D’où également ce sentiment, somme toute assez fréquent parmi les étudiants sociologues rencontrés, selon lequel « les méthodes de travail, de toute façon, c’est personnel » parce qu’il n’y a pas de méthodes de travail véritablement communes, transposables et valables pour tous, chacun ayant ses propres techniques, ses propres manières de faire et ses propres manières de travailler qui, en tant que telles, ne sauraient convenir à d’autres que soi-même... Que l’argument fonctionne alors, d’une certaine façon, dans le discours étudiant, comme une dénégation plus ou moins explicite de l’existence de techniques de travail communes et rationnelles, cela ne fait guère de doute. Il reste que cette perception des choses, c’est-à-dire l’idée selon laquelle les méthodes de travail sont personnelles, c’est-à-dire relèvent du privé ou de l’intime et donc d’une expérience non généralisable ou non transposable, n’est pas sans fondement objectif dans la réalité des pratiques estudiantines.
Expérience personnelle, “originale”, de l’intime et du fort privé, illusion d’une “liberté” dans les manières de faire, ce vécu particulier du travail intellectuel trouve en effet pour condition objective l’absence des conditions institutionnelles d’une inculcation et d’une explicitation rigoureuses des techniques matérielles qui, en laissant les étudiants “libres” de déterminer les moyens et les procédés à employer dans le cadre de leurs apprentissages les contraignent dans le même mouvement à se débrouiller seuls, c’est-à-dire dans le meilleur des cas à réinventer ou à re-conquérir dans leur coin, dans le bricolage privé, des techniques d’appropriation et de production des savoirs. « Ça vient comme ça en fait », « c’est à force d’habitude », « j’ai toujours fait comme ça », c’est-à-dire en pratique et en dehors de tout apprentissage explicite, sont ainsi les formes à travers lesquelles ces étudiants évoquent et justifient régulièrement, lorsqu’on les questionne, leurs manières de faire et de travailler.
‘« En première année euh j'étais... c'est là en fait où j'ai appris à travailler quoi, mais c'était un peu plus une expérimentation parce qu’on arrive dans un univers qu'on connaît pas, donc il faut s'adapter, il faut essayer des trucs voir ce qui marche ce qui ne marche pas, donc forcément bon il y a une part de risque, de risque plus important quoi, tandis que euh cette année un partiel je sais comment ça se prépare je sais comment... enfin je sais comment le préparer pour moi quoi, on sait plus où on va quoi, on sait plus où on va mais bon euh on monte une échelle de difficulté c'est tout, c'est assimiler les difficultés et les éliminer » {Baccalauréat B ; Père : Dessinateur industriel ; Mère : Secrétaire}.S’il en est ainsi donc, sans doute est-ce parce que ces étudiants doivent, pour une bonne part et en dehors de toute transmission explicite et institutionnalisée des techniques de travail, apprendre à travailler en se débrouillant par eux-mêmes des situations intellectuelles auxquelles ils sont effectivement confrontés, notamment en bricolant tant bien que mal, avec plus ou moins de bonheur et dans le secret du cabinet, plus ou moins consciemment et systématiquement, des procédés et des dispositifs pratiques de lecture, d’écriture, et d’organisation de leurs activités362... Il n’y a pas toujours de commentaires à faire sur des pratiques qui, pour n’avoir pas fait l’objet d’un apprentissage explicite, peuvent ne pas être pensées et s’apercevoir comme telles, c’est-à-dire comme techniques de travail (« j’ai toujours fait comme ça », « de toute façon je ne pense pas avoir vraiment de méthodes », « il nous arrive de discuter de notre absence de méthodes de travail (en souriant) plus que de nos méthodes de travail »), mais sont plutôt vécues sur le mode de la débrouillardise voire même de la ruse ou du braconnage.
C’est le cas par exemple de ces étudiants, nombreux là encore, qui, parce qu’un livre, pour bien faire, devrait se lire en entier, vivent parfois sur le mode de la culpabilité, quelquefois de la ruse personnelle, en tout cas avec le sentiment qu’ils ne font pas “correctement” leur travail, le fait de ne pas toujours lire in extenso les ouvrages fréquentés, d’en sélectionner des passages, de n’en retenir, à la lecture, que des morceaux choisis au lieu de se consacrer à la totalité de la trame argumentative développée au fil du texte. De même en va-t-il de ces étudiants sociologues qui s’épuisent à vouloir, en première lecture, tout saisir d’une argumentation savante et s’inquiètent du temps passé à relire les mêmes textes. Comme si leurs aînés ne passaient pas eux-mêmes leur temps à lire et à relire les mêmes textes. Ils accomplissent ainsi sur le mode du braconnage des gestes intellectuels que ceux qui font profession d’intellectuel accomplissent communément de manière intentionnelle et méthodique mais qu’ils ne jugent pas toujours bon d’enseigner363.
‘« Soit on lit un livre soit on ne le lit pas [...] je suis une maniaque des mots [...] c’est pour ça que je ne lis pas beaucoup, c’est parce que je veux trop bien lire je pense que j’ai vraiment un problème pour ça. Alors je me dis il vaut mieux lire même si c’est mal plutôt que rien mais en fait je lis rien parce que j’ai trop l’impression de ne pas lire correctement (et il ne vous arrive jamais de ne lire que des morceaux, des chapitres ?) non, j'ai jamais fait ça (non, pourquoi ?) ben pareil, sauf des fois euh, j'ai dû faire ça quand des profs donnent des photocopies, nous disent “vous lisez ça pour la semaine prochaine”, donc là je lis parce qu’on me donne un truc déjà mais euh quand c'est moi non je lis euh (...) je lis tout ou je ne lis rien quoi » {Baccalauréat A1, mention “assez bien” ; Père : Enseignant à l’École des Arts Appliqués de Lyon, artiste peintre ; Mère : Institutrice spécialisée}.LAHIRE Bernard, « L’Incorporation du métier d’étudiant en sciences humaines et sociales. Entre raison scolaire et raison pratique », Conférences aux journées : “Programmation et réalisation de pratiques dans l’enseignement universitaire de psychologie”, septembre 1995, Universitat de Barcelona, Facultat de Psicologia.
A cet égard, c’est tout le mérite du Wright Mills de L’Imagination sociologique que d’avoir livré, à l’attention des jeunes apprentis-sociologues et à partir de sa propre expérience de sociologue, quelques uns des procédés et des conditions sociales constitutifs du travail de fabrication intellectuelle, ses nécessaires tergiversations, ses revirements, ses ajustements, etc., qui, trop souvent, restent dans le secret et l’ombre de l’oeuvre accomplie et nourrissent ainsi le mythe de l’aisance spontanée ou de la virtuosité naturelle...