II. Cours privés : entraînements et forçage

II.A. L’organisation intensive des apprentissages

Révisions, répétitions, entraînements et préparations en tout genre, annales, exercices, colles, évaluations, classements, cours de soutien, etc., enchaînés sans fin et sur un rythme souvent précipité, constituent le lot quotidien des apprentissages de l’étudiant en médecine de première année. Relayant les enseignements universitaires, et complétant un emploi du temps universitaire déjà structuré et conséquent, les cours privés, pour certains d’obédience jésuite, proposent, moyennant finance, d’encadrer, d’organiser, de soutenir et de scander la préparation au concours. Sauf exception, l’ensemble des étudiants y recourent comme un soutien nécessaire.

‘« Quand on était en première année, on avait des trucs alors là hyper organisés euh, pour passer le concours, c'est-à-dire il y avait plein d'organismes, moi j'étais au CHA, c'est un truc tenu par des Jésuites. Donc on avait, chaque semaine... une espèce d'interro enfin une petite colle, faite par des deuxième année. Et alors là, c'est exactement les conditions du concours, chaque semaine. Donc ça nous permettait chaque semaine de réviser une matière depuis le début, exactement euh les sujets qui [...] tombent régulièrement chaque année pour s'entraîner. On était corrigé, par les deuxièmes années, donc noté et classé, pour euh avoir une idée et - (en souriant) c'est tellement l'horreur, on est tous fous - donc euh pour avoir une idée de notre situation par rapport aux autres » {Baccalauréat D, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père et Mère : Architectes}’

A maintes égards, rythmes de travail, déroulement des activités scolaires, organisation des apprentissages, pression concurrentielle, etc., la première année du cursus des études médicales fonctionne, à travers les cours privés, sur le mode d’une classe préparatoire toute entière consacrée à la préparation du concours, à l’entraînement et à l’exercice (« la première année on n'a pas d'examen, pas de partiel, il n’y a rien donc euh c'est pour travailler régulièrement, on a des colles tous les 15 jours... sur une matière voilà »). Et bien que les textes et les discours officiels présentent les contenus de cette année d’études comme fondamentaux dans la formation du futur médecin, l’essentiel de l’apprentissage, du point de vue des effets produits, réside sans doute tout autant, pour emprunter la formule à Pierre Bourdieu, dans « ce qui est explicitement enseigné que [dans] ce qui s’enseigne tacitement à travers les conditions dans lesquelles s’effectue l’enseignement »319.

C’est tout un rapport au travail intellectuel et plus généralement à la culture qui, en même temps qu’un ensemble de procédés concrets d’apprentissage fondés sur l’efficacité et le rendement comme nécessaires attributs de la réussite, se trouvent ainsi inculqués à ceux qui ne peuvent encore qu’aspirer à suivre des études médicales320 par l’exercice d’une pression concurrentielle permanente, la démultiplication des contrôles et des classements, la répétition incessante des entraînements et des exercices.

C’est que tenir la distance n’est pas chose aisée. Et les étudiants intérrogés ne font pas exception qui, à leur première tentative, ont versé en chemin. Plusieurs d’entre eux racontent, au cours des entretiens, comment ils échouèrent au concours à leur première tentative pour s’être effondrés après un début d’année effectué sur les chapeaux de roue.

‘« Je me suis découragé au bout d'un moment parce que la plupart des étudiants sont inscrits dans un cours privé à côté [de la faculté de médecine], donc moi c'était le CHA, et on avait des colles une fois par semaine. Et puis euh j'ai jamais décollé euh les deux premiers mois, j'étais tout le temps tout en bas, tout en bas [des classements] ça m'a... Tout le temps euh il y a un classement, donc euh j'étais tout le temps très mal classé, tout le temps à la fin euh en fin de liste et tout. Donc vraiment ça m'exaspérait, puis j'étais pas habitué à travailler comme ça aussi je pense, (en riant) donc euh (à travailler autant ?) ouais, ouais ouais quand-même. Donc rapidement, j'ai laissé tomber. Je travaillais que très peu ou alors vraiment pas du tout efficacement euh de çi de là. Après j'ai trouvé d'autres copains qui m'ont motivé aux vacances de Pâques donc, aux vacances de Pâques j'ai cravaché mais comme un malade mais (rires), vraiment euh j'ai jamais bossé comme ça de toute ma vie. Je ne sais pas, peut-être 14 ou 15 heures par jour. Résultat : à la fin des vacances de Pâques (en riant) j'étais tellement lessivé, pareil, que j'ai laissé tomber, et puis pendant les examens ben... voilà j'ai tout planté, j'ai pas fait beaucoup de points. (En souriant) Une catastrophe, j'ai fait 30 points sur 120, ça fait une moyenne de 5 donc c'était vraiment la catastrophe » {Baccalauréat D, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père : Maître de conférence ; Mère : Professeur d’anglais dans un lycée}.
« Ben... je pense, c'est surtout au niveau euh... j'arrivais plus à dormir, enfin, j'avais beaucoup de problèmes d'insomnies et j'ai un peu... pété les plombs quoi (en riant) à la fin de l'année, parce que je pense pas que c'était un manque de travail parce que je bossais quand-même pas mal » {Baccalauréat C, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père : Ingénieur ; Mère : Infirmière libérale}
« J’ai pas eu la moyenne non plus mais... j'aurais pu avoir la moyenne si j'avais bossé jusqu'au bout mais bon... (évidence) sachant que de toute façon j'aurais pas réussi mon concours par rapport à... Je me rendais compte que je n’arrivais pas, il faut avoir 13 ou 14 pour avoir le concours, je me rendais compte que je n'arriverais pas [en raison de ces classement aux colles]. Donc, carrément avant, j'ai commencé à en avoir marre et puis...parce qu'il y a beaucoup à apprendre, donc j'ai plus ou moins laissé tomber, enfin je me rends compte que j'ai arrêté de bosser un mois avant terme » {Baccalauréat scientifique étranger ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père : Ingénieur de formation, actuellement conducteur de bus scolaires ; Mère : femme au foyer}.’

Car selon les dires de certains étudiants enquêtés, préparer le concours relève d’une subtile alchimie. Il ne faut ni partir trop vite et risquer de surestimer son courage, ni partir trop lentement et prendre un retard qui rapidement vient à s’accumuler. L’année est longue, faite de labeur, de sacrifices, de renoncements, et de découragements. Il faut gérer ses efforts

‘« Ce qui est vraiment difficile c'est que euh quand on n’est pas un super crac, il faut vraiment passer un temps fou quoi. Faut consacrer son année à la médecine. On n’a rien le temps de faire en dehors euh sortir un peu, c'est sûr, on garde quand-même euh on essaie de garder un rythme euh, mais on ne fait que de la médecine, on passe ses week-ends enfermés » {Baccalauréat D, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père et Mère : Architectes}.’

Et pour tenir, il faut réussir ce délicat mélange, en apparence paradoxale, consistant à la fois à ne pas ménager ses forces tout en les économisant. C’est ce que cette étudiante de troisième année tente en vain de faire comprendre à sa soeur, inscrite pour sa part en première année.

‘« Elle commençait à bosser comme une folle en octobre. Je lui ai dit : "calme toi, l'année est longue, très longue". Elle voulait pas m'écouter. Puis maintenant elle s'est complètement découragée, elle bosse plus du tout. Je lui ai dit : "ben pourquoi tu ne m'as écouté". Elle me dit : “mais comment t'as fait pour réussir, c'est super long, c'est super dur". Je lui dis : "tu verras l'année prochaine", voilà, elle bossait comme une folle en octobre, elle était bien classée aux colles, elle était première bizuth, euh 12ème sur 150, enfin c'était hyper bien pour un bizuth et euh je lui ai dit : "mais calme toi... (en souriant) vas-y plus mollo”. Ce qui est important pour un concours, c'est d'y aller à fond, euh les deux derniers mois, les gens qui ont bien bossé avant et qui se sont relachés après en général ils ont raté, et c'est l'inverse euh pour les autres", il faut être à jour, au début, et les deux trois derniers mois il faut y aller à fond, et c'est souvent ça qui paie » {Baccalauréat D, mention “assez bien” ; Concours obtenu à la deuxième tentative ; Père : ONQ ; Mère : coiffeuse}.’
Notes
319.

BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'Etat, Opus-cité, p.112. C’est d’ailleurs ce qu’exprime, d’une certaine façon, implicitement, la Directrice administrative de la faculté de médecine Lyon-Nord, lorsque, parlant des étudiants qui entrent en deuxième année de médecine, elle nous dit : « En principe, ils ont passé le cap difficile, le cap théorique du concours. Ils entrent dans la phase de réelle formation parce qu’ils vont sur le terrain, en stage »

320.

Le mot introductif au Guide de Rentrée 94/95 du président de l’Association Corporative des Etudiants en Médecine de Lyon, association très active et très présente qui rend un ensemble de services aux étudiants comme par exemple la production de ronéotypés de cours dès la deuxième année, précise que : « Après le concours vous ferez partie de la gente carabine... ».