I.B.1. “Coups bas” et tentatives de destabilisation

En compétition permanente dans les différents cours privés qui préparent à l’épreuve finale du concours, ces étudiants ne travaillent pas seulement à leur propre réussite mais également contre celle de leurs concurrents les plus directs. « Au moment des épreuves d’examen, c’est au centième de point près, c’est à celui qui désarçonnera le plus ses petits camarades »318. Rétentions d’informations, concurrences déloyales, coups bas, tentatives de déstabilisation, comme ces cours que l’on refuse de prêter à ceux qui étaient absents, ou encore ceux qui seraient dérobés s’ils venaient à être oubliés sur une table (« en première année, c’est plutôt chacun pour soi »), que ne manquent pas de dénoncer les étudiants médecins qui ont eu le plus à en souffrir, font désormais partie intégrante de l’étude en première année.

Ainsi, par exemple, le récit de cet étudiant qui, ayant dû s’y reprendre par trois fois pour décrocher le concours, garde un goût particulièrement amer de ces années de compétition : « en fait ce qui m'énervait c'est l'esprit de compétition c'est-à-dire à la fin de chaque colle on va voir les classements "ah tiens, t'es classé comme ça ?" Ce qui ne veut pas dire que j'étais dans les mauvais parfois j'étais dans les bons heureusement mais... (sur le ton de la confidence et douloureusement) de toute façon moi tout cet esprit qui a tourné autour du concours euh j'ai vraiment... j’ai jamais apprécié. C'est vrai que j'en garde pas mal de euh... j'ai vachement de rancunes. C'est clair, j'ai vraiment pu entendre des mauvais trucs quoi, mais bon ça (rires), (amer) qu'est-ce tu veux y faire, (rires) » {Baccalauréat D, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la troisième tentative ; Père : Professeur de médecine interne à la faculté de médecine, Chef de clinique ; Mère : Psychothérapeute libérale}

Ou encore cette étudiante qui raconte : « mais en première année il y a la sélection il y a le concours donc euh... tant pis, tant pis pour soi quoi. Maintenant, c'est mieux mais il y a quand même des gens qui ont gardé un peu l'esprit du concours quoi. Ce qu'on appelle l'esprit concours c'est-à-dire que / (/ c’est chacun pour soi ?) Voilà ! A cause du classement... C’est un peu dommage parce que bon c'est stupide enfin moi je trouve ça stupide j'ai jamais été comme ça euh. [...] C’est-à-dire qu'en première année on te pique pas les cours [...] il faut jamais laisser ses cours sur la table hein en première année parce que les cours sont fauchés ou déchirés euh pour la sélection. (En souriant) Ah mais c'est comme ça hein faut... Lyon Sud c'est un peu particulier hein c'est réputé euh justement pour une bonne ambiance bon même s’il y a toujours des gens, plus sélectifs, mais généralement on te pique pas les cours c'est-à-dire que si on va euh, aux toilettes ou si on va fumer une cigarette dehors, on revient, à la table on retrouve ses cours quoi, alors qu'à Rockefeller, à Lyon Nord on laisse jamais ses cours... parce que si on revient les cours ont disparu quoi, et à ce moment là on peut plus les travailler etc. Faut pas être malade non plus parce que bon euh, à ce moment là on rate le cours et, et on n'a pas le cours quoi... donc euh, c'est pas évident évident quoi mais généralement on essaie de, travailler à deux trois, trucs comme ça si jamais y a un problème euh ». {Baccalauréat A2, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; DEUG de Lettres ; Père : Médecin généraliste ; Mère : au foyer, diplôme d’infirmière}.

Extraits des notes ethnographiques

L’étudiante en question ici est entrée en médecine avec la ferme intention de devenir psychiatre. La médecine traditionnelle n'est pas pour elle une “vocation” mais un passage obligé pour devenir spécialiste, passage qu'elle ne vit pas de manière idyllique. Cette situation particulière explique pour une part la distance et la défiance critiques de cette étudiante vis-à-vis de ses études, du milieu médical plus généralement et des étudiants médecins tout particulièrement. Bien que nombre de ses amis soient issus des rangs de médecine, elle explique ses réticences et divergences avec ce qu'elle considère comme le comportement et le fonctionnement modal des étudiants en médecine, avec l’esprit des études médicales. Elle se considère comme quelqu’un d’un peu à part dans cet univers, autant par rapport à la façon dont elle mène son travail que par la façon de penser les choses. Ces divergences s’accompagnent de stratégies d'évitement. Elle évite d'aller travailler là où les étudiants médecins sont généralement regroupés. Elle cherche à s'échapper du milieu par d'autres activités, elle garde une distance critique. C'est ainsi qu'elle a toujours refusé de s'inscrire dans les cours privés qui préparent au concours de la première année de médecine dans la mesure où elle trouve scandaleux que la sélection se fasse par l'argent. Son refus a partie liée avec un rejet de la mentalité élitiste qui règne parmi les étudiants médecins. L'esprit du concours la dérange. La sélection est forte. Les personnes filtrées ont, de ce fait, un esprit particulier. Les étudiants sont souvent fiers d'être en médecine : ils se croient au "top du top", ils ne pensent qu'à ça. Elle n'aime pas cette ambiance et, apparemment, il y a peu d'étudiants avec lesquels elle s'entend.

‘« Il y a des gens que je n’aime, que je n’apprécie pas du tout mais je pense que dans d'autres études ça serait pareil, puis ce qu’il y a c'est qu'avec le concours ça sélectionne pas mal de gens qui sont pas forcément très cools, donc il faut fournir un effort quand même euh (en souriant) je vais avoir l'air de me plaindre mais il faut vraiment fournir un effort intense pendant une année et ça sélectionne des gens qui ont un certain esprit quand même, ben moi la première mais... c'est pas forcément les gens les plus sympathiques et puis il y en a plein qui sont tellement fiers d'être étudiants en médecine, ça y est ils sont au top du top... c’est pas très intéressant comme ambiance... Bon il y a quand même des gens sympathiques, bon la plupart des gens que je connais maintenant ils sont en médecine mais il n’y en a pas énormément non plus (rires) (c'est un esprit de concurrence...) ouais puis un peu élitiste je dirais... » {Baccalauréat C, mention “assez bien” ; Inscription en médecine pour devenir psychiatre ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père : Professeur de mathématiques et physique dans un collège ; Mère : Directrice d’un école maternelle}.’

Notes
318.

Extrait de notre entretien avec la Directrice administrative de la faculté de médecine Lyon-Nord.