Chapitre 7. Démarches méthodologiques

I. Prélude, remarques à propos de la production des informations en sociologie

Le travail d’enquête constitue un moment fondamental de toute recherche scientifique en général et de tout travail sociologique en particulier puisque ce qui différencie le raisonnement sociologique, en tant que raisonnement scientifique (i.e. raisonnement soumis à un ensemble de contraintes assertoriques spécifiques) d'une herméneutique libre, c'est précisément la nécessité de fonder ses affirmations sur un matériau empirique. Tout le problème est donc de savoir comment on construit, on contrôle et on utilise, en tant que chercheur, un matériau empirique pour dire quelque chose qui ne relève pas de la pure spéculation, comment on construit un raisonnement empiriquement fondé ou comment faire pour être le plus rigoureux possible quant à la production de son matériau empirique. La question est notamment de savoir par quelles opérations on transforme des données empiriques en connaissances scientifiques... A cet égard, trois grands points indiscernablement théoriques et pratiques peuvent être rappelés de manière dissociée bien qu’étant toujours, dans la réalité de la pratique scientifique, plus ou moins imbriqués, et qui tous ont été au principe de notre « politique de terrain ».

Le premier est que le raisonnement sociologique n'est pas, tant s’en faut, un raisonnement qui ne fonctionne et n'intervient qu'au moment de la synthèse théorique, lorsque l'on rend compte des acquis d'une enquête ou lorsqu'on rédige un rapport de recherche. Le raisonnement sociologique est à l’oeuvre dans les différents actes de la recherche qui ainsi, s’il est consciemment mis en oeuvre, doivent trouver le moyen de s’éclairer et de s’informer mutuellement, de la constitution de l'échantillon à la “collecte” des données en passant par le travail de lecture ou l’analyse des données. L’ensemble de ces actes constitue un raisonnement d'ensemble qui fait partie de la production des résultats d'une enquête, c'est-à-dire des choix d’argumentation et des décisions interprétatives dont il faut pouvoir rendre compte pour affirmer et prouver quelque chose à partir de son matériau empirique292.

Autrement dit, une enquête n'est jamais composée de “phases”, de “moments”, d'“étapes”, qui seraient logiquement séparées les uns des autres ou autonomes dans les constructions qu’ils opèrent à propos des réalités étudiées. Par exemple, il n’y a pas le moment de la problématisation, puis le moment de l'élaboration de l'échantillon, puis celui de l'élaboration d’un questionnaire ou d’un guide d’entretien ou d’observation, celui de la passation des questionnaires ou des entretiens, le moment encore des analyses, et enfin de l'écriture finale... En sorte qu'au moment de l'analyse systématique des données, le chercheur n'aurait plus à réfléchir et à intégrer dans ses analyses les choix d’interprétation qui ont présidé à l'élaboration de l'échantillon par exemple. On oublierait ainsi que ces choix ont été des choix à part entière, des décisions, des arguments, déterminant et engageant les résultats de la recherche, sauf à faire comme si (mais cela reste une illusion) l’on pouvait accéder au réel en tant que tel, en établir une sorte de fac-similé, comme si les données empiriques produites n’étaient pas le produit d’une construction qui, à chacun de ses moments, discerne, inclue, exclue, sélectionne, bref interprète.

C’est encore dire ici qu’une enquête sociologique, prise dans sa globalité, ne suppose pas des moments où il n'y aurait pas à penser, le raisonnement sociologique en étant purement et simplement absent, des moments où il ne se passerait rien du point de vue de la construction scientifique de l’objet, et à l'inverse, des moments très intenses du point de vue de la réflexion scientifique et du travail d'interprétation. En d’autres termes, l’enquête n’est pas constituée d’actes de recherche où serait présent le raisonnement sociologique (par exemple l’analyse des données, ou l’écriture interprétative...), de moments “théoriques” où il faudrait concentrer tous ses efforts pour s’assurer de ne pas rater le coche de l’interprétation, et d’autres, plus “pratiques” ou “techniques” où serait absent ce raisonnement (passation d’entretiens ou de questionnaires, construction d’un échantillon...). Bien au contraire, celui-ci est présent du début de l’enquête, dès les premières lectures jusqu’à la fin de celle-ci, l’écriture finale, qui n’est jamais une simple transcription des acquis d’intelligibilité conquis antérieurement.

Il faut pouvoir tordre le bâton dans l'autre sens et dire par exemple que l'enquête de terrain à proprement parler est également un travail théorique, qui a ses conséquences théoriques, ou encore que le travail de problématisation est un travail pratique, qui a ses conséquences pratiques. Il faut pouvoir, par exemple, penser les moments de la recherche en apparence anodins comme une relation d’entretien, une prise de contact, le choix d’un terrain, les modalités choisies du travail de retranscription... De là notre souci, tout au long de cette recherche, de nous donner les moyens de raisonner le plus explicitement et réflexivement possible les moments de la recherche en apparence les plus “pratiques” ou “techniques” comme les premières prises de contact, la passation des entretiens, la constitution de nos échantillons, etc., en notant systématiquement les décisions que nous prenions, les actes que nous posions pour, éventuellement, pouvoir y revenir de façon plus réflexive dans un phase ultérieure de notre recherche, ou encore en prenant le soin d’accompagner systématiquement nos entretiens de notes ethnographiques détaillées et la retranscription des entretiens de commentaires analytiques.

Trois grands objectifs furent ainsi recherchés. D’une part, ne pas oublier que, contrairement à l’expression usuelle, on ne “collecte” jamais des informations pré-existantes qui, en tant que telles, feraient déjà sens. On parle souvent, à tort, de collecte ou de recueil de l’information : “mode de collecte de l’information”... Or, c’est mal dire les choses dans la mesure où cela ne correspond pas (ou mal) à ce que fait un chercheur lorsqu’il aborde le terrain d’enquête. A moins de succomber à l’illusion d’accéder directement au réel, tel qu’en lui-même, il faut admettre, pour en tirer toutes les conséquences scientifiques théoriques et pratiques, que nous ne faisons jamais que le reconstruire dans certains de ses fragments significatifs. Parler de “collecte” ou de “recueil” de l’information suppose, implicitement, que l’on irait à la pêche d’informations pré-existantes, déjà-là, qui attendraient sagement, en quelque sorte, qu’on vienne les chercher ou les puiser.

Or plutôt que de “collecte” ou de “recueil” de l’information, c’est de “production” de l’information, des données, de corpus qu’il faut parler. Non pas pour opérer un effet de style mais bien parce que cela correspond davantage à ce qu’un chercheur fait lorsque lorsqu’il aborde le travail empirique, qui n’est jamais un travail “technique”. Que l’on travaille sur archives ou à partir d’entretiens, les informations recueillies ne sont jamais pré-existantes. Dans le cas d’un entretien par exemple, on ne peut pas dire que l’on collecte une information qui préexisterait dans la tête des interviewés. Ce que ces derniers vont pouvoir dire dans la relation d’entretien va dépendre de tout un ensemble de choses : par exemple des questions qui leur sont posées, de la confiance que l’on arrive ou non à instaurer, de la forme que prend, plus généralement, cette relation sociale spécifique qu’est l’entretien...

D’autre part, et outre le fait de ne pas oublier que l’on interprète et pose des choix d’argumentation dans ces moments en apparence les plus “techniques” de la recherche, il s’agissait, par ces actes réflexifs d’écriture, de se donner les moyens de recouper le plus grand nombre d’informations empiriques susceptible de quadriller les réalités traitées, de se confirmer ou de s’infirmer, et de constituer le plus d’informations possibles en données empiriques exploitables (entretiens, notes ethnographiques sur les entretiens, commentaires sur les étapes de constitution de nos échantillons, commentaires lors des retranscriptions...) forçant par ailleurs la discussion avec soi-même, l’explicitation, le contrôle réflexif des décisions interprétatives, la mise à plat des intuitions de recherche...

Le second point à rappeler, et c'est lié, réside dans l’idée selon laquelle le raisonnement sociologique n'est pas un raisonnement fermé sur lui-même, disons dans l'espace d'une enquête spécifique. Ce n’est pas un raisonnement qui se construit sur une base empirique, théorique, délimitée une fois pour toutes, dès le départ. C’est au contraire un raisonnement qui produit ses argumentations en même temps qu'il construit son matériau empirique. Celui-ci n'est pas fixé une fois pour toutes mais il peut évoluer, se modifier, s’amplifier en fonction des nécessités de l’argumentation. Il conduit le chercheur à élargir progressivement ses corpus, à intégrer à l’enquête des données nouvelles, à croiser les informations entre elles, à les recouper, à contextualiser progressivement...

C’est pour une bonne part ce parti pris méthodologique qui nous a conduit, peu à peu, au fil de notre travail, à ne pas nous cantonner dans le seul domaine d’une sociologie de l’éducation, à regarder, pour problématiser et saisir les pratiques présentes, du côté des acquis multiples de l’anthropologie et de l’histoire sociale et culturelle de la lecture, de l’écriture, des savoirs pris pour objet, de même qu’à ne pas nous focaliser sur la seule question des pratiques étudiantes et des étudiants et, sinon au risque de ne voir que ce que nous voulions voir, des savoirs étudiés, pour tenter de profiter pleinement, de manière relativement désectorialisée, des postures et des acquis croisés d’une sociologie de l’éducation et d’une sociologie des savoirs.

Dans le même ordre idée, c’est un même souci qui nous a conduit, autant que faire se pouvait, à croiser entre elles des informations empiriques de sources et de nature différentes, tout à la fois pour les “éclairer” les unes par rapport aux autres, pour les confronter et adopter un regard croisé sur les mêmes réalités observées, les étayer ou les nuancer mutuellement : entretien avec la Directrice Administrative de Lyon Nord, soixante entretiens réalisés avec les étudiants des deux filières enquêtées, notes ethnographiques sur chacun des contexte d’entretien, recueils de documents comme les notes de cours et les fiches de lecture auprès de chaque étudiant enquêté, recueils de documents administratifs et pédagogiques institutionnels comme les guides d’étudiants auprès des facultés de médecine et de sociologie, ou encore comme les guides théraplix des études médicales obtenus grâce à la bonne volonté des éditions Théraplix nationales, études statistiques par la collaboration à l’une d’entre elle sur Les manières d’étudier 293 ...

Enfin, troisième point, le raisonnement sociologique est d'autant plus fécond empiriquement qu'il n'oppose pas des modes de constructions différenciés de la réalité sociale mais essaie au contraire de les concilier. Il est d'autant plus pertinent qu'il essaie de faire intervenir dans ses argumentations des informations de nature différente, qu'il alterne par exemple des moments de raisonnements statistiques et des moments de raisonnements plus contextualisés. Ces raisonnements ne sont pas opposés mais au contraire peuvent s’in-former l'un l’autre, s’interroger mutuellement de manière à quadriller de plus en plus rigoureusement un ensemble de données. Reconnaissons que la dichotomie entre “quantitatif” et “qualitatif” résulte bien plus souvent de partis pris théoriques et méthodologiques que d’un raisonnement scientifiquement recevable. Les quantitativistes d'un côté et les qualitativistes de l'autre, s’ignorent parfois au nom d’une conception plus dogmatique que scientifique du travail sociologique...

Or, le raisonnement statistique et le raisonnement plus contextualisé ne sont pas deux modes de raisonnement opposés. Ils n'opposent pas deux formes de connaissance. Ils doivent plutôt être considérés comme des moments différents du raisonnement sociologique : il y a des moments où le raisonnement sociologique a besoin de se faire plus quantitatif pour saisir les choses sociales globalement, pour mettre au jour des régularités ou des tendances générales ; à d'autres moments, à l’inverse, le raisonnement sociologique rend nécessaire le fait d’aller voir de plus près ce qui se passe, non plus globalement mais par le détail, en réduisant la focale de l'objectif. Dans la mesure où les limites de l'un constitue l'intérêt de l'autre et réciproquement, il importe, autant que possible, de tirer tout le parti des différents modes d'approche de la réalité sociale.

Bref, le raisonnement sociologique est d’autant plus fécond qu’il essaie de lier ces modes d’approches, de les concilier, de les faire communiquer. Car chaque mode de construction permet de saisir des choses différentes inaccessibles en tant que telles à seulement l’un d’entre eux. Un mode d’approche, d’autre part, est d’autant plus inventif qu’il ne se pense pas sur lui-même, mais qu’il pense sa spécificité par rapport à la spécificité d’autres modes de construction de l’objet. Dans cette optique, nous avons nous-mêmes activement collaboré à la lecture, à l’analyse et à l’interprétation des résultats statistiques de l’étude conduite sur Les Manières d’étudier pré-citée sous la direction de Bernard Lahire dans le cadre de l’enquête générale de l’Observatoire de la vie étudiante : “Étudiantes, Étudiants : qui êtes-vous ?”, et pensé nos propres investigations en fonction et en complément de ces résultats lorsque cela revêtait un intérêt sociologique pour la construction de notre objet.

Notes
292.

Idée qui s'oppose à la conception implicite de certains anciens manuels de sociologie qui recherchaient à établir un inventaire de questions systématiques pour ne rien oublier de l'étude d'un système culturel et faisaient ainsi comme si l'enquête de terrain en sciences sociales était une simple exécution protocolaire.

293.

LAHIRE Bernard, (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, 175 pages.