Enfin, c’est encore sans compter ici avec le “méthodologisme” par lequel, dans une sorte d’hypercorrection anxieuse, certains étudiants peu familiers de l’univers intellectuel cherchent à se rassurer et à combler le vide prescriptif auquel ils sont confrontés. Et si ce cas de figure semble plutôt rare puisqu’il ne concerne, dans notre échantillon, qu’un seul de nos enquêté, il n’en est pas moins bien réel et significatif. La quête à la fois effrénée et inquiète, à travers la lecture de manuels écrits de préférence par des enseignants de grandes écoles, au détour de discussions avec des étudiants issus de classes préparatoires par exemple, de méthodes de travail, d’outils intellectuels, de trucs et de tours de main susceptibles de rendre le travail à la fois plus efficace, plus performant, plus rapide, etc., et le discours qui l’accompagne, tiennent en effet chez cet étudiant du rituel propitiatoire.
Extraits des notes ethnographiques.
A peine avons-nous commencé l’entretien que cet interviewé se lance dans une théorie personnelle sur les méthodes de travail. Il se dit persuadé que la maîtrise de méthodes de travail recouvre une grande importance dans la réussite et que, si l'on parvenait à trouver des méthodes adaptées, n'importe qui serait en mesure de réussir « brillamment » dans un domaine ou un autre (« ça c'est une théorie que je me suis forgé, je suis convaincu que si on trouve les méthodes adaptées on peut faire apprendre des choses très poussées à n'importe qui... »). Il est manifeste que cet étudiant se soucie de ses manières de travailler. Le thème des méthodes de travail revient régulièrement tout au long de l'entretien. Cet étudiant en fait même, de son propre aveu, une préoccupation obsessionnelle : il théorise la théorie de la méthode, fait des vérifications de vérifications, il réfléchit sur ses propres méthodes prises en elles-mêmes, au point que celles-ci deviennent parfois inopérantes m’explique-t-il : « les méthodes c'est vraiment un truc qui me préoccupe depuis (...) les méthodes ça c'est vraiment un truc qui me préoccupe depuis pas mal de temps donc euh c’est-à-dire sur le plan de la méthode c'est parfois je peux faire des méthodes de méthodes et des trucs assez graves qui en arrivent à ne plus être efficaces du tout. Donc c'est pour ça par exemple il y a des fois je me rends compte que je fais des vérification de vérifications, double vérifications, revérification (...) » ; « les méthodes c'est vraiment un truc quasiment obsessionnel ». C’est ainsi qu’au fil des questions que je lui pose sur ses manières de travailler, ses dispositifs pratiques, il dévie “spontanément” sur ce qu’il nomme sa théorie personnelle et emploie des termes comme “maniaque”, “calcul” pour qualifier son rapport aux méthodes. Cet étudiant tient d'ailleurs, à propos des méthodes mais également d'autres domaines de pratiques, un discours du second degré, quasi-analytique et théorisant : « je pars du principe que » ; « c'est une théorie que je me suis forgée » ; « j'ai vraiment travaillé les méthodes en elles-mêmes » ; « c'est mon postulat de départ »... Ses propos traduisent, sur ce domaine, une grande effervescence, une grande anxiété et, à l’évidence, une certaine inquiétude. Il ne se contente pas, dans ses réponses, de dire ce qu'il fait, de décrire ses manières de faire. Il interprète, théorise, fait parfois des métaphores savantes, cite des textes savants. Tout se passe comme si cet étudiant par son souci de maîtrise s’enferrait dans une sorte de méthodologisme anxieux. Son point de vue, ses propos sont “esthétisant” dans le sens où il semble considérer les méthodes comme une finalité sans fin, pour elles-mêmes et en elles-mêmes. Il intellectualise fréquemment. Les méthodes feraient tout, seraient en elles-mêmes suffisantes.
Son méthodologisme est encore repérable par le type d’étudiants qu’il prend pour « modèle » selon sa propre expression. Des étudiants de B ou de classes préparatoires (qu'il met sur un piédestal). Il évoque à plusieurs reprises leur culture générale, leur habitude de la dissertation. A la suite d'un examen, c’est ainsi qu’il prend la peine par exemple de lire non seulement sa propre dissertation mais encore celles de ceux qui réussissent « brillamment ». Selon lui les élèves qui sortent de classes préparatoires font des dissertations extrêmement structurées, ont « un prêt à penser » important. Il cherche à s’inspirer de leurs exemples dans ses propres manières de faire. La référence à ces étudiants « performants », ces clercs d’élite est incessante, implicitement ou explicitement : il évoque d'ailleurs explicitement le modèle d’une étudiante qui présente à ses yeux un ensemble de facilités scolaires, s’agissant notamment de la vitesse et de l'efficacité de ses lectures.
Il prend également exemple sur les dissertations corrigées cherchant ainsi à rendre ses écrits plus performants. Il consulte régulièrement des livres de méthodologie, qu'il choisit toujours en fonction de la formation de l'auteur : il faut que celui-ci ait fait l’ENS parce qu'il s'agit des « meilleurs ». En outre, il manifeste sans cesse le souci de gagner du temps, d'être plus efficace, plus « rentable » tout en restant « rigoureux ». Il cherche à maximiser sa pratique dans une sorte d’hypercorrection nerveuse et inquiète. A l’évidence, cette boulimie méthodologique révèle, chez cet étudiant qui ambitionne de faire un doctorat, un besoin de réassurance, de repères, dans un univers dont il n’est pas familier. {ESEU ; Père : Ouvrier hautement qualifié ; Mère : Employée dans une maison d’édition}.
‘« Les philosophes grecs ont beaucoup écrit sur les techniques par lesquelles les intellectuels pouvaient mieux maîtriser leurs savoirs, les mobiliser, les réviser, etc. (par les prises de notes sur les textes lus ou sur des événements, les fréquentes relectures des notes prises, la méditation sur des citations d’auteur, la constitution de cahiers de réflexion, la correspondance écrite ou encore la conversation entre pairs). Ces petites techniques de constitution de soi, de son savoir, font partie des conditions non-dites de la réussite universitaire, et en donnant à voir ces petits actes apparemment banals, ordinaires d’écriture et de lecture, on fournirait des armes intellectuelles à tous ceux qui se sentent justement totalement désarmés face aux demandes scolaires. En définitive, l’explicitation de ces actes les plus ordinaires, non-conscients, du travail intellectuel est nécessaire si l’on veut dissiper le mystère de la production intellectuelle »364 ’Car en l’absence institutionnalisée d’une formation aux techniques du travail intellectuel, par l’entraînement contrôlé et l’exercice régulier par exemple, d’une explicitation détaillée des objectifs du travail personnel et des moyens à mettre en oeuvre, l’enseignement tend parfois, en sociologie, à recouvrir l’aspect de la mystagogie, sorte d’initiation pour initiés, dans le cadre de laquelle les différents actes et ressorts du travail intellectuel relèvent du curriculum caché de la vie universitaire et comptent au nombre des secrets du métier, davantage qu’il ne recouvre celui de la pédagogique explicite. « Pourtant rien n’est plus dangereux que l’implicite en matière scolaire. Quand une discipline prétend s’abstraire des règles communes, quand elle dissimule ses procédures, ceux qui déjouent le mieux ses pièges ont mis à profit leurs acquisitions extra-scolaires »365.
LAHIRE Bernard, « L’Incorporation..., Opus-cité.
COMPERE Marie-Madeleine, Du Collège au lycée (1500-1850), Paris, Gallimard/Julliard, 1985, p.215.