On trouve ainsi témoignage des incertitudes et des difficultés des étudiants sociologues vis-à-vis du travail à effectuer, de ses objectifs et de son évaluation, dans la faible assurance qu’ils manifestent généralement à l’égard de la réussite de leur année universitaire. Si cette faible assurance de soi relative est sans doute pour une part imputable aux parcours sociaux et scolaires qui caractérisent cette population, elle réside également dans le caractère plus imprécis des conditions et des modes de validation qui prévalent dans ce contexte d’études.
Contrairement à leurs homologues médecins dont la confiance dépend, pour l’essentiel, du volume de travail déjà fourni en vue des examens (« Je me conforte dans cette idée, en me disant que j’ai travaillé, donc il n’y a pas de raison [...] c’est vrai que je ne suis pas du tout confiante si je sais que je n’ai rien fait derrière ») la confiance en soi étant pour l’essentiel dans ce contexte d’études fonction du travail effectué (les étudiants médecins affirmant une forte confiance la justifie par le fait qu’ils ont « bien travaillé ») —, tout se passe comme si les étudiants sociologues, outre le fait de manifester un moindre optimisme, ne trouvaient pas dans les vertus de leur seul travail de réelles garanties sur l’avenir de leur année scolaire et ce d’autant plus que les étudiants concernés se sentent impliqués dans leurs études. Notons qu’en la matière, les différences intradisciplinaires (toujours moins accentuées que les différences interdisciplinaires) s’exercent davantage entre les étudiants qui suivent leurs études à plein temps, assidûment, avec un objectif précis à la clef, et les autres, qu’entre les étudiants de catégories sociales différentes359.
Aux yeux de ces derniers, le seul travail ne semble pas toujours suffire pour garantir un succès dont les modalités demeurent pour une part énigmatiques voire aléatoires : session finale qui met en jeu d’un seul coup toute une année de travail, crainte d’un sujet de dissertations auquel on ne saurait pas répondre, difficulté à évaluer la pertinence sociologique de son travail... Le constat formulé par Michel Verret dans les années 75 garde ainsi toute sa pertinence pour caractériser le rapport de cette population à l’épreuve des examens : « l’examen est vécu par les quatre cinquièmes de la population comme une échéance aléatoire portant risque d’échec (...). Le doute sur soi-même, sur l’épreuve de valeur imposée par l’institution, sur la valeur de l’institution elle-même, le doute, donc l’incertitude, l’insécurité et le ressentiment, telle est donc la tonalité dominante du rapport vécu au temps universitaire »360.
‘« (Est-ce que tu es confiante pour ta licence cette année ?) (mimant la douleur) ffffffff... ffffffff (en souriant) moins confiante que pour le DEUG, parce que je sais que euh j'ai moins investi... et euh il y a ce cours d'éco euh qui est (en souriant) vraiment un péril (...) même l'autre cours qui rattrape, même si je comprends c'est une disserte et ça veut dire que je ne vais pas avoir une super note qui rattrape, et comme l’éco ne se rattrape pas avec autre chose alors j'ai un peu peur par rapport à ça... Mais je pense que je suis d'une nature angoissée alors euh j'ai toujours peur de rater et en plus c'est même pas euh par rapport... à la fierté ou je ne sais pas mais... déjà par rapport aux finances, parce que si je rate ça me créer encore plus de problèmes et puis je n’ai pas envie de refaire la même chose, de refaire la même licence euh les mêmes cours euh je trouve que ça n’apporte rien et je n’ai pas envie de faire ça » {Baccalauréat suisse, études supérieures scientifiques, ex-Laborantine ; Projet : Doctorat ; Père : Comptable, diplôme de mécanique ; Mère : Gérante d’un petit restaurant}.Bref, là où les étudiants médecins savent précisément ce qu’ils doivent faire pour travailler et comment le faire (apprendre leurs contenus de cours et tester leurs connaissances à partir des annales d’examen), leurs homologues sociologues restent souvent dans l’expectative, dans l’incertitude et dans le vague quant à la nature des tâches intellectuelles qu’ils doivent réaliser et peut-être surtout quant à la manière de les réaliser. Tout se passe parfois comme si ces étudiants étaient déconcertés par le caractère relativement “impalpable” ou “intangible” du savoir sociologique qui, tel qu’il est enseigné à l’université Lyon 2, s’offre davantage à la connaissance sous la forme d’un ensemble de postures scientifiques, d’acquis d’intelligibilité et de principes de connaissance que sous la forme de contenus systématiques, définis et intégrés.
Au lycée, le travail reposait davantage sur l’apprentissage de contenus existants, de savoirs établis et délimités... Des choses précises et concrètes étaient à savoir, à apprendre, à travailler, et données comme telles par les enseignants et par les programmes d’études (contenus de cours, manuels, etc.), même s’il conviendrait sans nul doute de nuancer un tant soit peu ce propos à l’égard de matières comme le français ou la philosophie par exemple. Mais la sociologie dont l’apprentissage suppose la réalisation d’un travail d’appropriation et de réinvestissement de schémas interprétatifs, de raisonnements conceptuels et d’habitudes méthodologiques plus ou moins disparates, et non de contenus tout entier intégrés et constitués, recouvre, dans une certaine mesure, pour les étudiants, un caractère à la fois plus diffus, plus énigmatique, plus mystérieux.
Comme en témoignent parfois certaines réflexions désabusées, formulées à l’adresse des enseignants (« j’arrive pas à comprendre en quoi ça consiste la sociologie », « j’ai toujours pas compris ce que c’est qu’une problématique, personne n’arrive à m’expliquer clairement », « mais les sociologues, ce qu’ils disent, c’est leur point de vue non ? », etc.), ces étudiants éprouvent régulièrement des difficultés à comprendre la nature des objectifs qui président à leurs apprentissages, ce qu’ils doivent faire en matière de travail personnel et comment ils doivent s’y prendre.
C’est d’ailleurs le type de constats qu’établissaient Christian Baudelot et al. : « Dans l’ensemble, (...) c’est l’hypothèse de régulation qui est la bonne. Au total, un étudiant d’origine populaire en médecine ressemble davantage à un étudiant bourgeois en médecine qu’à un littéraire, quelle que soit son origine. Il en va de même pour les étudiants bourgeois orientés en lettres ou en sciences : l’homogénéité par les filières prime et, de loin, les hétérogénéités liées à l’origine de classe », in BAUDELOT C., BENOLIEL R., CUKROWICZ H., ESTABLET R., Les Étudiants, l’emploi, la crise, Paris, PCM, 1981, pp.106-107.
« On voit clairement (...) que l’appartenance à un secteur de l’enseignement supérieur estompe fortement (au point d’effacer quelquefois) les différences liées à l’origine sociale. Quand il a réussi à rallier le camp prestigieux de la médecine ou des grandes écoles, l’étudiant d’origine populaire, fille ou garçon, acquiert une grande confiance en soi, envisage l’avenir avec précision, ne redoute pas la compétition du secteur privé, et du même coup vire à droite et abandonne le désir de la lutte collective. Les étudiants de milieu favorisé qui n’ont pas eu les atouts scolaires suffisants pour éviter le secteur lettres et sciences subissent l’évolution symétrique : nette évolution à gauche, volonté de se syndiquer, et, compensant une confiance en soi fortement entamée, orientation vers une carrière du secteur public », in BAUDELOT C., BENOLIEL R., CUKROWICZ H., ESTABLET R., Les Étudiants..., Opus cité, p.112.
VERRET Michel, Le Temps..., Opus-cité, p.667.