III.A. Formalité des remarques techniques et situations concrètes de la pratique

Si, lorsqu’on les interroge sur la question, les étudiants sociologues témoignent du fait que certains de leurs enseignants dispensent de « petits conseils » à caractère technique sur les manières dont il convient de travailler, d’organiser son temps, de faire une dissertation, de lire des textes scientifiques par exemple, il reste que ces derniers ne dépassent que par exception le stade de la remarque occasionnelle, du propos général ou de la recommandation formelle (il faut lire les auteurs en prenant des notes, faites des fiches, efforcez-vous de faire un plan de rédaction, faites-vous un programme de travail, apprenez à poser les bonnes questions pour problématiser, etc.) pour atteindre celui de l’exercice appliqué et de l’entraînement dirigé, réalisés à partir de tâches particulières, en réponse aux problèmes rencontrés dans le cadre du travail effectif et en fonction de contenus spécifiques.

D’où parfois, chez les étudiants, le sentiment d’un décalage entre d’un côté les conseils pratiques prodigués à l’oral et à l’occasion par leurs enseignants sur tel ou tel domaine de la pratique et, de l’autre côté, les problèmes concrets que posent les différentes situations effectives du travail intellectuel : prendre des notes de lecture, déchiffrer un texte scientifique, savoir y discerner l’essentiel du secondaire, faire un plan, rédiger une problématique, construire une grille d’entretien, etc., face auxquels ils se retrouvent seuls.

Cette situation tient pour une part il est vrai au caractère plus ou moins particulier des réalités et des problèmes sociologiques que les étudiants abordent par exemple dans le cadre de leur dossier de recherche. Dans cette optique, chaque problématique, chaque grille d’entretien, chaque lecture ou chaque auteur, renvoie à une réalité sociologique particulière, qui n’est jamais complètement et strictement transposable d’un contexte d’études à l’autre. Ce qui vaut pour les uns ne vaudra pas forcément pour les autres.

Les procédés qui conviennent pour l’élaboration d’une grille d’entretien ou la définition d’un terrain d’enquête particulier par exemple ne seront pas exactement identiques dans le cadre d’un autre objet d’étude. C’est en “rebondissant” concrètement sur le travail en train de se faire, sur ses difficultés, sur ses choix d’argumentation, sur ses déficits d’intelligibilité, que les enseignants peuvent alors trouver le moyen d’inculquer ou de corriger progressivement des manières de faire, de travailler, etc., c’est-à-dire à mesure que les problèmes se posent et en fonction de questions spécifiques.

Mais cette situation tient également au caractère nécessairement formel de remarques techniques qui, pour ne pas trouver toujours les conditions de leurs applications concrètes, en restent souvent au stade du simple discours méthodologique détaché des préoccupations particulières et des situations concrètes rencontrées par les étudiants. Qu’il soit dit aux étudiants que la lecture de textes sociologiques doit être armée de l’écriture et être accompagnée de prises de notes dans le temps même de la lecture est une chose. Une autre est de savoir comment s’y prendre concrètement face à un texte particulier par exemple...

‘« On a travaillé sur des questionnaires en première année, donc c'était des questionnaires, on a rassemblé tous les questionnaires, mais c'était un travail en commun c’est-à-dire que tous les tableaux étaient sortis en commun, et on a tous travaillé sur les mêmes tableaux, donc après on avait une problématique, on avait tous la même problématique, donc là c'est vraiment nouveau quoi, j'ai ma problématique, et j'ai mes entretiens et euh c'est par rapport aux entretiens que je dois euh faire un dossier, et ça c'est la première fois (...) donc ça me fait un peu peur quoi (mais vous ne vous faites pas aider par le prof ?) Si mais vu que euh tout le monde à son propre sujet, il y en a qui travaillent sur des photographes, ils y en a qui travaillent euh... en fait on ne peut pas beaucoup m'apporter euh par rapport à mon propre thème quoi [...] Bon on en parle, enfin le prof qu'on a euh il nous fait euh une heure de... déjà il nous a fait... jusque euh janvier deux heures de cours donc on ne discutait pas du tout des entretiens, enfin des dossiers, et puis maintenant il nous fait une heure de cours et pendant une heure on discute des dossiers, mais euh (...) je ne sais pas si c'est une méthode qui ne va pas ou euh (...) parce que bon je... en plus avec tous les étudiants bon ben on peut dire "ouais bon ben voilà euh j'ai tel problème, j'ai tel problème”, mais il apporte pas vraiment de réponses euh il nous laisse un peu euh... en plus c'est normal parce que c'est vrai qu'on commence juste les entretiens, donc il ne peut pas non plus euh... ben je verrai après je pense » {Baccalauréat B, Père : Directeur d’entreprise, docteur en chimie ; Mère : Assistante technique de son mari, pharmacienne de formation}.
« On a bien eu des conseils par monsieur X mais dans la mesure où il aidait tout le monde, il expliquait à peu près la même chose à tout le monde et puis on faisait avec (...) il a donné des conseils précis mais on ne les a pas vraiment utilisé du moins... c’est dur d’être précis sur une enquête parce que ça change d’une enquête à une autre » {Baccalauréat B ; Père : Cadre supérieur dans l’import-export ; Mère : Professeur de français dans le secondaire}.
« Je ne sais pas si j'ai véritablement appris à prendre des notes hein, je euh... je sais que j’ai eu un cours de prise de notes ouais euh... je pense que ça a plutôt été euh... ben des conseils qu'on te donne à droite à gauche mais sinon après c'est moi qui en le faisant quoi je ne pense pas avoir spécialement de méthodes. Le cours dont je te parle c'était à l'école d'infirmière c'était un truc ridicule quoi euh ben on nous disais euh prendre des notes c'est faire des abréviations euh... c'est euh... ouais c'était un condensé mais il n’y avait rien de... c'était un cours bateau quoi, il n’y avait rien de euh fondamental » {Baccalauréat D ; Père : Expert agricole ; Mère : Institutrice}
« On apprend à faire des exposés si, il y a des profs qui nous en donnent tout le temps (des conseils) quelle que soit la classe où vous êtes quand il y a un exposé à faire, on vous donne des points de méthodologie : "faut faire comme çi comme ça" (...) mais non c'est jamais précis, ou alors c'est tellement général, tellement vague et ça coule tellement de source que... donc ça peut aider, mais les sacro-saintes méthodologies très vagues qui coulent de source euh moi ça ne m'a jamais aidé hein, j'en ai eu mais euh une fois devant le travail on a beau reprendre la méthodologie on se dit toujours "oui mais bon d'accord, mais encore ?” »
« C'est pareil les conseils, c'est bien gentil, mais il n’y a que la pratique, donc, faut, à la limite des conseils c'est intéressant si c'est au moment où vous le faites, c'est-à-dire on vous le fait faire et on vous dit "non là ça ne va pas, là vaut mieux faire comme ça", mais autrement avoir quelque chose avant, bon ça va être euh (...) sur je ne sais pas parler fort, que tout le monde vous entende, etc., pas parler trop vite, articuler, c'est pas parce qu’on nous le dit qu'on arrive à le faire forcément, c'est un travail qui se fait, je dirais de longues haleine, c'est en le faisant, en se reprenant » {Baccalauréat A3 ; Père : Chef d’entreprise et Directeur général ; Mère : Caissière}.
« On m'a donné plein de conseils mais c'est que des conseils hein (sourire). Tous les profs (ironique) ils disent plus ou moins vous prenez tant de temps pour ça en faisant très attention à bien comprendre le sujet, (en souriant) en séparant les idées les unes des autres euh parce qu’il y a tant de pourcentage de mecs qui sont sans cesse dans le hors sujet, bon et bref tout ce que les profs sont sans cesse en train de dire (sarcastique) après je n'ai pas trop... dans la pratique, je n’en tiens pas compte enfin du moins si j'en tiens compte mais inconsciemment je veux dire » {Baccalauréat B ; Père : Directeur financier ; Mère : Professeur de français certifiée}.
« On ne peut pas vraiment dire qu’on nous apprend... on nous apprend à disserter depuis qu'on a 15 ans, même pas, 12 ans, à faire des rédactions, après on ne peut pas dire qu'on nous a jamais appris, m'enfin on nous a jamais vraiment... je veux dire un grand texte on ne m'a jamais vraiment donné de conseils » {Baccalauréat B ; Père : Conservateur ; Mère : Professeur de français}
« Pour le mémoire euh oui (...) en première année ils nous avaient donné une méthode mais c'était en gros c’était assez euh succinct quoi ils ne nous donnaient pas de détails (...) mais autrement non... pour les mémoires euh pas vraiment » {Baccalauréat A2 ; Père : Chef magasinier . Mère : vendeuse}
« En fait les conseils que donnait le prof, c’était trop spécialisé par rapport au thème du séminaire, ce qui fait que si on fait un dossier sur un thème qui n’a rien à voir, ça ne s’adapte pas, la grille d’entretien ni les conseils qu’il peut nous donner hein ! Tout dépend de son thème en fait, il faut adapter les choses... » {Baccalauréat A1 ; Père : Professeur de chimie à la faculté de Dijon ; Mère : au foyer}.’

Bref il n’est pas inintéressant de noter le décalage explicitement énoncé par les étudiants entre d’un côté les grands principes méthodologiques dispensés d’une manière générale, un peu formelle, et de l’autre les difficultés effectives et les situations concrètes de la pratique en face desquelles les grands principes deviennent bien abstraits.