’Occident, Paris, Presses Pocket, 1990, 320 pages.
FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 27.
Bodin écrivait par exemple : « “La grandeur des rois se mesure par le nombre de (leurs) sujets” », in FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 48.
FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1963, p. 27.
HUARD Pierre, « L’enseignement médico-chirurgical », in TATON René (sous la direction), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIème siècle, Paris, Hermann, 1986, p. 189.
WEISZ George, « Les professeurs parisiens et l’Académie de médecine en 1820 », in Le Personnel de l’enseignement supérieur en France aux XIXème et XXème siècles, I.H.M.C.-C.N.R.S., Paris, Editions CNRS, 1983, pp. 49.
FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique..., Opus-cité, p. 26.
FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique..., Opus-cité, p. 26. A ce sujet, Olivier Faure écrit que : « L’enquête connaît un indéniable succès. Pas moins de cent cinquante médecins correspondent régulièrement avec Vicq d’Azyr, secrétaire général de la société, lui envoyant leurs observations météorologiques, décrivant leur contrée, les maladies qui y règnent, les traitements qu’ils emploient et les résultats qu’ils obtiennent. Dans la mesure des moyens disponibles, les meilleurs mémoires sont récompensés par des publications, des médailles et des distinctions », FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p.47.
FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 47. Souligné par nous.
FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique..., Opus-cité, p. 29.
Ibidem. Souligné par nous.