II.A.2. Des séquences d’activités relativement longues et instables

Plus imprécis et incertains, les différents exercices d’apprentissage qui prévalent en sociologie le sont ensuite, parce que la construction d’une problématique, l’écriture et l’organisation d’une analyse empirique, la rédaction d’une fiche de lecture ou d’une dissertation par exemple supposent un temps de préparation, d’investigation, de documentation, de lecture, d’écriture et de mise en forme relativement important et que les phases, les principes et les opérations présidant à leur élaboration sont à la fois moins stables et moins réglés que ceux visant la préparation d’exercices codifiés comme les QCM ou les cas cliniques.

Les principes et les phases d’élaboration de ce type de travaux, qui repose sur tout un travail relativement long de documentation, de maturation des idées, de rédaction (prises de notes, ébauche de plans, écriture au brouillon, mise au propre...), c’est-à-dire sur la mise en oeuvre de postures de connaissance bien plus que sur l’application stricto sensu de modèles de raisonnement, demeurent relativement généraux (apprenez à poser les bonnes questions, il faut lire, lisez les bons livres, faites des plans, il ne sert à rien d’apprendre vos cours pour la dissertation, etc., disent souvent les enseignants) et réfractaires à leur subdivision en une série finie et réglée d’opérations intellectuelles à respecter. Dans nombre de situations d’apprentissage, les étudiants sociologues ne disposent pas de procédures formalisées sur lesquelles il suffirait de prendre appui pour réaliser les différents travaux disciplinaires.

Certes la construction d’une problématique ou d’une fiche de lecture, l’écriture d’une dissertation ou d’un dossier d’enquête, implique peu ou prou le respect d’un ensemble de procédures et de procédés techniques de fabrication. Mais ceux-ci ne fournissent que les cadres assez généraux d’une pratique intellectuelle qui relève par ailleurs d’un ensemble de tours de main techniques (ou de “recettes” plutôt que de procédures formalisées et définitives). Les étapes et les procédés de fabrication d’un commentaire de texte, d’un mémoire, d’une dissertation, d’une analyse, d’une grille d’entretien, d’un questionnaire, d’hypothèses de recherche ou d’une problématique sont en effet moins objectivés et moins codifiés que ceux qui conduisent à la préparation d’un QCM, d’un cas clinique par exemple.

Comment faut-il s’y prendre pour définir un objet de recherche, pour formuler des hypothèses, par quels procédés parvient-on, par exemple, à bâtir un guide d’entretien, un questionnaire ou un échantillon, comment s’organiser pour rédiger une analyse ou une problématique, pour mobiliser des références, trouver des idées ou des arguments pertinents et le moyen de les réinvestir dans son travail, « par quel bout commencer pour faire quelque chose de sociologique », comment passer des lectures d’auteurs à l’écriture d’un texte sociologique, comment organiser pratiquement la formulation d’un questionnement sociologique, etc. Voilà, là encore, un ensemble de problèmes pratiques d’organisation et de définition du travail intellectuel, de ses modalités et de ses étapes, qui ne trouvent pas ou peu, dans des procédures et procédés formels de solutions prédéfinies mais trouvent leur résolution, pour une part, au fil de la pratique d’apprentissage (dans la pratique en train de se faire).

‘« (Pour analyser des entretiens) Alors là ce que je fais ?! Il faudrait les analyser mais comme on a eu très peu de cours sur la façon d’analyser un entretien ça se fait un petit peu au feeling, on fait un peu... moi j’aime pas bien faire des choses sans savoir si ce que je fais ça va ou ça ne va pas... Chacun sa méthode et débrouille toi, ça ne me plaît pas bien quoi, mais en fait je trouve, j’analyse, je compare, je lis (...) Bon alors jusqu’à maintenant ça allait de faire comme ça, mais je ne pense pas que ça aille longtemps comme ça (sourire) il en tant que je m’arrête (rires)... En fait le problème c’est quand même de savoir comment analyser ce que les personnes disent en entretien, pourquoi elles le disent, comment, la façon dont elles le disent (...) puis les profs quand ils nous expliquaient ça à la limite j’avais même l’impression que eux aussi faisaient comme ça (c’est-à-dire sans trop savoir, en bricolant) c’était... je pense pas, mais c’est le sentiment qu’ils nous donnaient (...) j’ai l’impression de dégager ce que la personne me dit en fait, c’est-à-dire que je ne prends pas assez de recul, je n’arrive pas à analyser ce qu’elle dit c’est clair. Elle me dit un truc, bon ban voilà, elle m’a dit ça (éclats de rires) ! Et puis point quoi (rires) ! Alors si, rarement, j’y arrive, il m’est arrive de faire des choses (en souriant) brillantes (rires) mais c’est très rare, et j’ai travaillé avec quelqu’un de l’année dernière sur un dossier de socio et on a eu ce problème là, et on avait beau poser des questions au prof, à part de nous dire que lui faisait ça euh rien (...) en fait on avait deux profs qui avaient deux méthodes différentes. Il y en a un qui était même à compter les mots, un truc complètement barbare, on y passait notre vie à faire ça donc non (en souriant) et l’autre je ne sais plus ce qu’elle faisait, c’était sous forme de tableaux mais j’avais un amalgame des deux méthodes... mais c’est pas encore le top. J’avais pris ce qui me plaisait dans les deux méthodes et que j’avais fait un peu à ma sauce (...) enfin personne n’est arrivé à me dire “tiens, ça c’est pas mal à faire, ça et ça” » {Baccalauréat A1, Père : VRP, Mère : Secrétaire}.’

Cette situation est d’ailleurs génératrice d’incompréhensions vis-à-vis des enseignants qui, du point de vue des étudiants, ne font pas ou mal leur travail : ils enseignent et demandent de faire des choses sans prendre préalablement le soin d’énoncer clairement ce qu’il faut précisément faire, et comment le faire ; de frustrations également : les enseignants devraient être là pour guider et aider le travail mais restent évasifs et imprécis face aux demandes pratiques qui leur sont formulées, ne paraissent pas en mesure de solutionner les problèmes qui se posent concrètement ; mais également d’angoisses tant le sentiment qui prédomine chez les étudiants, dans ces conditions, est de faire sans savoir, d’avancer à l’aveugle, sans véritable repère, au “petit bonheur la chance”, de bricoler dans une sorte de vide prescriptif et évaluatif...

‘« (Si les enseignants ont donné quelques conseils...) C’est parce qu’on leur a tiré les vers du nez presque, c’est parce qu’on était 25-30 à se dire on n’arrive pas à faire ça ! Ils ont été obligés, vu que l’année dernière c’était la première année qu’ont faisait des entretiens et qu’on avait jamais eu à faire des analyses, donc il a bien fallu qu’ils nous donnent au moins un début quoi, et puis avec ce début ça ne m’allait pas parce que j’avais vraiment l’impression de tourner en rond, donc je veux bien retranscrire des entretiens, m’enfin si c’est pour le plaisir de retranscrire, ça ne me plaisait pas quoi... et puis encore maintenant j’ai des analyses d’entretiens à faire, j’y vais vraiment euh... je marche sur des oeufs, je ne sais pas du tout (...) Je pose des questions autour de moi mais j’ai l’impression vraiment que tout le monde se débrouille comme il peut (...) En plus, en licence, on part du principe qu’on sait faire donc on ne nous en parle plus (...) dans le séminaire où je suis il y en a qui n’en ont jamais fait (d’entretiens), et les conseils, c’est nous qui les donnons, c’est pas les profs, et c’est pareil pour les analyses, personne a posé la question (...) Moi je trouve ça vraiment bizarre qu’on n’est pas de choses bien concrètes. C’est grave je trouve, c’est important, on essaie de faire un travail et tant qu’à faire un travail autant le faire comme il faut jusqu’au bout. Si c’est pour passer des entretiens et ne pas savoir les analyser ensuite, c’est dommage (...) J’ai l’impression que je passe à côté, c’est toujours le sentiment que j’ai, de ce qu’on me demande. C’est : je ne vais pas assez profondément dans les choses. Je ne vais pas suffisamment loin dans les... par exemple, la rédaction d’un mémoire, du dossier qu’on avait à faire l’année dernière en socio, c’était pareil, quand on devait travailler par thème euh fffff pour reprendre ce que les gens nous avaient dit, enfin analyser ce que les gens nous avaient dit, c’est la même chose, c’est toujours un problème, je passe plus de temps là-dessus que sur la rédaction de mon devoir proprement dit, c’est angoissant je trouve (rires jaunes) » {Baccalauréat A1, Père : VRP, Mère : Secrétaire}.
« J’ai essayé de comprendre ce qu’est une problématique et ce que (en souriant) sont les hypothèses tout simplement parce que... j'ai beau en avoir fait pendant trois ans j'ai toujours pas vraiment cerné les choses. Il n’y a pas un prof qui a été capable de m'expliquer ce que c’était... enfin pas un qui a été clair là-dessus quoi, enfin tous ils ont été, ils nous disent à chaque fois euh "faites le et vous verrez bien ce que c'est"... donc euh... (rires) ben quand j'avais le dossier à faire... justement c'était avec X (rires), quand au bout de deux fois euh je l'ai rendu euh ce qui me paraissait moi être une problématique et des hypothèses, et que tout ce qu'il m'a dit c'est euh “c'en est pas ! Recommence !”, ben au bout de trois fois je commençais à... bon j'étais prêt à recommencer quatre fois, cinq fois, à chaque fois qu'il me dise “c'en est pas, recommence”, j'ai essayé de demander, de chercher puis apparemment euh il n’y a pas un prof qui m'a dit “une problématique c'est ça, c'est... ça se tourne comme ça, ça traite de ça, ça parle de ça, ça se fait comme ça”, donc après euh, le seul moyen... d'en faire une, c'est d'en prendre une et puis de la refaire en l'adaptant à soi quoi »
« Par rapport à mes hypothèses aussi donc j'ai retrouvé des trucs euh qui les confirmaient ou infirmaient et euh donc là j'ai développé pour essayer de traiter mes hypothèses quand j'ai trouvé d'autres trucs qui avaient rien à voir et qui se retrouvaient, je les notais aussi et j'en faisais une espèce de groupe d'ensemble euh... mais c'était très flou. Et, là pareil, je ne sais pas si ça vient d'un problème de communication ou de je ne sais pas quoi mais les profs de socio à l'époque que j'avais euh... ben ils étaient pas très clairs sur les façons de s’y prendre pour analyser, enfin même si euh en posant une question ils nous répondaient clairement sur euh... sur la question demandée, la réponse était euh tellement ouverte... que finalement on ne savait toujours pas trop où aller quoi... » {Baccalauréat C, DEUG MASS ; Père : Formateur, licence de mathématiques ; Mère : Administratrice, DEUG de musicologie}.
« Les bouquins en ce moment que je lis, c'est aussi pour euh voir un petit peu la démarche qu'ont eu ces sociologues, comment ils ont bâti leur euh leur enquête... parce que ça j'ai pas assez de recul mais c'est... enfin sur ce terrain ou sur un autre de toute façon c'est pas le problème, c'est sur l'étude sociologique en général (C’est-à-dire ?) Qu'est-ce que j'ai l'impression de ne pas savoir plein de choses en fait euh la construction d'un questionnaire je n'ai jamais fait de questionnaire donc ça euh en fait c'est l'inconnu, j'ai de la théorie là-dessus mais dans le concret si tu veux pour vraiment bâtir un questionnaire (Qu'est-ce que tu appelles un questionnaire, un questionnaire ou une grille d'entretien ?) Oui enfin, je ne suis pas encore déterminée sur euh ma méthode donc euh justement c'est tout un ensemble quoi, comment je vais justifier euh telle ou telle méthode, et ensuite comment je vais la mettre en place et euh j'ai pas assez de recul pour pouvoir actuellement dire je vais procéder comme ça. Donc il faut que je lise des gens qui ont... mais alors tant qu'à faire je lis des choses sur le sujet, et euh, donc ça m'apporte sur le sujet et sur la méthode (...) mais bon il faut que j’en lise plusieurs quoi [...] Pour moi c'est important parce que si tu veux je connais la démarche théoriquement mais concrètement ça m'est très dur de mettre... d'arriver à... mettre en pratique » {Baccalauréat D, 29 ans, Infirmière ; Père : Expert agricole ; Mère : Institutrice, École Normale}
« Mon problème c'est que j’ai jamais fait d'entretien parce que l'année dernière j'ai fait de l'analyse de contenu et tout le monde a fait des entretiens l'année dernière, donc là j'ai vraiment du mal... justement j'ai discuté euh la semaine dernière avec une fille que je ne connaissais pas et que j’ai rencontré juste euh à la sortie d'un cours, je discutais avec une fille qui est en cours avec moi, puis je disais que j'avais des problème pour faire mes entretiens, et cette fille est arrivée puis elle m'a dit des trucs que je ne connaissais pas. J’ai acheté un petit bouquin que j’ai lu sur euh justement comment faire les entretiens, (angoissée) mais ça ne m'a pas avancé à grand chose, c'est les trucs 128 là euh les petits trucs rouges mais je trouve ça me... parce qu’ils ne disent pas comment faire une grille d'entretien ! Ils disent que des choses pour l’entretien lui-même, les relances et tout ça j'en ai entendu parler, ça n’est pas faire l'entretien en lui-même, c'est pas le problème, mais c'est préparer qui est un problème et là dedans ils n’en parlent pas Donc euh elle, elle m'a dit “il faut que justement tu poses des questions de façon à ce que tu ne donnes pas les réponses, et euh il faut faire le même entretien”. Justement là j'étais mal partie je voulais faire euh presque des entretiens différents par rapport à toutes les personnes du groupe (de musique sur lequel elle fait sa recherche), parce qu’il y a une fille donc je voulais centrer sur la fille, et en fait elle m'a dit “non justement, il faut que les entretiens soient... les grilles d'entretien soient toutes les mêmes pour euh les personnes et c'est par rapport à ce qu’ils disent que justement ça va entraîner des changements...” enfin c'est des trucs qu'il faut que j'apprenne et puis... Bon, c’est vrai que notre prof il nous prend nos grilles d'entretien, seulement le problème c'est que mon entretien je l’ai fait avant de lui donner la grille, je lui ai donné la grille (en souriant) après avoir fait l'entretien donc c'était un peu... et puis là c'est pareil je dois faire un entretien je ne suis pas passé par le prof avant. (Gravement) alors peut-être que je vais me rétamer, peut-être que... je ne sais pas (...) (Il n’y a pas de raison...) Ouais, non, il n’y a pas de raison mais euh c'est vrai que j’ai du mal euh puis même euh (...) le sujet je l'ai mais euh... savoir maintenant comment je vais rédiger euh, je ne sais pas, je n’en jamais fait donc euh c'est un grand mystère » {Baccalauréat B, Père : Directeur d’entreprise, docteur en chimie ; Mère : Assistante technique de son mari, pharmacienne de formation}.
« Mon problème je pense c'est vraiment problème technique, pour écrire... peut-être (en souriant) que je me trompe mais là je me fais assez confiance je pense, je sais assez bien structurer comme je veux, mais ça dépend du sujet si c'est quelque chose qui m’intéresse j'arrive, si ça ne m’intéresse pas euh c'est n'importe quoi... mais je pense c'est surtout une question d'organisation hein (sourire) » {Baccalauréat suisse, études supérieures scientifiques, ex-Laborantine ; Père : Comptable, diplôme de mécanique ; Mère : Gérante d’un petit restaurant}.’

En effet, là où les apprentis-médecins procèdent par matières, anatomie pathologique, pharmacologie, biochimie, etc., et, à l’intérieur de chacune d’entre elles, par chapitres, sous parties et paragraphes, c’est-à-dire donc travaillent à partir d’unités discursives déjà existantes, objectivées, circonscrites, qui peuvent être maîtrisées ou gérées successivement lors de séquences d’activités relativement courtes, précises et délimitées (la relecture, la répétition et la mémorisation d’un chapitre par exemple), les étudiants sociologues accomplissent un ensemble de tâches intellectuelles qui requièrent le plus souvent des séquences d’activité relativement longues (la seule lecture d’un ouvrage ou écriture d’un texte peut en soi-même prendre plusieurs jours de travail), plus complexes à gérer que des séquences d’activité plus courtes, mais aussi dans leurs formes plus instables.

La rédaction d’un texte sociologique pose en effet des problèmes d’organisation assez spécifiques qui à l’occasion peuvent se traduire par une série de contretemps, d’ajustements ou de revirements plus ou moins importants dans le travail, comme le fait par exemple d’opérer un travail préalable de lecture non pré-défini, d’annotation ou de prise de notes, d’être contraint à un moment ou à un autre et dans le temps même de l’écriture à des retours plus ou moins fréquents aux auteurs ou aux études, de mobiliser et de recourir à des références dont certaines n’avaient pas été initialement envisagées, de reprendre ou de réorganiser une argumentation, de construire ou de prolonger un nouveau développement, comme le fait encore d’éprouver des difficultés à formuler son propos, à expliciter et à présenter un raisonnement ou une interprétation, autant de difficultés plus ou moins prévisibles pour lesquelles il n’existe pas à proprement parler de réponses opératoires et standards immédiatement disponibles et dont la résolution peut prendre plus ou moins de temps...

Autrement dit, ce type de productions fait peser sur le résultat ou la réussite finale du travail entrepris, sur ses conditions de réalisation et sur les délais qui seront nécessaires pour atteindre le résultat escompté, etc., un plus grand nombre d’inconnus ceci d’ailleurs d’autant plus que le texte à rédiger doit être long et que ses auteurs sont encore, en la matière, de simples novices —, qu’un exercice de mémorisation effectué à partir d’une matière existante et délimitée ou qu’un exercice consistant à faire fonctionner, à reproduire ou à transférer, des modèles de raisonnements établis comme ceux par exemple qui gouvernent l’expertise médicale (cas clinique).