Si lorsqu’on demande à ces étudiants d’évaluer le temps qu’ils consacrent à leurs activités universitaires, d’indiquer précisément ce à quoi ils occupent ce temps, ils répondent souvent que cela leur est difficile voire impossible « parce que ça change tout le temps », c’est sans doute pour une part que la dispersion organisationnelle des activités d’apprentissage (dans l’espace et dans le temps) à laquelle ils sont confrontés ne favorise guère les calculs précis et les évaluations rigoureuses qu’autorise, par ailleurs, une plus grande structuration des activités sociales et leur forte objectivation temporelle.
L’organisation flexible et non impositive des activités scolaires peut en effet se trouver au principe d’une plus grande plasticité dans l’organisation et la coordination des activités sociales et des séquences d’apprentissage non seulement parce qu’elle autorise, objectivement, les étudiants, par le temps qu’elle laisse inoccupé ou non encadré, à diversifier leurs domaines de pratiques et leurs centres d’intérêt (extra-académiques), mais également parce qu’elle suscite une coordination temporelle plus ténue entre les différents domaines d’activités, une faible spécialisation institutionnelle pouvant avoir pour corollaire des séquences d’activités plus perméables.
Cette organisation plus extensive du temps et des activités présente ainsi d’autres formes de découpages temporels, moins institutionnalisés et moins autonomisés qui, parce qu’elle n’officialise plus (ou dans une moindre mesure) la coupure entre le scolaire et le non-scolaire et donc le passage d’un domaine d’activités à l’autre, offre une certaine souplesse dans ses aménagements au point de générer, dans certains cas et selon les rapports socialement différenciés des étudiants à leurs études et à ces formes temporelles, une forte imbrication entre certains domaines d’activités, et, en l’occurrence, une « immixtion du domestique dans le scolaire »346.
C’est tout particulièrement le cas de ces étudiants qui, en raison même de la configuration de leurs relations domestiques, familiales ou amicales, parce qu’ils ne disposent pas d’une pièce à part (d’un lieu spécifique) pour travailler, parce qu’ils sont en charge de responsabilités domestiques (dans le cadre d’une division sexuelle des activités par exemple) ou professionnelles, parce qu’ils habitent en couple, entre amis ou entre frères et soeurs par exemple, doivent faire face à de multiples sollicitations extérieures et éprouvent parfois des difficultés à s’isoler complètement pour le travail des activités domestiques ou familiales alentours, lesquelles interfèrent alors avec leurs pratiques scolaires.
C’est le cas également de ces étudiants, investis dans une ou plusieurs activités extra-académiques, peu mobilisés sur des enjeux scolaires, pour qui le fait même d’étudier constitue non pas « un état ou un style de vie spécifique (...) qui imprégnerait tous les aspects de l’existence » mais « une réalité seulement juxtaposée aux autres compartiments de la vie quotidienne »347 et dont le travail est régulièrement empêché, perturbé ou interrompu par toute sorte d’interférences extérieures à l’étude, comme par exemple le passage d’amis à l’improviste...
Enfin, les exemples ne manquent pas d’étudiants qui travaillent en regardant la télévision ou en musique, en parlant à leurs parents, en multipliant les pauses (pour grignoter par exemple) et plus généralement en intercalant au sein même des activités scolaires des moments familiaux, domestiques, amicaux, etc., et qui tous, à leur façon, traduisent la faible autonomie du temps et du lieu d’études non encadrés et non institutionnalisés des étudiants en sociologie par rapport aux autres temps et lieux sociaux.
Extraits des notes ethnographiques sur les conditions de passation d’un entretien avec un étudiant de sociologie dont le déroulement est entrecoupé et perturbé par des passages à l’improviste d’amis et par la soeur de ce dernier qui cohabite avec lui. Les conditions de passation de cet entretien montrent, à l’évidence, la faible autonomie du temps et du lieu de travail de cet étudiant par rapport aux autres temps et lieux sociaux dont les logiques et les sollicitations sont de nature différentes.
L’entretien commence à 10h00 et se prolonge jusqu’à 13h30. Il y aura plusieurs interférences lors de cette entrevue, de nombreux passages, des coups de fils, etc. Nous commençons l'entretien tous les deux, mon interlocuteur et moi, assez tranquillement. Personne n'est aux alentours. Alors que l'entretien dure depuis un peu moins d’une heure, la sonnerie de la porte retentit, ce qui surprend mon interlocuteur qui n’attend personne. Un ami se présente qui passe à l'improviste. Nous nous saluons. Mon interlocuteur semble un peu gêné. Son ami nous demande s'il peut rester dans la pièce où nous menons l’entretien. Mon interlocuteur s'enquière de savoir si cela ne me dérange pas, toujours avec un air embarrassé. Son ami reste ainsi environ trois quart d'heure à proximité, assis sur le même canapé que mon enquêté, en face de moi, sans piper mot. Il écoute silencieusement. Nous échangeons quelques mots lorsque mon enquêté s'absente un court instant pour finir de préparer le café qu’il souhaite m’offrir. De longues minutes après son arrivée, une jeune femme en robe de chambre qui, à l'évidence, vient tout juste de se réveiller, fait son apparition dans le couloir. D'un mot, mon interlocuteur m'indique qu'il s'agit de sa soeur. Ils échangent deux ou trois mots sur leur soirée de la veille. Mon interlocuteur m’explique qu’ils ont été à un concert de hard cors sur Valence, concert durant lequel « il y a eu du tapage ». Ils ont pris des coups en dansant le pogo. Sa soeur a une main abîmée et mon interlocuteur me montre qu'il a mal à la jambe... Sa soeur ne me salue pas d’emblée. Seulement salue-t-elle l'ami déjà présent dans la pièce où nous menons l’entretien. Ce dernier se lève alors et part quelques minutes dans la cuisine discuter avec la soeur de l’interviewé. Celle-ci rebrousse chemin un court instant pour saluer son frère. Je la salue également. A peine venions-nous de reprendre l’entretien qu’un coup de téléphone nous interrompt à nouveau. Lorsque mon interlocuteur raccroche, il évoque quelqu'un qui va beaucoup mieux et qui était, il y a peu, proche de la mort. La soeur revient peu après s'asseoir auprès de nous, commence une discussion avec son frère sans aucun rapport avec l'entretien, puis cesse sa conversation lorsqu'elle constate que j'enregistre... Leur ami de passage nous quitte les instants suivants, sans doute lassé d'attendre, ce qui nous interrompt une fois encore. La soeur de mon interlocuteur reste en notre compagnie, nous écoute et réagit volontiers à ce que dit son frère, parfois pour le contredire. Quelques minutes se passent avant que ne retentisse un nouveau coup de sonnette. La soeur va ouvrir. Un nouvel ami qui passe à l’improviste. Ce dernier entre sans mot dire, un Walkman sur les oreilles. Il nous salue silencieusement. Il restera dans la même pièce que nous jusqu’au terme de l'entretien sans prononcer une seule parole, le Walkman toujours calé sur les oreilles. Il s’endort même à certains moments. Dès lors, la soeur de mon interlocuteur et lui se tiendront de longues minutes près de nous. L'entretien, régulièrement entrecoupé, est ainsi d’un déroulement relativement confus. Mon interlocuteur perd régulièrement le fil de ce qu'il est en train de me dire. La situation est ainsi très significative de la manière de vivre de mon interlocuteur. Les gens passent à l'improviste, entrent chez lui “comme dans un moulin”. Les interruptions sont régulières. Il est manifestement difficile, dans ces conditions, d’avoir une activité suivie, de rester concentrer, de ne pas se disperser...
‘« Quand je suis ici (dans son appartement) je suis tout le temps dérangé, j'ai toujours plus ou moins des potes qui passent donc euh pas tous les soirs, du moins si, tous les soirs, sur les 6-7 heures, j'ai des potes qui passent. Ils ne restent pas jusqu'à 10 heures quoi, bon, ils restent souvent jusqu'à 8 heures et demi quelque chose comme ça, voilà, c'est plutôt ces heures là où j'aurais eu le temps de commencer à bosser, et souvent je suis plus à discuter avec eux »Que l’on nous permette enfin, pour illustrer notre propos, d’évoquer longuement ici-même le cas à maintes égards exemplaires de cette étudiante, fille d’un professeur d’université, aînée de plusieurs frères, qui loge dans un petit appartement indépendant avec l’un de ses frères cadets, étudiant en médecine, et son ami chômeur.
Cette étudiante, en raison notamment de ses responsabilités domestiques, trouve dans sa vie quotidienne des conditions de travail particulièrement difficiles. Sa position et le rôle qui lui est familialement imparti, celui de mère en second (les parents de cette enquêtée habitent Dijon), font qu'elle sacrifie plus ou moins complètement son temps et son énergie pour ses frères, prioritaires sur elle-même, se plaçant ainsi au second plan. Certains propos de cette interlocutrice sont, à cet égard, frappants. La division sexuelle du travail est ici extrêmement marquée. C'est elle qui prend en charge les différentes activités domestiques quand bien même elles en partagent certaines avec son ami qu'elle envoie par exemple et à l’occasion faire quelques courses. Elle gère l'argent de la maison (« c'est moi qui doit gérer »), à savoir les APL que son frère touche pour l'appartement, l'argent pour le fonctionnement quotidien (elle a accès au compte de ses parents), les indemnités chômage de son ami. Lorsque son frère a besoin de quelque chose, lorsqu’il n’a plus par exemple de mousse à raser, c'est elle qui se charge d'en acheter (« il ne participe pas aux courses euh même quand il manque de la mousse à raser ou quelque chose, il me le dit et c'est moi qui achète quoi »). C’est elle également qui prend sous sa coupe tout ce qui relève du ménage. Elle demande parfois à son ami de passer l'aspirateur, mais il faut qu’elle en fasse explicitement la demande. Elle s'occupe aussi de faire les repas, notamment pour faciliter le travail universitaire de son frère. Sauf absence inévitable, elle s’occupe des vaisselles quotidiennes et des corvées domestiques. Et l'on pourrait continuer ainsi longtemps à énumérer les tâches dont elle prend la responsabilité.
Ce qui est intéressant du point de vue de son rapport aux études et de ses conditions de travail, c'est ainsi la façon dont elle se positionne elle-même, dans le cadre d’une division sexuelle particulièrement marquée et de rapports de domination familialement bien établis et intériorisés (car il en irait tout autrement si cette étudiante n'était pas de sexe féminin), par rapport à son frère étudiant en 2ème année de médecine, son ami, sa mère et ses autres petits frères. Comme le montrent ses extraits d’entretien, ses responsabilités domestiques et plus généralement familiales interfèrent fortement et négativement sur le suivi de ses études. Par exemple : « hier je n'ai pas été en cours par exemple, parce que j'ai commencé à faire à manger pour mon frère qui allait rentrer, comme il avait un partiel en plus il est en partiel cette semaine, (évidence) donc j'estime qu'il faut qu'il ait à manger quand il rentre. Donc le temps que je finisse il était midi et demie, je devais partir à midi pour aller à la fac du coup » ; ou encore, alors qu'elle devait repasser une UV l'an passé en deuxième session, ses obligations matérielles ont directement entravé ses révisions : « c'était au moment du rattrapage comme je vous dis, c'était beaucoup plus difficile, parce que il y avait mon ami donc qui habitait là mais qui avait trouvé du travail au noir donc euh il partait le matin à 6 heures, il rentrait à deux heures du matin ce qui fait que je ne pouvais pas compter sur lui pour m'aider, et il y avait deux de mes frères qui habitaient là, parce que ma mère était déjà parti sur Dijon. Et il y avait un de mes frères qui passait le brevet et l'autre qui était en CM2 qui habitait chez des amis donc euh il fallait quand même que j'aille faire des courses et tout (évidence) pour eux parce qu’ils sont petits quoi, et là c'est vrai que ça m'a pris du temps et je pense que si j'ai pas eu le temps de bosser ou de toute façon d'avoir cet examen c'est qu'aussi nerveusement j'étais pas dans une bonne période (...) puis le fait qu'il y ait du monde et tout, qu'il y' ait des choses à... des responsabilités quoi, ça ça a joué c'est sûr hein ».
Et ce n'est pas un hasard si, au cours de notre entretien, cette étudiante revient à plusieurs reprises sur cette période de sa vie dans la mesure même où elle caractérise parfaitement bien les interférences, les contradictions et tiraillements auxquels elle doit faire face du fait même de sa position familiale : tiraillements et contradictions entre ses propres intérêts scolaires notamment et ceux dont elle est investi auprès de ses proches. « (Alors que je lui demande si elle planifie son travail) ouais mais c'est toujours dur à tenir parce qu’il y a toujours des imprévus348 (c’est-à-dire des choses qui vous empêchent de travailler ?) ben je ne sais pas par exemple l'année dernière pour mon partiel de rattrapage j'avais qu'un partiel à rattraper, enfin qu'une matière au rattrapage là, donc j'avais qu'une seule matière à travailler, et j'avais quand même euh trois semaines pour la bosser. J'avais trouvé du travail c'était pour garder une mamie là à Saint Paul, et donc j'y avais été, et je me suis dis ça va être cool toute la journée tu vas pouvoir bosser et en fait dès que j’ai été là-bas je n’ai pas du tout supporté ce travail ni l'endroit ni rien du tout. Ce qui fait qu'en fait j'avais toute la journée mon cours et mon bouquin devant moi (avec dépit) et vraiment j'ai rien fait, j'ai rien assimilé quoi, je n'ai pas réussi et pourtant j'avais toute la journée quoi. Ce qui fait qu'au bout de trois jours j'ai démissionné je suis revenue ici, parce qu’en plus c'était euh jour et nuit quoi donc en fait on pouvait pas... je sortais une demi-heure le matin c'est tout donc on devient fou c'est vrai comme ça (en souriant) c'était horrible hein, et puis bon après quand après je suis revenue ici euh le temps de me réhabituer au cadre et tout, et puis de bosser... et puis c'est pareil c'était pas évident hein (vous n’avez pas réussi à cause de vos frères tout ça ?) il y a eu ça, il y a eu des problèmes avec mon ami en plus qui sont tombés en même temps et plein de choses quoi puis du coup je prenais des anxiolytiques à cette période, et je pense que j'en avais pris un peu trop et sur la concentration et la mémoire ça joue énormément, ce qui fait que vraiment c’était impossible de me concentrer et impossible de retenir, de retenir quoi que ce soit en fait »
On mesure encore les difficultés que peuvent lui poser le poids de ses responsabilités familiales sur ses activités universitaires lorsqu'elle parle, à propos de son dossier d’enquête, de son travail de terrain. Même sur le terrain d’enquête, cette étudiante demeure préoccupée par l'heure puisqu'il lui faut rentrer faire les repas. Dans ces conditions, les préoccupations, les soucis, le temps disponible tout simplement, limitent fortement la sérénité nécessaire à toute concentration intellectuelle. Lorsqu’elle va sur son terrain d’enquête, elle s’y rend assez tôt. « Puis je reviens, je mange, je fais la vaisselle, je repars. Je suis toujours obligée de regarder l'heure pour savoir bon (rire gêné) ouais, il faut revenir faire les courses, faire à manger ».
Ce qui montre que cette étudiante est dans une certaine mesure familialement sacrifiée, c'est à la fois le degré auquel elle a intériorisé la position qui lui a été faite en tant que fille aînée et unique : elle parle du « devoir » de remplacer sa mère auprès de ses frères, considère que c'est « normal », ses études étant somme toute moins « sérieuses » ou importantes que celles de son frère. Ceci se voit tout particulièrement dans la comparaison, négative pour ses propres intérêts, qu'elle établit entre ses propres études et celles de son frère cadet qui habite avec elle et dont elle se fait l’obligée : « (en fait si je comprends bien, vous faites tout pour que votre frère soit dans les meilleures conditions de travail ?) (évidence) ouais c'est normal hein (c’est un peu à vos dépens quand même) ben de toute façon, on ne fait pas le même genre d'études hein, c'est normal ! (pourquoi c'est normal ?) parce que c'est quand même des études qui l'amènent à quelque chose. Moi je pense que la sociologie, c'est un peu des études comme ça hein, je ne sais pas enfin c'est (pour le plaisir ?) pour le plaisir ou, histoire de nous occuper mais... (vous pensez que ce qu’il fait lui c'est plus sérieux ?) je pense que ce qu’il fait lui si il fait ses études jusqu'au bout il est assuré d'avoir quelque chose après, il n’y a pas de chômage dans ce style d'études, je veux dire s’ils sont aussi sélectifs au niveau de la première année, c'est justement pour pas qu'il y ait de chômage après alors que euh au niveau de la sociologie c'est quand même différent hein (donc vous pensez qu'en fait vos études elles sont moins importantes) ouais (...) ouais puis de toute façon c'est comme ça quoi je pense que si ma mère était là elle s'en occuperait de cette manière là bon j'estime que ma mère n'est pas là mon devoir c'est de la remplacer c'est tout, vu que je suis la seule fille et l'aînée, c'est normal quoi (vous avez un peu la charge de vous occuper de tout le monde, de vos frères, etc.) ça c'est normal (mm... ouais mais du coup ça n’est pas facile de suivre vos études quand même) nan mais pour ça je leur en ai jamais voulu hein, mm, j'en voudrais beaucoup plus à mon copain s’il me fait des problèmes alors que je suis en examen, que par rapport à mes frères je ne leur en veux pas, jamais ! ».
C'est selon cette même logique que cette enquêtée explique encore que, concernant les activités quotidiennes domestiques, elle se sent responsable de son frère, quand bien même cela doit interférer sur son temps de travail personnel, et même s'il est juste de préciser que cette étudiante ne vit pas toujours, hormis dans les situations les plus extrêmes, ses responsabilités comme quelque chose agissant à ses dépens, précisément parce que le rapport de domination sexuelle est intériorisée de manière relativement élective. « (les courses) ben ça ça fait du travail hein (...) ben c'est moi et mon copain, mon frère je ne lui demande rien, parce que j'estime 349 qu'en médecine il a plus de boulot que moi ». L'activité de son frère est considérée comme plus honorable. A ses yeux, il apparaît socialement “normal” de participer à la réussite de son frère, et ce faisant de servir les intérêts familiaux, à ses dépens si nécessaire. Il apparaît logique que son frère fasse preuve d’une ambition supérieure à la sienne et que le maximum soit fait en sa direction pour lui conférer les moyens de ses ambitions. Au-delà du cas particulier ici et, à certains égards, exemplaires, remarquons que les filles qui, d’une manière générale, paient plus chèrement la décohabitation ou l’entrée en couple que leurs homologues masculins peuvent selon cette même logique et à la différence des garçons, avoir à gérer simultanément différentes activités plus ou moins contradictoires, des temporalités polyrythmiques.
L'abnégation de cette enquêtée se retrouve ainsi à tous les niveaux de son existence sociale, et notamment dans les modalités spatiales de la cohabitation puisque celle-ci se fait, si l’on peut dire, la plus petite possible, c’est-à-dire occupe le moins de place possible pour en libérer un maximum pour son frère350. Aussi n'a-t-elle pas de bureau ni de pièce où s'isoler pour travailler et être au calme. Dans ces conditions, son travail s’effectue le plus souvent dans les espaces collectifs de l’appartement qui, logiquement puisqu’il s’agit d’espaces réservés à la vie commune, sont polyfonctionnels et connaissent à de nombreuses heures de la journée une forte activité : « le problème, c'est au niveau de l'espace aussi quoi ici. Par exemple moi je vous dis on n'a que deux chambres ici. On a le salon et la pièce qui sert de chambre. Donc mon frère il est tout le temps dans la chambre, il travaille. C'est la chambre, je lui ai donné la chambre et tout. Donc moi ici quand il y a la télé qui marche pour lire en même temps par exemple c'est pas évident (vous avez pas de pièce pour travailler ?) nan nan c'est pour ça hein (ouais, donc souvent en fait euh vous ne pouvez pas travailler ?) non, même quand je travaille le dimanche je travaille dans la cuisine en général mm ! (donc du coup c'est difficile quand même de travailler d'une manière générale ici) mm, ouais ici c'est pas évident. Sinon quand mon frère n’est pas là des fois je travaille dans la chambre là-bas(ouais, ou dans la cuisine) la cuisine le dimanche des fois, parce que bon ils regardent la télé tous alors... surtout que c’est une petite table et une petite chaise et tout dans la cuisine, bon c'est pas très agréable [...] il y a des moments où je me dis quand même tu n’avances pas, c’est pas possible [...] c’est pour ça pour le moment moi je ne suis pas encore au niveau des examens et tout mais quand il y aura vraiment des examens, il faudra voir les choses différemment. Je sais pas comment on pourra s’arranger ».
De telles situations de travail ne concernent pas, il est vrai, les seuls étudiants sociologues puisqu’on les retrouve également, mais à l’occasion seulement, du côté des étudiants médecins. Force est pourtant de constater que les immixtions ou les interférences les plus marquées, les plus durables et les plus régulières (comme celles dont nous venons de rendre compte) se retrouvent exclusivement, dans notre échantillon, du côté des étudiants de sociologie, et non du côté des étudiants en médecine. A cela plusieurs raisons interdépendantes dans les faits.
Tout d’abord parce que, comme nous avons tenté de le montrer dans la première partie de ce travail, les étudiants sociologues sont, en raison de leurs parcours scolaires, de leurs modalités d’orientation dans la discipline et des perspectives d’avenir que cette dernière profile, dans l’ensemble nettement moins polarisés sur des enjeux strictement scolaires que leurs homologues médecins, et ainsi plus fréquemment enclins à diversifier leurs centres d’intérêt, à répondre favorablement aux pulsions d’indépendance, aux envies du moment ou aux sollicitations extérieures (entrée en couple, investissement dans une activité salariée, dans des activités extra-académiques prenantes, indépendance au moins relative...).
Ensuite, et c’est le deuxième point, parce que, contrairement aux étudiants de sociologie, les étudiants médecins disposent, à toutes fins utiles, par l’intermédiaire des cours privés et moyennant rétribution, de salles de travail, c’est-à-dire de lieux spécifiquement aménagés pour l’étude dont l’utilisation, largement répandue parmi cette population, constitue encore le plus sûr moyen, si nécessaire, de se soustraire peu ou prou aux autres espaces et temps sociaux, à leurs invites éventuelles et à leurs activités.
C’est ainsi que les étudiants médecins dont le travail personnel ne peut s’effectuer dans l’espace domestique sans risquer d’être mis à mal soit parce qu’ils seraient tentés par d’autres activités comme la télévision par exemple, soit parce qu’ils ne sauraient en ces lieux trouver l’isolement minimum (petits frères qui chahutent et passent dans la chambre où se trouve le bureau), etc., n’hésitent pas à se rendre dans les cours privés dans certains cas comme d’autres iraient au bureau pour travailler sur place et échappent ainsi aux vicissitudes d’un espace plury-fonctionnel ou aux tentations que peut présenter le lieu de vie quotidien...
‘« Je ne peux pas travailler chez moi ! Je ne sais pas si c'est psychologique, déjà il y a mes frangins qui m'emmerdent, ils ont deux, quatre, huit ans, donc euh je les ai toujours sur le dos, et sinon ben c'est euh je ne sais pas j'ai toujours quelque chose à faire, autre chose que travailler (sourire), la télé, je ne sais pas aller faire un gâteau, aller faire çi faire ça mais je ne peux pas travailler chez moi (c’est-à-dire que chez vous, vous n'avez pas un endroit pour vous isoler ?) Ah si si ! J'ai ma chambre mais elle ne ferme pas à clé et puis je n’ai aucune autorité sur mes petits frères, des fois je pique une gueulante quoi ma mère les calme, les elle les garde autour d'elle mais c'est rare (mm, d'accord, donc c'est difficile d'y travailler) (moue) ouais, c'est pour ça que je viens au CHA (cours privé). Pour travailler, il fait que ce soit 4 murs, boules quillesses, quatre murs et du monde autour de moi (du monde ?) Ah ouais parce que chez moi même si il n’y a personne je ne peux pas travailler, si je ne suis pas au CHA, enfin pas forcément beaucoup de monde mais si je suis pas dans une ambiance de travail je suis incapable de bosser » {étudiante en DCEM1, habite chez ses parents (milieu populaire) avec cinq petits frères et soeurs}A l’inverse, les étudiants sociologues, qui ne bénéficient pas d’un tel système, n’ont le plus souvent d’autres alternatives que de travailler, si l’on excepte il est vrai les bibliothèques universitaires dont on sait cependant qu’elles se prêtent plutôt mal au travail studieux351, sur leur lieu de vie, quelqu’en soit par ailleurs les conditions, c’est-à-dire précisément dans un espace et dans un temps non spécialisés, généralement polyvalents et pluri-fonctionnels où les sollicitations les plus diverses peuvent se multiplier voire se faire directement concurrentes de l’étude.
Enfin, dernier point ici, parce que les étudiants sociologues ne travaillent pas, comme leurs homologues médecins, sous la pression plus ou moins permanente et l’action régulatrice d’un emploi du temps volumineux (voire intensif comme lors de l’année du concours) qui, parce qu’il laisse peu de temps disponible pour le travail personnel à réaliser, produit peu ou prou sinon un effet d’enfermement du moins de coupure symbolique entre le temps des activités scolaires personnelles dont l’accomplissement ne supporte guère les tergiversations et les dispersions trop importantes, et celui des activités non-scolaires.
Bref, là où, antérieurement, l’institution réglait, séparait et distinguait d’elle-même, par un ensemble de marqueurs sociaux institutionnels, témoins de l’existence d’un ordre explicite, les pratiques scolaires dans le temps et dans l'espace, instaurant du même coup un ensemble de frontières clairement établies entre l’espace et le temps des pratiques scolaires et les autres espaces et temps sociaux, dès lors négativement définis comme “extra-scolaires” (familial, amical, professionnel, etc.)352, tel n’est plus le cas en sociologie. Les étudiants de sociologie, en ayant à la fois peu d’heures de cours et peu de travail personnel à caractère incompressible, sont dans une large mesure “libérés” de la majeure partie de ces contraintes d’organisation spatio-temporelle, c’est-à-dire des contraintes les mieux faites pour imprimer une régularité aux pratiques et pour les démarquer du reste des activités sociales, familiales, amicales, professionnelles, etc., qui diffèrent tant par leurs logiques sociales de fonctionnement que par leurs logiques d’organisation.
C’est donc tout un ensemble de marqueurs institutionnels d’organisation dont l’importance est grande dans la structuration des activités sociales en ce qu’ils coordonnent, séparent, délimitent, règlent, etc., le fonctionnement et le cours des différentes pratiques, qui disparaissent avec la filière de sociologie. Tels les emplois du temps scolaires (quotidiens, hebdomadaires), rigoureusement établis et d’un seul tenant qui, outre le fait qu’ils impriment un rythme régulier et soutenu aux apprentissages en leur donnant des cadres spécifiques, démarquent nettement dans l’objectivité des faits le cours des activités scolaires des autres domaines d'activités, le temps et la sphère du travail du temps de “repos” (domestique, amical, de loisir...), la semaine du week-end, etc.
Comme nous l’explique à ce propos l’un de nos interlocuteurs, « il y a autant de chances que je bosse un dimanche que je bosse un jeudi. Je ressens plus trop les week-ends comme des week-ends vu que j’ai plein de jours libres ». Et d’ajouter : « Depuis que je suis à la fac, les vacances c’est pareil, ce n’est pas distinct du reste, je peux aussi bien bosser au milieu des vacances... ». De ce point de vue, la faculté de sociologie ne crée guère les conditions sociales d’un temps et d’un espace d’apprentissage institutionnellement réglés.
Cette liberté que l’institution octroie sans compter place ainsi les étudiants dans la situation d’une “alternative” objective entre les vicissitudes du mélange des genres et des registres sociaux lorsque par exemple, ayant à travailler scolairement dans l’univers domestique, c’est-à-dire dans un cadre extra-institutionnel et faiblement spécialisé, l’espace des relations domestiques et amicales interfère avec le scolaire353, et les vicissitudes d'une auto-détermination prescriptive, toujours difficile à réaliser et à tenir, de séquences spatio-temporelles d’apprentissage spécifiques et séparées qui tente de reproduire ou de recréer, au sein même de cet univers de relations non institutionnalisé, les conditions d’un espace de travail relativement autonome.
CONVERT Bernard, PINET Michel, La Carrière étudiante..., Opus-cité., p.251.
CONVERT Bernard, PINET Michel, La Carrière étudiante..., Opus-cité., p.250.
Cette expression montre que le temps n’est pas pour elle totalement maîtrisable, qu’il est pour une part imprévisible ; ce rapport au temps, indéniablement, n'est pas seulement et directement lié au fait qu'elle doive assumer des responsabilités familiales. Mais on ne peut pas non plus penser que le problème est indépendant de sa position et de sa situation familiales. Le système de priorité ainsi intériorisé la place au second plan et la conduit à se déprécier : ses études sont moins importantes et honorables que celles de son frère. Ce qui compte avant tout c'est la réussite de son frère qui pour sa part fait des études prestigieuses, digne de ce nom. Et puisqu'elle fait passer ses frères avant elle, les intérêts de ses proches avant les siens propres, il n'est pas sociologiquement surprenant qu'elle éprouve des difficultés pour déterminer ses goûts et ses aspirations, sa situation familiale la plaçant objectivement dans la position de savoir davantage ce qui est bien pour les autres, en l’occurrence pour son frère, que pour elle-même : elle fait sien les désirs d'autrui. Il est donc socio-logique également que son temps de travail soit parcouru d'imprévus qui le rendent difficilement prévisible : elle doit sans cesse servir les intérêts de ses proches, ce qui constitue une interférence directe qui la détourne plus ou moins de son propre travail, celui-ci, une fois encore, n’étant pas prioritaire dans la hiérarchie intériorisée de ses valences.
Le "j'estime" est ainsi à entendre comme l'estimation familiale intériorisée, faite sienne et personnelle.
Confère sur ce sujet BAUDELOT Christian et ESTABLET Roger, Allez les filles, Paris, Seuil, 1992, 243 pages qui établissent un constat similaire.
Dans Rapport pédagogique et communication, Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron et Monique de Saint-Martin écrivaient déjà que « la bibliothèque n’est guère favorable au recueillement studieux. L’observation confirme, s’il est besoin, que la plupart des utilisateurs de la bibliothèque universitaire se donnent l’air d’y travailler plus qu’ils n’y travaillent vraiment ». Sur plusieurs comportements observés, plusieurs « indiquaient la distraction et le relâchement, les uns ne cessant de consulter leur montre dans l’attente du départ, d’autres bavardant avec leurs voisins », BOURDIEU Pierre, PASSERONJean-Claude et SAINT-MARTIN Monique de, Rapport Pédagogique et Communication, Paris, Mouton/La-Haye, 1965, p.112.
De même, plus récemment, Bruno van Dooren remarquait que « avec la difficulté d'organiser le temps et l'espace dans l'université, la bibliothèque tend à devenir, par défaut et non par choix, un lieu de substitution : les salles de lecture se transforment en salles d'études ou de permanence, c'est-à-dire en salles de travail en groupe, en espaces de rencontre, de rendez-vous, de discussion, en zones ludiques ("baladeurs", jeux divers...), éventuellement en salles d'attente. Bref, ce qui était l'occurrence devient la norme. Ainsi, dans le langage, la bibliothèque universitaire n'apparaît plus comme un espace de continuation de la pédagogie, de l'étude l'"équipement culturel", de la détente et du passe-temps plutôt que du travail intellectuel », VAN DOOREN Bruno, « En finir avec la crise des bibliothèques universitaires ? », Esprit, n° 194, août-sept. 1993, pp.145-146.
Historiquement, la spécialisation ou séparation spatio-temporelle a d’ailleurs partie liée avec l’autonomisation de la relation pédagogique qui, en tant que telle, instaure un lieu et un temps spécifiques : l’école. VINCENT Guy, L'Ecole primaire française. Etude sociologique, Lyon, P.U.L., 1980, 344 pages, et VERRET Michel, Le Temps..., Opus-cité, pp. 110-116.
Une étude menée sous la direction d'Olivier Galland montre en effet que : « De façon nette et massive, le domicile est le lieu privilégié pour le travail universitaire loin devant la bibliothèque universitaire. 90% des étudiants disent travailler le plus souvent chez eux (...). La rareté des lieux disponibles à l'université pour étudier en dehors des cours explique largement ce recours au domicile personnel. Les locaux sont souvent surchargés et très rares sont les moments où les salles de cours ne sont pas occupées (...) », in Le Monde des étudiants, Paris, P.U.F., 1995, p. 32.