Partie 3. De l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur : ruptures pédagogiques, changements et variations dans les pratiques et les logiques du travail intellectuel

Introduction

Différentes études ont montré les changements dans les modes d’apprentissage, parfois déstabilisants, qu’entraînait pour les étudiants le passage du lycée à l’université. « L’université, comme déjà le remarquait Émile Durkheim, marque une solution de continuité dans la vie scolaire de notre jeunesse. Au lycée, le jeune homme est soumis à une discipline stricte : il est tenu d’assister aux classes, de participer aux exercices prescrits, etc. A l’université, il n’est plus astreint qu’à une discipline volontaire : c’est lui qui choisit les cours qui lui paraissent utiles ; il ne les suit que s’il le veut »311. C’est essentiellement autour des manières dissemblables par lesquelles l’institution scolaire imprime sa marque et son tempo à l’organisation du temps et des activités d’apprentissage que, dans une large mesure, les disparités et les contrastes existant entre, d’un côté les établissements du secondaire et l’université (collèges, lycées, facultés...), et, de l’autre côté, les établissements du supérieur eux-mêmes (IUT, CPGE, facultés...) ont été jusqu’alors commentés.

C’est à juste titre, par exemple, que l’on a opposé à la prescription et la directivité institutionnelles du lycée et du collège, ou encore de ces “super-lycées” que sont en quelque sorte les IUT, les BTS, et les CPGE, la “liberté” généralement laissée aux étudiants des facultés dans la gestion de leurs activités universitaires. « Devenir étudiant, écrivait Michel Verret, c’est entrer en liberté. La vie antécédente, c’était le lycée et collège, l’emploi du temps réglé, voire même l’internat, ‘le temps dirigé’, ponctué du lever au coucher par la sonnerie, arrière petite fille du tambour napoléonien. L’entrée en Faculté marque une rupture brutale, vécue tout à la fois dans la surprise et le désarroi. (...) Un emploi du temps demeure bien, mais il n’intéresse que les cours : au maximum 15 heures par semaines - non sans déplacements, ni irrégularités. Et la prescription n’est plus soutenue ni par un appareil de surveillance extérieure ni par un système de sanctions immédiates »312.

De même, aux effectifs nécessairement limités de la classe et à l’interconnaissance plus appuyée qu’elle génère par la fréquentation soutenue et régulière des mêmes enseignements, on a opposé l’anonymat et l’anomie de la foule étudiante, de la parole magistrale prodiguée en amphithéâtre, et des horaires souvent décousus des facultés. « Au Lycée, [cette docilité à l’égard de l’institution scolaire] était tout à la fois appelée et soutenue par l’organisation des études elle-même, par l’encadrement étroit du lycéen, du travail lycéen, du temps lycéen : rythmes réguliers des cours, emploi du temps hebdomadaire d’un seul tenant, contrôles fréquents, programmes précis auxquels sont très étroitement adaptés des manuels éprouvés, contrôle permanent par l’enseignant de la bonne réception du discours pédagogique... A l’université l’ensemble de ces traits sont absents : début d’année tardif et chaotique, rythmes irréguliers, contrôles rares, manuels mal adaptés aux contenus des cours... » 313.

Parce qu’« en France, pour continuer ici avec Émile Durkheim, les établissements d’enseignement supérieur sont très nettement distingués des établissements d’enseignement secondaire, lycées et collèges » en ce qu’« ils n’ont ni la même discipline, ni la même organisation »314, le passage de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur peut donc engendrer de nombreuses transformations, plus ou moins importantes et variables selon les secteurs et les filières d’enseignement (et par là même plus ou moins déstabilisantes pour les étudiants), dans les rythmes de travail, les degrés et les formes d’encadrement, certes, mais également dans la nature des savoirs à s’approprier, les exigences de la pratique intellectuelle, les manières d’étudier...

Toutefois, s’il fut plusieurs fois montré que les variations dans les degrés de prescription ou d’encadrement des apprentissages étaient souvent en cause dans la rupture pédagogique qui accompagne l’entrée des étudiants dans le supérieur et que d’aucuns vivent « tout à la fois dans la surprise et le désarroi », il demeure moins fréquent de tenir également compte dans l’analyse de ce processus différencié des effets pourtant bien réels résultant des modifications dans les formes mêmes du travail intellectuel, dans la nature des savoirs étudiés et du travail personnel. Or, le passage de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur où souvent prévalent des types de savoirs, d’exercices d’apprentissage et d’évaluation, bref des manières de transmettre, de travailler et de connaître, etc., sinon opposées, du moins différentes, peut en ce sens également constituer une solution de continuité plus ou moins sensible dans la vie scolaire des étudiants. Concrètement, les étudiants doivent apprendre à travailler dans de nouvelles conditions matérielles et intellectuelles, en fonction de perspectives et selon des logiques d’apprentissage plus ou moins différentes (le concours de première année pour les étudiants médecins par exemple)...

D’un côté les étudiants quittent un univers de pratiques et d’apprentissages315 dans lequel, en tant qu’anciens élèves, ils ont été formés durant de longues années pour finalement y intérioriser, avec plus ou moins de bonheur il est vrai, des manières de se conduire, d’apprendre, de travailler relativement spécifiques. D’un autre côté, en tant qu’étudiants, ils entrent de plein pied dans un autre univers de relations d’apprentissage qui exige plus ou moins d’eux, selon son degré de rupture pédagogique avec le système d’enseignement secondaire, une conversion dans leurs manières d’apprendre, d’organiser leurs pratiques et plus généralement dans les rapports qu’ils entretiennent aux savoirs. A ce titre, tous les étudiants n’ont pas à faire, toutes choses étant égales par ailleurs, la même expérience du passage du lycée à l’enseignement supérieur, notamment lorsque, dans certains secteurs comme les classes préparatoires aux grandes écoles et plus encore les IUT et BTS, ce dernier vient dans une certaine mesure confirmer voire renforcer le modèle dans lequel ces étudiants ont été formés au long de leur scolarité secondaire, et que, à l’inverse, dans d’autres secteurs de l’enseignement supérieur comme les facultés, il rompt plus nettement avec le système du lycée en développant des types de pratiques, des formes de rapport au savoir, des modalités d’organisation des apprentissages relativement inédites.

A cet égard, les étudiants médecins aussi bien que les étudiants sociologues doivent affronter, chacun spécifiquement dans le passage qui les conduit du lycée à leur filière d’études respective, une série de changements plus ou moins marqués, en certains aspects opposés, qu’il s’agisse de l’organisation du temps et des activités de l’étude, des logiques de connaissance à l’oeuvre dans les apprentissages, des objectifs et des modalités du travail personnel, ou encore de l’encadrement... Pour autant, les changements rencontrés par l’une et l’autre des deux populations étudiantes lors de ce passage recouvrent, pour une part en raison des fortes particularités des facultés de médecine dont le fonctionnement se distingue nettement des autres facultés, des réalités pédagogiques, cognitives, temporelles, sensiblement différentes dont l’étude comparée permet d’éclairer certaines des spécificités. C’est ce que nous voudrions voir maintenant : les changements et les ruptures plus ou moins brutaux auxquels les étudiants des deux contextes d’études se trouvent confrontés spécifiquement et dans la variation lors de leur passage dans l’enseignement supérieur.

Notes
311.

DURKHEIM Emile, Textes. Eléments d'une théorie sociale, Paris, Minuit, 1975, p. 475.

312.

VERRET Michel, Le Temps des études, Lille, Université Lille III, 1975, Thèse de doctorat d’État, Université de Paris V, le 29 mai 1974, pp. 686-687.

313.

CONVERT Bernard et PINET Michel, La Carrière étudiante, Laboratoire d’aménagement régional et urbain. Ecole Centrale de Lille, Programme interministériel de recherche-expérimentation “L’Université et la Ville”, novembre 1993, pp. 243-244.

314.

DURKHEIM Emile, Textes. Opus-cité..., p. 469

315.

Avec ses propres caractéristiques comme, par exemple, « une semaine relativement chargée en cours, une assiduité obligatoire et contrôlée, des unités pédagogiques fixes sous forme de classes d’élèves, des enseignants fixes que l’on voit tout au long de l’année scolaire, un contrôle des connaissances régulier et fréquent, un programme de connaissances relativement balisé par les manuels scolaires (qui permettent de savoir ce que l’on doit apprendre et de s’y préparer) », in LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, p.25.