Faire de l’apprentissage une mémorisation systématique des connaissances professées (« c’est quasiment du mot à mot »), la plus exhaustive et détaillée possible parce qu’« ils tirent dans les coins » comme ne cessent de le rappeler les étudiants à propos des épreuves du concours, n’est pas, loin s’en faut, une conception du travail intellectuel qui s’impose d’elle-même aux étudiants lorsqu’ils entrent dans l’enseignement supérieur : « en médecine, il faut tout prendre en notes parce que tout est important même si tu ne t’en rends pas compte a priori, mais pour ça on a été bien dressé dès la première année parce que, en première année, euh tous les détails même les plus insignifiants étaient susceptibles de tomber au concours donc déjà, ça t’imprime bien ça dans la tête (rires) ».
Lorsqu’ils entrent en première année de médecine, les étudiants sont à « cent lieux d’imaginer » qu’ils doivent apprendre “par coeur” et scrupuleusement les cours qui leur sont professés. Loin d’aller de soi, cette manière d’apprendre leur est au contraire directement prescrite et intimée lors des différents exercices et entraînements organisés par les cours privés comme une procédure de travail à respecter et à mettre en oeuvre. C’est ainsi par exemple que toutes les velléités de recherche documentaire personnelle sont explicitement découragées, à tout le moins sérieusement réfrénées, au profit d’une con-centration quasi exclusive des efforts du travail sur la répétition et l’incorporation des contenus de cours.
Ce faisant, les objectifs de l’apprentissage et les attentes des enseignants leur sont clarifiés. De précises consignes matérielles à respecter pour la réalisation des devoirs et des copies sont prodiguées, qui visent la mise en forme et la mise en ordre des énoncés et des idées. Des procédures concrètes d’organisation du travail d’apprentissage (il faut travailler régulièrement, ne pas prendre de retard, revoir l’après-midi les cours du matin, faire des fiches323, limiter les recherches personnelles, ne pas négliger les points de détails dans le travail d’assimilation car ils font souvent la différence, utiliser un agenda pour évaluer son rythme de travail et ses éventuels relâchements), des techniques d’assimilation et de mémorisation (recopier les cours pour se les mettre en tête, les réciter par écrit au brouillon, refaire les annales d’examens...), leur sont explicitement inculquées à mesure des entraînements et des préparations.
Et il n’est pas jusqu’aux conseils sur les meilleures façons de garder un équilibre de vie dans les moments de travail les plus intenses (garder des moments pour soi, pour se reposer, pour souffler, pour aller au cinéma, etc.) qui ne manquent à l’appel des recommandations et prescriptions dans ce qui en vient à constituer une véritable économie du travail et de l’apprentissage. Des conseils précis à caractère pratique leur sont également dispensés de façon toute explicite dans les guides de l’étudiant en médecine qui, ainsi, en la matière, viennent objectivement relayer les efforts des différents cours privés.
‘ « Au moment de réviser, en début d'année, ils essayaient de nous dire de... comment organiser notre temps, garder des temps euh de détente et tout ça, et que c'était hyper important de garder un équilibre, de se garder je ne sais pas quoi deux heures dans la semaine pour aller euh se défouler, faire un sport, je sais pas quoi ils nous donnaient pas mal de conseils »’Le Guide de rentrée 94/95 de l’Association Corporative des Etudiants en Médecine de Lyon, rédigé par des années supérieures, rappelle encore à l’attention des premières années que : « Qui dit concours, dit sélection alors un travail sérieux s’impose. Finies les sorties du samedi soir, (les seules soirées tolérées sont les soirées Médecine bien sûr). Nos conseils pour un travail des plus efficace : il faut aller en cours324, dites-vous bien que personne ne les prendra pour vous ! Recherchez une salle calme et agréable pour travailler (...), puis équipez-vous d’un dictionnaire médical, de supports de cours (...). Enfin pour tous ceux qui sont inscrits dans un cours privé, l’assiduité aux conférences ou aux colles est fondamentale. Cela peut vous donnez un rythme »325.
On peut encore lire dans le Guide Théraplix326 :
‘« Faut-il s’abonner à des revues et que faut-il en faire lorsqu’on les reçoit ? Il est certainement utile de s’abonner à des revues médicales, cela même si l’on n’en sent pas encore l’intérêt. En effet, à partir de la 4ème année, il deviendra nécessaire de recourir à des articles publiés dans les revues médicales. Il sera alors très agréable d’avoir déjà une collection importante. Mais comment ranger ces revues ? Il faut les disposer verticalement sur une planche qui leur est réservée et où elles sont facilement accessibles. Il faut conserver précieusement l’index qu’éditent les revues à la fin de chaque année. C’est cet index que l’on consulte lorsque l’on effectue une recherche bibliographique. Certains sont partisans du découpage des revues ; ce n’est pas une méthode à conseiller au début des études médicales. Certes, lorsque l’on est déjà envahi de dossiers et que l’on est très spécialisé dans un domaine, on peut légitimement ne garder, dans une revue, que ce qui ressort directement de sa spécialité mais, pour un débutant non encore averti de sa destinée, il vaut beaucoup mieux tout garder ».’Ou encore : « 1. Il faut avoir un agenda pour éviter de faire chevaucher ses rendez-vous. Il faut y noter ses heures de travail de chaque jour. Ce procédé est extrêmement précieux car il permet très rapidement de se rendre compte si l’on ralentit le rythme ou si, au contraire, l’on en fait trop... ce qui n’apparaît pas toujours clairement. 2. Il ne faut pas négliger les “petits trucs” qui permettent de bien se fixer les idées. Pour cela, il y a les aphorismes et les moyens mnémotechniques. Parmi les aphorismes les plus fameux, il y a : “Le RAA lèche les articulations mais mord le coeur” ; “un angine qui vomit est une scarlatine”, etc..... Quant aux moyens mnémotechniques, ils sont nombreux. Sans insister sur une “Thérèse” extrêmement fameuse, nous dirons qu’il faut collectionner les moyens mnémotechniques, mais simplement les bons. En effet, beaucoup tombent dans le travers de rechercher, pour tout ce qu’ils apprennent, des moyens mnémotechniques et fournissent finalement un effort de mémoire bien plus considérable ! Dans un même esprit de simplification, il faut trouver, pour les questions d’une même matière, un schéma stéréotypé. Il faut mettre en place une charpente solide que l’on a toujours à sa portée et à laquelle on peut accrocher les tableaux que l’on veut. De même, il faut toujours avoir à sa disposition les fameux “tiroirs” qui permettent de meubler les questions mais qu’il faut avoir l’habitude de toujours travestir quelque peu. 3. Il faut encore ne pas hésiter à noter tout ce que l’on entend de bien car ce qui paraît le plus séduisant sur le moment est ce qui s’oublie le plus vite.... Il est donc excellent de se promener avec un petit carnet qui sera le recueil de ce que l’on a entendu de mieux autour de soi. Il faut aussi saisir toutes les classifications séduisantes que l’on rencontre. Pour donner un exemple, le Professeur Fiessinger, grand clinicien disparu, classait les diagnostics difficiles en 6 groupes :
- par pauvreté symptomatique,
- par complexité symptomatique
- par symptomatologie d’emprunt,
- par rareté clinique,
- par confins cliniques,
- par impossibilité et erreur.
Un tel schéma est un guide de premier ordre lorsque l’on doit affronter soi-même un diagnostic difficile. 4. Il faut savoir écrire une lettre à un médecin supérieur, de même grade ou de grade inférieur. Voici les règles de base »327.
Et l’on aurait tort de ne voir en cet ensemble de prescriptions et de consignes une série de remarques purement formelles qui n’interviendraient en aucune manière dans la production d’habitudes et de techniques de travail indissociablement intellectuelles et pratiques. Car bien loin d’en rester au simple stade de la recommandation orale et occasionnelle, ces principes et ces techniques du travail sont régulièrement exercés et mis à l’épreuve par le système des colles hebdomadaires. Les colles hebdomadaires forcent ainsi les étudiants à réviser et/ou à revoir régulièrement leurs cours matière après matière, tour après tour, jusqu’au moment de l’épreuve finale, leur inculquant ainsi des méthodes de travail et des procédures ordonnées d’apprentissage.
En réglant soigneusement le déroulement des activités dans le temps, en astreignant les étudiants à un travail régulier et ponctuel, et en dirigeant les démarches et les étapes de la formation par la multiplication des injonctions et des prescriptions, les cours privés ne bornent pas seulement, contrairement aux apparences, leurs actions à la seule préparation du concours de fin d’année. Ils forcent indissociablement les habitudes de travail, les manières de le concevoir, de l’organiser et de le réaliser, inculquent un ensemble de techniques de travail, relativement “routinisées” et uniformes, qui, loin de disparaître au terme du concours, organisent encore les apprentissages à venir avec une forte régularité et systématicité.
Outre l’inculcation de tout un rapport au travail intellectuel transmis implicitement dans les disciplines de travail et de vie, dans les rythmes scolaires imposés et l’organisation des apprentissages, c’est donc un ensemble concret de techniques matérielles et intellectuelles qui ainsi sont explicitement transmises aux apprentis-médecins à l’occasion des différents exercices et entraînements, des différents contacts avec les étudiants des années supérieures, par lequel ils se forment peu à peu à leur métier d’étudiant médecin, apprennent à organiser leur travail, à cibler ses objectifs, à définir ses modalités : comment apprendre, ce qu’il faut apprendre, comment faire une copie, comment organiser son travail...
Les étudiants médecins apprennent ainsi peu à peu, au fil des exercices et des recommandations, à identifier précisément les objectifs, les modalités, les étapes et les procédés de leur travail personnel : centrer les efforts d’apprentissage sur les contenus des cours, apprendre “par coeur” matière après matière, chapitre après chapitre, s’entraîner et s’auto-évaluer à partir des exercices compilés dans les annales, utiliser un agenda, faire des « tours » réguliers au fil des mois entre les différentes matières professées328, se fixer des objectifs à atteindre et s’y tenir, se rendre en cours et, au sortir de ceux-ci, faire un effort immédiat de remémoration sur feuille blanche pour en reprendre ensuite de façon plus systématique les différentes séquences, éviter de se disperser par des recherches personnelles fréquentes, éviter les pertes de temps, viser la régularité et l’efficacité dans le travail, etc. Bien loin de disparaître avec la réussite au concours, ces conceptions de ce que travailler intellectuellement signifie, toujours ancrées dans la matérialité des pratiques, continuent d’organiser les manières d’apprendre, de connaître et d’exercer la connaissance, sous des formes il est vrai quelque peu atténuées, au-delà du concours de première année.
« On m'avait conseillée, on m'a dit “si tu ne fais pas de fiches, tu n’y arriveras pas ”. J'étais inscrite au CHA, et donc c'était le père, là, qui s'occupait de nous en première année, qui nous avait reçus : “écoutez, ceux qui ont réussi ont réussi grâce à leurs fiches” », nous dit l’une de nos interlocutrices.
Le gras est des auteurs.
Guide de rentrée 94/95 de l’Association Corporative des Etudiants en Médecine de Lyon, p.3.
Le Guide Théraplix des études médicales, Panorama des études médicales 1, 95-96, pp. 22-24
Ibidem
Non seulement pour réviser chaque fois la totalité d’une matière donnée, pour combiner « plusieurs passages » successifs nécessaires à la mémorisation, mais également pour entretenir le souvenir permanent de ce qui a déjà été assimilé. « Ce que j'essaie de faire c'est euh [...] je me dis : “cette semaine, je vais faire telle matière en entier”. Mais ça en fait c'est resté du système des colles de première année. C'est vrai qu’on révisait une matière par semaine et on avait une colle à la fin de la semaine ».