Chapitre 9. Les études de sociologie : anomie temporelle et flou des pratiques

Les pratiques d’apprentissage des étudiants médecins demeurent donc, malgré leurs changements avec les pratiques du système secondaire, fortement encadrées lors des premières années de l’étude par tout un ensemble de dispositifs institutionnels tel qu’un emploi du temps chargé, un travail personnel volumineux, des actes d’apprentissage précis, un programme d’études officiel et détaillé, de nombreux manuels, des annales d’examen pour l’entraînement et l’exercice, par des cours privés qui relaient les facultés de médecine dans leurs efforts de formation et fournissent aux étudiants des lieux spécifiquement aménagés pour l’étude, enfin par des objectifs de travail clairement définis et délimités.

Mais alors que le travail des étudiants médecins continuent d’être structuré par toute une batterie de dispositifs institutionnels, les étudiants sociologues qui, pour leur part, ne bénéficient pas (ou dans une bien moindre mesure) de l’aide apporté par de tels dispositifs, doivent faire face à un plus grand flou des pratiques d’apprentissage, de leurs objectifs et de leurs moyens ne serait-ce qu’en raison de l’absence de programmes d’études définis et explicites, de manuels de cours, du caractère moins codifié des exercices d’apprentissage à réaliser , ainsi qu’à un encadrement pédagogique nettement plus lâche : peu d’heures de cours, faible volume de travail personnel, faible suivi enseignant...

Plusieurs choses interviennent ici qui modifient sensiblement les conditions et les modalités même de l’apprentissage. L’entrée en faculté de sociologie s’accompagne tout d’abord de changements sensibles dans l’organisation, la structuration et l’encadrement du temps des apprentissages, en raison à la fois du poids relativement faible et peu structurant des volumes horaires de l’emploi du temps universitaire et de la ténuité des injonctions au travail personnel. Les commandements scolaires extérieurs et explicites s’effacent par où jusqu’alors les professeurs et l’institution scolaire soutenaient et structuraient les apprentissages, donnaient des directives, fixaient des objectifs clairs et réguliers, imposaient un calendrier de travail rigoureux, sanctionnaient scrupuleusement les manquements.

L’entrée en faculté de sociologie s’accompagne ensuite de transformations dans les formes, les logiques de la connaissance et du travail personnel. Tout se passe parfois comme si ces étudiants étaient déconcertés par la nature même des apprentissages et du savoir en sociologie dont les contours et les contenus souvent leur apparaissent comme relativement “impalpables” ou “intangibles”, “insaisissables”, et dont ils ne parviennent pas toujours, loin s’en faut, à se faire une claire représentation. Que l’apprentissage suppose, pour une bonne part dans ses modalités, un travail de fabrication intellectuelle aux contours relativement mal définis n’est pas pour rien dans cette affaire. Que la sociologie, telle qu’elle est pratiquée à l’université Lyon 2, s’offre davantage à la connaissance sous la forme d’un ensemble de postures scientifiques, d’acquis d’intelligibilité et de principes de connaissance à s’approprier (par la lecture d’ouvrages et d’auteurs par exemple) et à réinvestir (par la production de discours, d’argumentations, de raisonnements sociologiques) que sous la forme de contenus systématiques, définis et intégrés, n’est pas non plus sans effet.

Au lycée, le travail reposait davantage sur l’apprentissage de contenus programmés, de savoirs établis et délimités... Des choses précises et concrètes étaient à savoir, à apprendre, à travailler, et données comme telles par les enseignants et par les programmes d’études (contenus de cours, manuels, exercices, etc.). Mais la sociologie dont l’apprentissage suppose au travers des exercices tels que les dissertations, les dossiers et mémoires, les fiches de lecture, etc. la réalisation d’un travail d’appropriation et de réinvestissement de schémas interprétatifs, de raisonnements conceptuels et d’habitudes méthodologiques plus ou moins disparates, non de contenus tout entier intégrés et constitués, revêt, dans une certaine mesure, pour les étudiants, un caractère à la fois plus diffus, plus énigmatique, plus mystérieux.

Enfin, et c’est lié, les changements dans les formes et les logiques de la connaissance se trouvent encore renforcés par le fait que le travail personnel demandé aux étudiants, outre le caractère peu codifié des principes et des procédés présidant à la réalisation des différents exercices d’apprentissage (mémoires, dissertations), ne fait pas toujours l’objet, tant au niveau de ses finalités que de ses modalités, d’une explicitation précise de la part des enseignants et plus généralement de l’institution qui, en n’organisant pas les conditions d’une transmission des techniques du travail intellectuel, laisse tout à la fois planer le doute et le flou sur la nature des exercices à réaliser et sur les manières dont il convient de s’y prendre pour les réaliser.

Là où les étudiants médecins savent précisément ce qu’ils doivent faire pour travailler et comment le faire (apprendre leurs contenus de cours et tester leurs connaissances à partir des annales d’examen), leurs homologues sociologues restent souvent dans l’expectative, dans l’incertitude et dans le vague quant à la nature des tâches intellectuelles qu’ils doivent réaliser et peut-être surtout quant à la manière de les réaliser. Et comme en témoignent parfois certaines réflexions désabusées, formulées à l’adresse des enseignants (« j’arrive pas à comprendre en quoi ça consiste la sociologie », « j’ai toujours pas compris ce que c’est qu’une problématique, personne n’arrive à m’expliquer clairement », « mais les sociologues, ce qu’ils disent, c’est leur point de vue non ? », etc.), ces étudiants éprouvent régulièrement des difficultés à comprendre la nature des objectifs qui président à leurs apprentissages, ce qu’ils doivent faire en matière de travail personnel et comment ils doivent s’y prendre.