II.A.3. Une logique du plus ou moins pertinent

Enfin parce que, contrairement aux QCM, QROC et autres exercices de connaissance à caractère technique en fonction desquels les apprentis-médecins définissent et orientent leurs actes d’apprentissage, les dossiers, dissertations, notes de lecture, etc., qui mettent à l’épreuve la capacité au demeurant mal définie des étudiants sociologues à s’approprier et à réinvestir les différents ressorts du raisonnement et de la pratique sociologiques, bref à raisonner sociologiquement, n’éprouvent pas la connaissance dans une logique du juste ou du faux, de l’exact ou de l’inexact, mais fonctionnent selon une logique du plus ou moins pertinent 357 et du plus ou moins significatif, comme le fait, par exemple, de savoir mobiliser à bon escient un jeu de références disciplinaires pour y accrocher ses raisonnements ou encore des lignes d’analyses, des concepts et des méthodes nécessaires à la formulation d’un objet de recherche et d’un rapport à l’empirie...

Face à un QCM par exemple qui, comme c’est le cas en médecine, porte sur les éléments de connaissance donnés en cours, il s’agit de définir ou de retrouver en fonction du souvenir de la matière professée la ou les bonnes réponses parmi les différentes propositions énoncées. Les étudiants connaissent ou, au contraire, ignorent les choix qui conviennent à la question posée. Autrement dit, un exercice comme le QCM suppose l’existence de réponses définies sur le fondement desquelles les étudiants n’ont pas à revenir. La logique est ici celle du juste ou du faux, qui impulse l’apprentissage et la mémorisation systématiques des notes de cours. En outre, les annales d’examen mises, dans ce contexte d’études, à la disposition des étudiants, offrent à ces derniers le moyen de juger objectivement et précisément des acquis et des lacunes de leur travail. Les questions auxquelles ils ne savent éventuellement pas répondre sont autant de points précis de la matière professée à retravailler. En ce sens, les objectifs et les modalités du travail personnel sont, en médecine, clairement définis et délimités.

Mais à l’inverse, les réalisations et exercices auxquels sont confrontés les étudiants sociologues contribuent à rendre plus complexe et donc plus malaisée, en dehors de l’intervention directe des professeurs (de leurs corrections, de leurs contrôles, de leurs reprises), l’évaluation que ces derniers peuvent faire de la qualité scolaire de leurs propres productions, ou de l’adéquation de leur travail avec les attentes de leurs enseignants358. Ceci en raison même du caractère moins tangible (voire variable d’un enseignant à l’autre) des critères de jugement et des catégories d’appréciation qui tranchent de la qualité et de la réussite d’un exercice d’apprentissage, et du caractère moins défini des objectifs à atteindre. Ce qui est en jeu, ici-même, ce sont en effet des manières plus ou moins pertinentes de penser un problème, de formuler un questionnement, de le traiter, de mobiliser des acquis d’intelligibilité, de commenter des auteurs, de manipuler des concepts, de produire et d’interpréter un matériau empirique, de fonder une argumentation d’ensemble cohérente. Autant de principes, d’objectifs et d’exigences qui laissent planer un plus grand flou sur les pratiques d’apprentissage que les QCM, QRL, etc., auxquels sont confrontés les étudiants médecins.

Mon questionnement, mon texte, etc., est-il sociologique, ai-je effectivement rompu avec le sens commun, telle ou telle référence n’est-elle pas contradictoire avec telle autre, ai-je bien compris ce que dit tel auteur, qu’est-ce qu’une problématique théorique et plus généralement ai-je bien fait ce que l’on attendait de moi sont autant d’incertitudes qui traversent régulièrement le travail des étudiants sociologues et ses orientations, et qui découlent pour une part de la difficulté à évaluer non seulement les visées du travail qui leur est demandé (mon hypothèse est-elle recevable sociologiquement, fallait-il aborder telle question dans sa dissertation...) mais également ses fondements : à partir de quand un raisonnement est-il sociologique, comment l’évaluer.

Notes
357.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, pp.49-50.

358.

Il suffit, pour s’en persuader, de penser aux inquiétudes des étudiants qui, lorsqu’ils rendent un travail de ce type et que leurs enseignants s’enquièrent des éventuelles difficultés qu’ils ont rencontrées dans l’élaboration de celui-ci, doutent régulièrement et explicitement de l’intérêt de leur réalisation parce qu’ils ont du mal à évaluer s’ils ont su ou non répondre aux attentes de leurs enseignants.