Une fois déterminé les étudiants à enquêter, nous avons pris contact par téléphone avec ces derniers afin d’obtenir une date de rendez-vous pour un entretien. Lorsque cela était possible, nous demandions que l’entretien se fasse au domicile des enquêtés à la fois parce qu’il était sociologiquement pertinent d’accéder au domicile des étudiants enquêtés en ce qu’ils constituaient pour nous une source d’informations à ne pas négliger (type de logement, conditions d’existence, présence d’autres personnes...) et pour que les interviewés soient placés dans les conditions les plus familières possibles et par là de paroles les plus adéquates. Soixante entretiens, dont trente avec des étudiants de licence de sociologie, et trente avec des étudiants en DCEM1, ont ainsi été réalisés. Selon les cas, la durée de ces entretiens a oscillé entre deux heures trente minutes et quatre heures de temps effectives (bande enregistrée).
Chaque entretien a donné lieu, immédiatement après sa passation, à l’écriture d’abondantes notes ethnographiques sur le contexte de l’entrevue. La grille d’observation consistait alors à décrire le plus minutieusement possible la prise de contact initiale (réactions et propos de l’interviewé), la personne interviewée (son habillement, ses comportements en entretien, ses manières de parler...), son lieu d’habitation (type de quartier, type d’appartement, confort, ordre, place disponible...), la manière dont elle nous recevait (en nous offrant à boire ou non...), les éventuelles interférences et changements comportementaux liés à ces dernières lors de l’entretien, et plus généralement à consigner tout élément premier d’analyse ou toute intuition de recherche significatifs pour notre objet.
Chaque entretien fit ensuite l’objet d’une retranscription intégrale et minutieuse extrêmement lourde et longue à réaliser mais indispensable au travail d’objectivation sociologique et à celui de production contrôlée d’un matériau empirique —, soucieuse de noter, d’expliciter, et d’indiquer avec précision lorsque cela s’avérait pertinent pour la compréhension et l’analyse des propos tenus, les intonations, les hésitations, les silences, les rires et sourires, et plus généralement tous les éléments extra-verbaux qui, pour participer pleinement au sens des propos tenus et de la relation sociale spécifique que constitue l’entretien, disparaissent à la transcription et font perdre à l’analyste, s’il n’y prend garde, des informations d’une extrême importance pour saisir un contexte particulier, ce qui se dit et ce qui se joue aux différents moments de la relation d’entretien.
En outre, dans le temps même de la retranscription, chaque entretien fut l’occasion d’une prise de notes détaillée dont l’objectif était de produire de premiers commentaires analytiques et, par là même, de nous forcer à ne pas oublier que la retranscription demeure toujours, qu’on le veuille ou non, un travail d’interprétation, conscient ou non, contrôlé ou non, durant lequel le chercheur gagne à mettre toute sa réflexivité en oeuvre. Retranscrire un entretien, en effet, n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait croire, faire un simple acte technique de transcription de propos tenus oralement. Il y a tout un travail de transformation de l’information, donc d’interprétation, réalisé par le fait même de l’objectivation scripturale, qui, autant que possible, doit s’apparaître comme tel pour être au mieux contrôlé, ceci dans la manière même de retranscrire, de noter les propos, les intonations, les silences...
Lorsque, au quotidien, l’on converse avec quelqu’un, il y a tout un ensemble de signaux sociaux (parfois non consciemment perçus) qui permettent de comprendre ce qui se dit, d’interpréter ce qui se passe et participe du sens de la relation sociale : extra-verbal, gestuel, intonations, ton adopté (évidence, confidence, tristesse, amertume, enthousiasme, etc.) mimiques, silences, hésitations, sourire ou rire... Or tous ces signaux fondamentaux par exemple disparaissent lors d’une retranscription, à moins bien sûr de prendre le soin de les noter le plus systématiquement possible. Noter le ton sur lequel les gens répondent, réagissent à une question, leurs hésitations, leurs lapsus, etc., c’est expliciter par écrit, de façon objectivée, des éléments discursifs qui participent pleinement du sens même des propos tenus.
Selon l’intonation d’une personne, le sens de ce qu’elle dit peut changer. Si on indique l’intonation, ou l’hésitation, ou le long silence qui précède la réponse, etc., on aura une information, une donnée essentielle pour interpréter les propos. Un “oui” par exemple peut être prononcé sur le ton d’un “non” ! D’où la nécessité de multiplier les indications pour expliciter tout ce qui, autrement, resterait implicite, ou plutôt, disparaîtrait purement et simplement sur le papier. Toutes ces choses deviennent des données interprétables. Et l’on se donne ainsi les moyen de faire un travail d’interprétation plus conscient de lui-même.
Enfin, et terminons sur ce point, l’un des partis de cette étude fut de considérer que le travail du sociologue avait tout à gagner à partir des pratiques concrètes afin de saisir d’éventuelles communautés d'appartenance et d'en rechercher les principes, variables, de cohérence. « Au lieu de partir des groupes ou des classes pour comprendre l’école (et souvent de définitions implicites de ceux-ci en termes socio-économiques, socio-professionnels), il semble que chaque objet particulier doit être construit comme un objet d'emblée étudiable et devenir le point de départ d'une réinterrogation, d'une redéfinition des groupes ou des classes. (...) On a trop souvent tendance à partir des groupes et à tout ramener à eux : institutions, valeurs, idéologies, visions du monde, pratiques, savoirs, opinions, goûts, etc. »307.
Il convenait ainsi de se donner les moyens de prendre en compte les principes de cohérence transversaux aux différents groupes sociaux. Ceci s'applique avec d'autant plus de pertinence à des populations comme celles des étudiants dont il faut rappeler, contre un certain nombre d'études, la grande diversité et son faible degré d'intégration. En ce domaine, nous nous opposons aux analyses qui tentent, contre le bon sens du constat scientifique, d’affirmer, à tout prix et par n'importe quel moyen, l'unité sociale des étudiants et cherchent à en parler en tant que groupe intégré, faute, sans doute, de savoir comment aborder un terrain à la réalité aussi diversifiée et de pouvoir tirer les conséquences théoriques et pratiques de cette effective diversité308. En effet, comment définir en tant qu'unité sociale une population dont on sait que des principes de différenciation opèrent à une multitude de niveaux : discipline, année d’études, trajectoire scolaire, situation familiale, habitat, lieu d’habitation des parents, situation financière, âge scolaire, origine sociale... C'est encore sans compter ici avec les pratiques scolaires elles-mêmes dont on sait qu'elles ne supposent nullement une communauté d'appartenance en tant que groupe intégré d'apprentissage :
‘« On sait que, contrairement à ce qui se passe dans d'autres institutions étatiques (armée) ou dans l'institution scolaire elle-même, en d'autres instances (école primaire), l'inscription à l'Université ne garantit nullement l'appartenance effective au groupe des agents sociaux définis par le système des pratiques auxquelles cette inscription ouvre virtuellement l'accès. L'inscription en faculté n'implique ni l'obligation de présence au cours, ni l'obligation de présence à l'examen. L'inscription universitaire ne constitue qu'un acte formel. Acte d'enregistrement, présence de papier. La population des inscrits en première année est, pour une part, une population fantomatique où voisinent, sans qu'il soit possible de les distinguer, les inscrits par convenance sociale, les postulants pour simples bénéfices sociaux (Sécurité Sociale...) et les renonçants, premiers refoulés du processus d'élimination universitaire. Elle ne constitue donc qu'un groupe fictif, et non un groupe réel. La présentation à l'examen, elle-même subordonnée à un second acte d'inscription, implique, outre cet acte de renforcement, la co-présence réelle de ceux qui se présentent à l'épreuve dans le temps prescrit pour elle. Cette présence implique, en règle générale, la participation effective des agents à un processus d'apprentissage préalable, non nécessairement l'appartenance préalable au groupe étudiant comme groupe d’apprentissage »309.’Pour ces mêmes raisons mais les conséquences pratiques et théoriques que nous en tirons sont opposées – nous avons déterminé notre échantillon selon des critères sinon opposés du moins définis en contrepoint de ceux retenus par Michel Verret pour définir le sien dans son étude, Le temps des études. Considérant que « l'indice de réalité du groupe de présentation ne peut donc être affirmé sans avoir été d'abord établi [et que] l'appartenance au groupe ne peut guère être donnée que par la participation régulière aux pratiques qui lui sont propres », ce dernier conclut hâtivement que : « C’est donc, à partir de cette régularité qu'on peut apprécier sa réalité. Nous avons pris pour principe d'étudier un groupe étudiant constitué dans et par la régularité de participation aux pratiques effectives d’apprentissage universitaire »310.
Mais c’était pourtant supposer ici, par cet acte de recherche, que les autres étudiants, ceux qui sont dispersés par des pratiques universitaires dont la règle est un usage "libertaire" du temps ou par des impératifs extra-universitaires, ne participent pas pleinement bien que différentiellement à la diversité de l'objet étudié. Les étudiants constituent une réalité sociale qui recouvre peut-être l'allure d'une réalité fantomatique. Mais par quel critère, sinon arbitraire (versus sociologiquement fondé), est-il possible de décider a priori, que tel ou tel étudiant, celui qui participe régulièrement aux cours, celui qui est retenu par ses activités professionnelles et qui apprend chez lui, celui qui se retrouve étudiant par seule convention sociale et qui retarde ainsi son entrée sur le marché du travail, etc., constitue ou non la réalité concrète de l'objet à étudier lorsque l'on prend pour seule cible une population d'étudiants.
Celui-là, parce qu'il ne suit pas régulièrement les cours, serait donc “moins étudiant” que celui-ci, plus assidu ? Tous deux ne font-ils pourtant pas partie, ensemble, de la réalité du monde étudiant ? Le premier ne serait pas vraiment représentatif, ou le serait moins, alors que cet autre entrerait de plein droit dans l'objet d'étude ? Pourquoi faudrait-il chercher à homogénéiser d'emblée ce qui sous bien des aspects relève d'une réalité hétérogène ? Et si le propre de la réalité de l'objet à étudier, lorsque l'on parle des étudiants, était précisément cette diversité concrète qui se présente devant nous ? Et si cet objet était cette réalité multiple qu'il conviendrait de prendre au sérieux ? Ne pas parler d'un groupe étudiant alors que l'on ne parvient pas à en trouver les contours, mais bien plutôt de groupes au pluriel sans préjuger de ce qui détermine leur communauté d'appartenance ; se dire que ce qui est à viser est bien là, rechercher d’éventuelles communautés, variables et différentielles, partielles et changeantes... Penser enfin que ces communautés varient peut-être en fonction du point d'approche, de l'abord par lequel on accède à cette population.
Or, il est une manière d'étudier cette diversité en cherchant à la restituer dans sa matérialité et non en l'amputant avant de s'y frotter, qui consiste précisément à partir des pratiques pour y découvrir, à travers elles, les communautés de pratiques qui s'y font jour peut-être même à l'encontre des communautés habituellement identifiées. Partir des pratiques pour voir des groupes se dessiner, et non pas partir des groupes au risque de briser d'emblée la diversité des pratiques en supposant ainsi, a priori, une forme homogène là où se cache peut-être de l'hétérogène. Notre objectif fut ainsi de diversifier, le plus possible, la construction de notre échantillon en ne négligeant pas la diversité des profils sociaux constitutifs, de façon différentielle, de la réalité étudiée..
LAHIRE Bernard - « Formes sociales scripturales et formes sociales orales : une analyse sociologique de “l'échec scolaire” à l'école primaire », Soutenance de thèse. Le travail au fil du temps, Cahier de recherches, Actes du séminaire du G.R.S., 1989-90, n° 9, nov. 90, G.R.S., URA 893, CNRS, IRESE.
On peut, à ce sujet, consulter la contribution d'Olivier GALLAND - « Identité étudiante, identité juvénile », Les étudiants et la lecture, sous la direction d'Emmanuel FRAISSE, Paris, P.U.F, 1993, pp. 33-47, qui, pour remettre au goût du jour la question de l'existence des étudiants en tant que groupe intégré, en vient à leur demander de se définir eux-mêmes entre différents items (Age, Sexe, Origine sociale, Statut étudiant, Travail, Origine géographique, Goûts musicaux, Opinions politiques, Idées sur la société, Religion, autre) sans se poser la question du sens que cela peut recouvrir pour les êtres sociaux que de se définir par eux-mêmes ni celle d’ailleurs des alternatives ainsi proposées pour se définir : plutôt origines sociales ou plutôt goûts musicaux... plutôt sexe... Il oublie ainsi qu'il ne suffit pas aux êtres sociaux de se définir eux-mêmes en tant qu'étudiants pour qu'ils présentent le caractère d'un groupe intégré. En se définissant de la sorte, ils peuvent fort bien continuer de ne pas se ressembler sous l'angle des pratiques scolaires, du rapports aux études et au temps. Ils peuvent n'avoir en commun que l'effectuation d'études différentes, et le fait de les suivre différemment dans des conditions différentes. Plutôt que de penser, sur l'échantillon étudié par monsieur Galland, que les 34,8 % qui se définissent comme “étudiants” conduisent tout naturellement à reposer sérieusement la question de l'identité étudiante, il serait sans doute plus logique, dans cette perspective et si tant est que l’on puisse prendre au sérieux ce type d’approches, de s'interroger sur les 65,2 % restants...
VERRET Michel, Le temps des études, Thèse de sociologie soutenue à Paris V, 1970, Lille/Paris, H. Champion, 1975, p 408-409.
Ibidem, p. 410.