Mais ce n’est pas tout. Car il faut dire, dans le même temps, ce que ces incertitudes dans le travail doivent à l’absence (au moins relative) d’explicitation des techniques du travail intellectuel, des objectifs qui sous-tendent la réalisation des différents travaux à accomplir et des manières de parvenir au résultat escompté. Pourtant, tout comme les autres activités, le travail intellectuel suppose, outre la maîtrise d’outils intellectuels plus ou moins spécifiques au type d’activité pratiquée, un ensemble de techniques de travail dont la maîtrise est constitutive des savoirs et des savoir-faire à s’approprier361. De l’utilisation d’un agenda à l’élaboration de plannings, de programmes, de bibliographies, de plans, de fiches, de notes de lectures, de notes de synthèse, en passant par la prise d’un cours en notes et la réalisation de classements, de recherches documentaires, à l’utilisation de tables analytiques, d’index et de glossaires, etc., c’est tout un ensemble de techniques du travail intellectuel plus ou moins spécifiques que les étudiants sociologues doivent apprendre à faire fonctionner pour maîtriser les différents ressorts et exigences de leur savoir disciplinaire.
Or, bien que reposant sur un ensemble de pratiques savantes (actes de lecture et de prises de notes ; fréquentation de théories, d’oeuvres et de textes savants ; recherches bibliographiques ; actes d’écriture, de composition, de problématisation, appuyés sur la littérature scientifique, un matériau empirique, etc. ; actes d’objectivation et d’analyse ; actes de terrain ; définition et organisation de son temps de travail, etc.), force est de constater que les études de sociologie n’organisent pas les conditions d’une transmission des techniques et des méthodes qui sous-tendent les différentes opérations de la connaissance contrairement aux études médicales qui, la première année tout au moins et par l’intermédiaire des cours privés, exercent régulièrement leurs étudiants aux différentes techniques du travail intellectuel en médecine, les contrôlent, les encadrent, et, ce faisant, leur inculquent expressément un ensemble de techniques de travail.
Si l’image romantique du travail intellectuel et le « culte du Professeur, “dieu d’Aristote” c’est-à-dire “premier moteur non-mû” » qui hantent aujourd’hui encore « la réalité quotidienne des pratiques pédagogiques » pour reprendre la formule de Jean-Claude Passeron, tendent parfois à le faire oublier, un bref regard du côté des tous premiers “intellectuels”, entendons par là ceux qui à partir du XIIème et XIIIème siècles commencèrent à faire métier du travail intellectuel et à s’y consacrer entièrement comme d’autres à l’époque cultivaient la terre ou faisaient le pain, suffit à nous le rappeler. Comme le montre Jacques Le Goff, ces derniers furent d’abord des “techniciens-intellectuels” munis d’un outillage spécifique (le livre notamment), de techniques de travail particulières (gloses, prise de notes, abréviations, cahiers de lieux communs...) et d’une méthode de pensée rigoureuse, la scolastique, qui tout à la fois exigeaient un long apprentissage et une patiente discipline. « Penser est un métier dont les lois sont minutieusement fixées » disait le père Chenu. Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen-Âge, Paris, Seuil, 1972, 191 pages.