La création, en 1776, de la Société Royale de Médecine par les pouvoirs publics constitue sans nul doute le point de départ le plus visible des conflits récurrents qui allaient opposer, un siècle plus tard, les différentes élites médicales, universitaires et hospitalières, et marquer l’histoire récente de l’enseignement médical. La Société Royale de Médecine sous-tend en effet une conception de la pratique médicale radicalement différente de celle alors défendue dans les Facultés. L’animosité réciproque qu’elles se vouent débouchent sur d’interminables conflits dont l’arbitrage opéré par l’Etat se fait au profit de l’organisme protégé257. La Société Royale de Médecine se fait l’écho des partisans de la réunion de la médecine et de la chirurgie et le promoteur de l’étude clinique auprès du malade258. L’observation concrète doit supplanter le long commentaire des écrits fondamentaux.
La médecine qui commence alors à s’inventer, soucieuse d’adopter une méthode rigoureuse, l’anatomo-clinique, consiste en une véritable conversion du regard médical et de son enseignement. « Les élèves seront exercés aux expériences chimiques, aux dissections anatomiques, aux opérations chirurgicales, aux appareils. “Peu lire, beaucoup voir, et beaucoup faire”, exercer à la pratique elle-même et ceci au lit des malades : voilà qui apprendra, au lieu des vaines physiologies, le véritable “art de guérir” »259. Tels furent les principes, revendiqués par la Société, sur lesquels la médecine devait désormais s’établir et être enseignée, qui progressivement allaient bouleverser l’ancien édifice médical. Pour une bonne part, l’anatamo-clinique s’affirme contre cette médecine canonique alors pratiquée dans les Facultés, perçue comme confinée sur elle-même, ésotérique et livresque. Elle allait faire de l’hôpital un outil d’enseignement et de formation indispensable. « La clinique devient un moment essentiel à la cohérence scientifique, mais aussi à l’utilité sociale et à la pureté politique de la nouvelle organisation médicale »260.
Les affrontements qui suivirent, au long du XIXème siècle, résultaient certes d’une lutte d’intérêts corporatistes entre les différentes élites médicales en présence, mais opposaient indiscernablement deux états largement concurrents du savoir médical. La dynamique qui en résulte peut et doit, dans une certaine mesure, être interprétée comme le point de passage progressif et non linéaire où de nouvelles formes de la connaissance médicale supposant certaines manières du connaître cherchent à en supplanter d’autres261.
C’est contre un enseignement universitaire par trop formel, scolastique et livresque, dénoncé comme tel, coupé des disciplines cliniques et des avancées de la connaissance, que l’élite médicale hospitalière exerça, pour finalement conquérir progressivement le terrain, un ensemble de pressions sociales et politiques. Les cliniciens, alors « dépourvus de charges d'enseignement mais dotés de compétences professionnelles de pointe »262, revendiquaient des droits sur un enseignement qui, pour être le monopole de professeurs de faculté recrutés par agrégation, leur fut longtemps interdit.
Conséquence des pressions ainsi exercées, un stage hospitalier d’un an en 1841, puis de deux ans en 1862, est intégré à la formation de l’étudiant médecin. Dans les années 1840-1860, « des médecins hospitaliers acquièrent peu à peu le droit de donner des cours libres dans les facultés »263. Les médecins non agrégés restaient malgré tout exclus de la carrière universitaire. Et les avancées de la connaissance, pour la plupart, continuaient à s’effectuer à l’extérieur des facultés, c’est-à-dire dans des hôpitaux et des institutions spécialisées dans la recherche biomédicale tels que le Muséum, le Collège de France, l’Académie de médecine depuis 1820, etc.264.
Les facultés de médecine durent, sous la pression de ces instances et « à moins de se déconsidérer, non seulement participer au mouvement scientifique général mais encore intégrer, autant que possible, les résultats des dernières découvertes dans leur enseignement. La crise de l’enseignement médical sous la IIIème République sera largement due à la difficulté d’accorder l'impératif de la recherche, dont le progrès se sera accéléré, aux programmes de formation pratique »265.
Mais c’est véritablement à partir des années 1870 que l’enseignement médical connaît une évolution radicale266. L’élargissement et l’intensification des dernières découvertes scientifiques qui voient l’avènement de la médecine expérimentale opèrent une véritable révolution dans la connaissance et contraint le monde médical a une profonde conversion. Les études médicales font une place croissante à l’ensemble des sciences fondamentales sur lesquelles reposent désormais la médecine, ce qui conduit à la création en 1893 d’un Certificat Sciences chimiques Physique et Naturelles (C.P.N.), dispensé par les facultés de sciences, et dont le suivi, obligatoire, devait précéder les études médicales267. L’avènement de la microbiologie et de la physiologie expérimentale conduisirent à trois changements principaux.
Désormais tout enseignement médical devait reposer sur les sciences de la nature. Des exercices pratiques devaient faire pendant à l’enseignement théorique. La pratique scientifique fut introduite et devait conduire à la formation de chercheurs et de praticiens. « Le nouvel idéal de l’enseignement médical réunira étroitement, suivant les préceptes de Claude Bernard, l’observation clinique avec l’expérimentation en laboratoire »268. Des disciplines comme la bactériologie ou la parasitologie, et bien d’autres encore, histologie, pathologie, ophtalmologie, pédiatrie, etc., sont progressivement introduites dans l’enseignement médical qui ne cessera plus, dès lors, de se diversifier et de se spécialiser.
L’idée selon laquelle « l’agrégation ancienne ne pouvait plus servir à la sélection d'enseignants-chercheurs »269 finit par constituer l’avis dominant parmi les différentes élites du corps médical. Des réformes furent engagées en ce sens et, dès les années 1880, « les dossiers de candidatures à l'agrégation comportent des références aux qualités scientifiques des postulants »270. Puis, en 1906, tous les candidats à l’agrégation se voient imposer un certificat d’aptitude à la recherche. Progressivement, « une nouvelle carrière d’agrégé, axée essentiellement sur la recherche scientifique, voit ainsi se dessiner ses cadres administratifs »271.
Dans l'objectif de développer la recherche et d’y former les étudiants, les différentes facultés se dotent progressivement de laboratoires de recherche. Le personnel universitaire se diversifie également : multiplication des maîtres de conférences, des chargés de cours, des personnels techniques. On passe ainsi « de la faculté faite pour l'enseignement théorique à l'établissement multifonctionnel. De fait, la productivité scientifique des facultés médicales a augmenté par suite de ces réformes. Dès 1890, environ 90% des professeurs de médecine figurent dans le catalogue de la Royal Society de Londres (...). L’introduction de la recherche parmi les critère de réussite à l’agrégation est un des facteurs qui retardent progressivement le début de la carrière : l'âge moyen de l'agrégation passe de 28,9 ans avant 1881 à 29,6 entre 1881 et 1890, 31,1 entre 1891 et 1900 et 32 entre 1901 et 1910 (...). »272. Dès lors se multiplient et se diversifient les enseignements spécialisés273.
Enfin, la réforme, plus tardive, de 1958 finit par créer les centres hospitaliers et universitaires. Trois fonctions désormais inséparables leurs sont attachées : celle de soins, d'enseignement et de recherche. « En outre, l’instauration par ce même texte de la bi-appartenance, concrétise le fait que les carrières hospitalo-universitaires, qui autrefois se poursuivaient séparément, sont maintenant exercées conjointement par des personnels hospitalo-universitaires qui accèdent à cette double activité par un recrutement commun et consacrent à leurs tâches hospitalières, à l'enseignement et à la recherche la totalité de leur activité professionnelle »274.
« L'organisme favori du gouvernement est la Société royale de médecine qui, par certains de ses actes, ne cache pas son animosité contre la faculté. Elle admet dans son sein des docteurs dissidents, des jeunes docteurs et étudiants, et l'on ne s'étonne pas que, dans la polémique de 1788, la réaction des docteurs-régents soit digne du XIVème siècle. Dans cette période de malaise, trois faits fondamentaux pèsent sur l'orientation de l'enseignement médico-chirurgical :
a) Il s'agit tout d'abord de l'abandon de la “lectio” médiévale et de son support latin comme norme d'enseignement. Le succès des cours particuliers, si nombreux, est dû à l'usage du français, à un contact plus adéquat entre le professeur et l'étudiant dans l'étude de questions d'actualité et à l'importance des démonstrateurs pratiques, tant cliniques que cadavériques. (...).
b) On assiste à une tendance vers la légalisation des programmes d'enseignement médico-chirurgical. Les facultés de médecine élargissent le leur par des cours de chimie, de chirurgie et d'obstétrique. Dans une mesure beaucoup plus large, les écoles de chirurgie dispensent un enseignement d'une portée générale encore plus grande que celui des facultés. Elles enseignent la physiologie, la médecine légale et la chimie, toutes matières qui n'ont que de lointains rapports avec la chirurgie pratique. (...).
c) Une interpénétration de plus en plus grande de la pratique médicale et chirurgicale est recherchée. On pourrait en chiffrer la progression par le nombre de maîtres en chirurgie qui deviennent docteurs en médecine et celui des docteurs en médecine qui exercent la chirurgie. On pourrait également en montrer la réalisation très heureuse dans le Service de santé des armées de terre et de mer », HUARD Pierre, « L’enseignement médico-chirurgical », in TATON René (sous la direction), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIème siècle, Paris, Hermann, 1986, pp. 210-211.
HUARD Pierre, « L’enseignement médico-chirurgical », Opus-cité, p. 189.
FOUCAULT Michel, Naissance de la clinique..., Opus-cité, p. 70.
Ibidem.
Ainsi Victor Karady écrit-il que : « Cette contestation se fondait non seulement sur la défense des intérêts d’un corps sous certains rapports à la fois professionnellement sur-qualifié et statutairement marginalisé, mais sur une conception des études médicales alors considérée comme “moderniste” : l’enseignement clinique doit primer l’enseignement “théorique”, “magistral” », KARADY Victor, « De Napoléon à Duruy : les origines et la naissance de l’université contemporaine », in VERGER Jacques (sous la direction de), Histoire des université en France, Paris, Privat, 1986, p. 305.
KARADY Victor, « De Napoléon à Duruy... », Opus-cité, p. 304.
KARADY Victor, « De Napoléon à Duruy... », Opus-cité, p. 305.
KARADY Victor, « De Napoléon à Duruy... », Opus-cité, p. 310.
Ibidem.
Et, devrions-nous ajouter, ce qui est évidemment lié, la médecine elle-même. Comme l’écrit Pascale Bourret : « La médecine a franchi une étape décisive de son histoire au 19ème siècle. En effet avant cette époque, la médecine n’était qu’une technique, une pratique empirique, au mieux un art, mais elle n’était en aucune manière considérée comme une science. Elle n’avait pas, de toute façon, les moyens de revendiquer un statut de scientificité dont les exigences lui faisaient défaut : il lui manquait, eu égard au modèle des sciences exactes, l’expérimentation, la mesure, la possibilité à partir de ces éléments d’élaborer des lois générales, et celle de prévoir et diriger les phénomènes. Il lui manquait une méthode (expérimentale), une objectivité, et des objets quantifiables qui puissent se prêter à l’expérimentation. Toutes choses que le 19ème siècle va lui apporter avec Claude Bernard », BOURRET Pascale, Connaissance médicale et sociologie de la santé : problématique d’une nécessité, Thèse de doctorat, Université de Provence (Aix-Marseille 1), 1986, p. 147.
FAURE Olivier, Histoire sociale de la médecine..., Opus cité, p. 180. Il ne fait guère de doute que la première année des études médicales qui, aujourd’hui, fait une large place aux sciences fondamentales et se trouvent sanctionnée d’un concours éliminatoire est l’héritière directe de ce Certificat. Bien que constituant une première année de médecine, les spécificités de son organisation contribuent à faire de cette année une année préalable de préparation aux cursus des études médicales...
KARADY Victor, « Les universités de la Troisième République », in VERGER Jacques, Histoire des universités en France, Paris, Privat, 1986, p. 335. Souligné par nous.
KARADY Victor, « Les universités de la Troisième République », Opus-cité, p. 338.
Ibidem.
Ibidem.
KARADY Victor, « Les universités de la Troisième République », Opus-cité, p. 339.
KARADY Victor, « Les universités de la Troisième République », Opus-cité, p. 340.
RICHE Patrice, L'Interne en médecine depuis 1958. Sociologie de la profession, Thèse de doctorat de 3ème cycle, Université Paris 1, Panthéon Sorbonne, p. 11-12.