A la directivité institutionnelle du lycée et du collège qui réglaient soigneusement le déroulement des activités, astreignaient les élèves à un travail régulier et ponctuel, dirigeaient les démarches d’apprentissage et fixaient les étapes du travail, etc., succède désormais, avec la faculté de sociologie, une plus grande “liberté” dans la gestion du temps de l’étude, dans la détermination et la conduite des apprentissages, de leurs modalités et des meilleurs moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les objectifs relativement rares et peu explicites du travail universitaire.
Ce que jusqu’alors le lycée ou le collège exigeaient et que la première année de médecine avec le système des cours privés, tout comme certains établissements du supérieur, organisent encore expressément et régulièrement en matière d’emploi du temps, de leçons à apprendre, de devoirs à rendre, de programmes et de contrôles, recouvre en sociologie, quand ces traits ne sont pas purement et simplement absents, un caractère tout à fait sporadique et irrégulier.
‘« C’est très irrégulier, c’est le problème aussi je pense de la fac, c’est qu’on commence pas tous les jours à huit heures, donc il y a des jours où on fait la grasse matinée jusqu’à dix heures et puis euh... c’est pas réglé euh... enfin, ma vie n’est pas réglée au jour le jour (donc ça varie plutôt alors ?) Ah ouais ! Ouais, ouais, tout à fait ! » {Baccalauréat B, Père : Directeur d’entreprise, docteur en chimie ; Mère : Assistante technique de son mari, pharmacienne de formation}.D’où parfois, chez certains étudiants, « la nostalgie du lycée et de sa discipline qu’expriment ceux qui, pour réussir, ont besoin d’être libérés de la liberté que l’Université, au contraire, leur octroie sans compter. Nostalgie par exemple du contrôle proprement disciplinaire que l’enseignant n’assure plus à l’Université, faisant disparaître l’une des conditions d’une bonne réception du discours pédagogique »340.
‘« Je ne dois pas être organisée pour travailler ici. Au lycée, les choses ne sont pas comme ça. Comme c’est un contrôle continu, on doit travailler régulièrement, on doit être à jour, c’est plus facile de savoir comment faire et ce qu’on doit faire, c’est une évaluation continue et... ça oblige à travailler tout le temps au cours de l’année. En socio, on nous donne rien à faire de précis pendant presque un an... Ce n’est pas facile de s’organiser... » {Baccalauréat littéraire étranger ; Père : Professeur de physique à l’Université, docteur en physique ; Mère : Professeur de lettres dans un lycée}.La durée de l’année universitaire, entre les deux moments forts de la rentrée et de l’examen final, présente dès la première année une forte élasticité. Les scansions temporelles qui, par l’imposition d’un emploi du temps rigoureux et d’échéanciers répétés et réguliers, soutenaient les pratiques scolaires des élèves et balisaient la route de leurs apprentissages d’un ensemble de repères, font place, pour les étudiants de sociologie, à une vaste et longue période relativement atone.
Hormis quelques échéances isolées, c’est désormais sur l’échelle de l’année scolaire tout entière que ces derniers doivent apprendre à travailler, à répartir et à définir leurs efforts. L’horizon reculé des sessions finales condamne ces étudiants qui, dorénavant, ne sont plus mis au travail ni maintenus dans un état de travail comme les étudiants en médecine, soit à mettre leurs activités scolaires en perspective (à fixer régulièrement des objectifs et des étapes de travail) s’ils ne veulent pas laisser filer imperceptiblement un temps institutionnel mal balisé, soit, s’ils n’y parviennent, à travailler sous la pression de l’imminence des examens, et ce, au risque de succomber à la panique et/ou à la fantaisie de la dernière minute.
‘« (Vos notes de cours, vous les relisez à quelles occasions ?) (évidence) quand y a un partiel, par exemple là je vais avoir un partiel le 28 février (l’entretien est réalisé à la mi-janvier) sur la société arabo-musulmane, ben j'ai commencé à les lire quoi, mais euh comme je vous dis, il y a quand même pas mal de trucs que je connais déjà parce que moi j'ai vécu douze ans dans les pays arabes, je suis à moitié arabe, donc y a quand même des choses que je connais. Je pense que c'est moins dur pour moi que pour quelqu'un d'autre hein (vous recommencez à relire vos notes un mois avant, trois semaines avant le partiel) tout dépend, tout dépend du temps parce que ce qu’il faut voir c'est qu'au mois de juin des fois on a des partiels donc c'est vraiment à une journée près quoi. Donc là c'est vrai que des fois c'est pas évident des fois en une journée je relis des notes d'une année hein, ça m'arrive même souvent de faire ça (juste avant le partiel ?) Ouais et des fois ça marche mieux comme ça que... Par exemple le partiel que j'ai raté l'année dernière où j’ai eu 7, bon ben je crois que j'ai passé trois semaines dessus, je crois que c'est la matière que j'ai le plus travaillée en fait que j'ai raté l'année dernière, donc euh... » {Baccalauréat A1, Père : Professeur de chimie à l’Université, Diplômé de l’ECIL, Docteur d’État en chimie ; Mère : sans profession, niveau baccalauréat}.Comme le montrent bien ces exemples, ainsi que l’écrivait Michel Verret, « pour peu que l’étudiant n’ait pas intériorisé, en un ethos de la discipline et du travail, la longue régularisation scolaire antécédente, l’autosurveillance ne signifie plus pour lui que le droit à l’autopermissivité indéfinie »341. Nombreux sont les étudiants qui, en effet, dans ce contexte d’études, nous le verrons plus loin, parce qu’il n’est plus d’emploi du temps suffisamment soutenu et structuré pour les maintenir dans une atmosphère studieuse, ne se mettent au travail que sous l’effet d’une certaine urgence, à l’approche des examens ou en fonction d’échéances ponctuelles, c’est-à-dire sous l’effet d’une contrainte extérieure et relativement immédiate. Trois mois avant les partiels, les échéances restent lointaines et le travail à effectuer, du même coup, quelque peu abstrait, impalpable...
Comment préparer un partiel (généralement une dissertation) qui aura lieu dans trois mois ? Il reste du temps. Cela peut encore attendre. Et puis à quoi bon le faire ? Cela risque d’être peine perdue. L’apprentissage sur long terme, en vue d’échéances lointaines, par ailleurs relativement mal définies du point de vue de leurs exigences, pose ainsi, dès la première année, toute une série de problèmes relativement inédits aux étudiants concernés. A quoi bon apprendre un cours six mois à l’avance puisque l’on aura d’ici-là peut-être tout oublié ? Comment s’y prendre à l’avance et pour quoi faire ?
‘« Je suis incapable de travailler sur le long terme, il faut que je travaille dans l’urgence. Je sais que c’est très dangereux de faire ça mais c’est comme ça, je n’arrive pas à m’y mettre quand je sais que le partiel est dans deux mois. Ça m’agace d’ailleurs de ne pas m’y mettre, mais c’est comme ça. Mais quand le partiel arrive, quand je n’ai aucune envie de me payer un carton, il faut que ça roule... » {Baccalauréat A1 ; Père : V.R.P., CAP de mécanicien ; Mère : Secrétaire, CAP}.Et si tous les étudiants interrogés ne réagissent pas de semblable façon à cette situation, l’écrasante majorité de nos interlocuteurs se trouve toutefois concernée ici. Car l’effacement des mécanismes institutionnels les plus patents de régulation des activités universitaires (emploi du temps soutenu et structuré, injonctions et prescriptions régulières, devoirs à rendre, etc.), en n’enjoignant pas ou peu le travail scolaire par une série d’impératifs réguliers et incompressibles, vient en quelque sorte renforcer ou relayer, dans ce contexte d’études, la fragilité et l’inconstance de la détermination scolaire de cette partie, largement dominante, du public étudiant sociologue pour qui non seulement l’orientation en sociologie constitue un choix forcé mais qui également songe à se réorienter ou à trouver ailleurs des solutions d’avenir que les études de sociologie ne profilent pas clairement. Dans ces conditions, il peut s’avérer particulièrement difficile pour ces étudiants de puiser la discipline nécessaire pour se mettre régulièrement au travail, pour se mettre en condition de travailler, pour ne pas se contenter du « strict minimum »...
En définitive, seuls les rares étudiants sociologues qui entretiennent un rapport électif à leur matière d’études et projettent de faire un doctorat en sciences sociales, ceux encore qui non seulement étudient dans un objectif très précis de certification mais également sous la pression d’une absence de droit à l’erreur (parce qu’ils sont boursiers, parce qu’ils ont pris du retard dans leurs études et qu’ils aspirent fortement à leur indépendance...) parviennent peu ou prou à se mobiliser régulièrement sur leur travail universitaire, pour lire et se constituer un capital d’érudition, pour reprendre leurs cours et les mettre en forme, pour se donner le temps de préparer le mieux possible les quelques productions scolaires à réaliser, bref pour mettre toutes les chances de leur côté, en dehors des contraintes extérieures les plus immédiates.
‘« (En souriant) il me faut ma licence cette année donc euh c'est clair que j'ai d’autres objectifs qu'avant, mais j'ai changé, c'est ma méthode cette année, parce qu'avant j’étais plus comme l'ensemble des étudiants c’est-à-dire que euh... il m'arrivait de louper des cours, il m'arrivait de ne pas prendre toutes les notes, il m'arrivait de copier bêtement ce que disait le prof ouais, mais maintenant non, (en souriant) j'ai plus le droit à l'erreur donc euh je m'accroche (pourquoi est-ce que vous dites que vous n’avez plus le droit à l'erreur ?) (en souriant) ben parce que j'ai 23 ans et que euh... et que euh il me faut ma licence cette année, je ne peux pas rester éternellement non plus euh... (chez vos parents ?) non chez mes parents ça (très légère hésitation qui indique en tout cas que sans être un problème elle aimerait certainement accéder à son indépendance et qu'elle y pense) c'est pas le problème, mais je ne peux pas euh me permettre de la passer par exemple en deux ans quoi, il me la faut cette année (c’est par rapport aux moyens financiers, c'est par rapport à votre patience personnelle ?) ben par rapport à mes aspirations euh je ne sais pas euh j'aimerais bien (sur un ton pudique) fonder une famille, trouver un boulot et (en souriant) tout ça enfin le truc classique donc euh, j'aimerais... pas trop traîner quoi pour avoir ma licence, (en souriant) je ne voudrais pas trop traîner, avoir mon année en un an de toute façon, pas en deux ou trois ou quatre ans comme certains (donc en fait si je comprends bien vous êtes plus sérieuse qu'auparavant ?) Je ne sais pas si c'est plus sérieuse euh parce que (...) (pas convaincue) ouais enfin oui on peut dire ça comme ça oui, je suis plus concentrée. Je suis plus concentrée et plus euh... j'ai des objectifs beaucoup plus forts quoi (...) oui, je suis plus sérieuse que euh oui on peut appeler ça comme ça, mm ! (C’est-à-dire qu’avant, vous vous mettiez peut-être moins la pression non ?) (en souriant) ouais avant c'était euh : “ça ira !”, il y avait des matières que je privilégiais de toute façon... pour lesquelles je bossais comme une folle et puis d'autres où j'y allais vraiment... enfin j'y allais de toute façon j'ai jamais été du genre à louper des cours systématiquement ou... mais euh il y avait des matières, j'y allais plus euh... plus légère quoi puis d'autres où j'y allais vraiment comme je fais maintenant pour toutes par contre. Depuis le début de l'année j'ai manqué qu'une heure de cours et parce que il y a eu de la neige (en riant) donc, c'est tout mais autrement j'ai... j'ai jamais loupé de cours quoi » {Baccalauréat A2, mention “assez bien” ; Obtient son DEUG de sociologie en deux puis arrête ses études durant deux années pour exercer une activité salariée ; Reprend une licence de sociologie à 23 ans et retourne habiter chez ses parents après avoir décohabité ; Père : Chef de chantier - agent de maîtrise ; Mère : Assistante maternelle agréée}.Il y a donc là un problème pratique et concret de l’apprentissage sur le long terme que les étudiants sociologues ont souvent bien du mal à traiter, d’autant plus que, contrairement aux étudiants médecins, leur travail personnel ne repose pas, tant s’en faut, sur le respect et l’exécution d’un programme d’études dé-fini (dans ses objectifs et ses étapes), sur la répétition de contenus de cours existants et prémâchés. Il suppose au contraire, pour une bonne part, l’entreprise de recherches personnelles, de lectures et d’enquête, bref un ensemble d’investigations personnelles dont les contours restent dans une certaine mesure à déterminer. Or, l’institution ne leur fournit guère, par l’explicitation détaillée des exigences et des moyens du travail personnel, par l’entraînement aux techniques du travail intellectuel et notamment d’organisation de son temps, les outils permettant sinon de pallier cette difficulté du moins d’y faire face.
Dans ces conditions, nombre d’étudiants sont portés à bricoler tant bien que mal des solutions de travail, par exemple en se rabattant sur l’apprentissage des seuls cours pris en notes parce que l’on ne sait pas toujours très bien ce que l’on pourrait faire d’autre et comment le faire —, en réduisant encore les « distances » entre le moment où l’on révise et le moment des partiels. Car tout cela, l’institution ne le structure plus et laisse à l’initiative des seuls étudiants la résolution de ces nouveaux problèmes indiscernablement pratiques et intellectuels.
En ne soumettant pas « les activités de tous aux mêmes contraintes »342, la faculté de sociologie (tout comme la plupart des facultés de Lettres) abandonne ainsi la répartition des efforts à produire, la gestion des activités d’apprentissage, de leur rythme et de leur suivi, à l’appréciation et, en apparence seulement, au bon vouloir de chacun. Les étudiants ont ainsi à s’organiser dans le temps, à y déterminer, seuls, leurs actes d’apprentissage et leurs modalités (apprendre les cours, lire des articles, des livres, choisir ses lectures, etc.) en fonction d’objectifs plus ou moins lointains (la dissertation finale, le dossier d’enquête, la fiche de lecture) et plus ou moins explicites.
« Ce temps, écrit Michel Verret, requiert des agents scolarisés, outre la disponibilité temporelle, les aptitudes à la régularité et à la ponctualité, les capacités de prévision et de planification, dont la maîtrise garantit seule le niveau des performances requises et dont l’intériorisation mesure la capacité de passer du didactisme à l’autodidactisme »343, c’est-à-dire à la fois la capacité des étudiants à s’imposer eux-mêmes une discipline de travail minimum et à conduire de manière relativement autonome leurs apprentissages. N’étant plus mis ou maintenus au travail ni non plus dirigés dans celui-ci, les étudiants sociologues, sans mesure comparable avec leurs homologues médecins, sont d’emblée censés prendre les rênes de leur propre “monture” scolaire. L’auto-contrainte doit suppléer l’anomie de l’emploi du temps universitaire et l’absence de contraintes extérieures, ne serait-ce que pour continuer à se lever chaque matin et à se coucher chaque soir en temps et heures. L’autodiscipline doit se substituer au vide prescriptif de l’institution.
A l’organisation relativement intensive et à la programmation explicite des activités universitaires en médecine dont la première année se rapproche à maintes égards, par le système des cours privés, des colles, des exercices, des entraînements et des corrections, nous l’avons dit, des classes préparatoires344 « qui concourent à réduire toute l'existence de ceux que l'on appelle encore ici, des “élèves” (par opposition aux “étudiants”) à une succession ininterrompue d'activités scolaires intensives, rigoureusement réglées et contrôlées tant dans leur moment que dans leur rythme »345 on peut ainsi opposer l’organisation plus extensive du temps et des activités d’apprentissage de la faculté de sociologie, soumis aux vicissitudes de la durée plutôt qu’aux impératifs de l’urgence.
A cet égard, les différents niveaux d’exigence institutionnelle quant au nombre et à la fréquence des contrôles et plus généralement des productions scolaires des étudiants qui, lorsqu’ils sont élevés, forcent le travail d’apprentissage en le soumettant à une discipline extérieure rigoureuse, ne trompent pas. A l’homogénéité des pratiques des étudiants médecins qui, en première année et jusqu’à la date fatidique du concours, travaillent au rythme d’une colle par semaine, et consacrent les années suivantes plusieurs heures par jour à leur travail personnel, s’oppose la plus grande dispersion des pratiques universitaires des étudiants sociologues qui, outre les actes liés au suivi plus ou moins régulier et progressif de leurs dossiers d’enquête, n’ont guère de devoirs scolaires à rendre au cours de l’année : « on n’a pas grand chose à faire de toute façon ».
Et si nous centrons ici nos analyses sur la faculté de sociologie, il reste que ces constats pourraient être étendus plus généralement — mais tel n’est pas exactement notre objet ici — à un grand nombre de facultés, tout particulièrement celles de Lettres et sciences humaines. C’est ce que montrent, entre autres choses, les analyses de CONVERT Bernard, PINET Michel, La Carrière étudiante, Laboratoire d’aménagement régional et urbain. Éole Centrale de Lille, Programme interministériel de recherche-expérimentation “L’Université et la Ville”, novembre 1993, pp. 243-244.
VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, p. 686.
BOURDIEU Pierre et PASSERON Jean-Claude, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1964, p. 51.
VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, p. 212. C’est nous qui soulignons.
Emile Durkheim écrivait déjà à propos des différences entre la pédagogie jésuite des anciens collèges et celle pratiquée dans les collèges universitaires : « on ne peut confondre tout à fait les méthodes des Jésuites et celles de l'Université. (...) La culture que donnaient les Jésuites était extraordinairement intensive et forcée. On sent comme un immense effort pour porter presque violemment les esprits à une sorte de précocité artificielle et apparente. De là, cette multitude de devoirs écrits, cette obligation pour l'élève de tendre sans cesse les ressorts de son activité, de produire prématurément et d'une manière inconsidérée. De là, ces innombrables exercices de style, destinés à le rompre à tous les secrets des langues anciennes. Il y avait dans l'allure générale de l'enseignement universitaire quelque chose de moins hâtif, de moins pressant, de moins vertigineux. On tendait, en somme, vers la même fin, même pour l'atteindre on suivait sensiblement la même route, mais on la suivait d'un pas plus timide et plus ralenti », DURKHEIM Emile, L’Evolution pédagogique en France, Paris, P.U.F., 1990, p.295.
BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'Etat, Opus-cité, p.112.