Il est clair que la forte “démographisation” et “hétérogénéisation” qui affectent, depuis plusieurs décennies, des filières comme la sociologie ne sont pas pour rien dans cette situation et que, plus généralement, comme le notaient déjà les auteurs du Rapport pédagogique et communication « les difficultés matérielles de toutes sortes qui pèsent aujourd'hui sur le fonctionnement de l’université française ont leur part, souvent déterminante, dans la détérioration du rapport pédagogique »366.
Contrairement à ce qui se passe dans les établissements à plus faible densité démographique, et, par exemple, structurés par classes, « l'enseignant ne peut pas être, de la première année de premier cycle jusqu'au doctorat, le tuteur de tous et de chacun »367. En un certain sens, l’absence d’une inculcation et d’un entraînement aux techniques intellectuelles trouvent d’abord ses conditions dans l’organisation concrète, quasi matérielle, des relations d’apprentissage. « Assurant pleinement son rôle dans la diffusion d'un savoir qu'il contribue à créer, [l'enseignant] peut donner à l'étudiant plus d'initiative pour se former à son rythme et selon son niveau de départ »368. Mais le nombre d'étudiants auquel il doit faire face, leur répartition non par classe mais par cours, la primauté de la parole magistrale dans l'enseignement, la liberté d'assistance aux cours, les échéanciers placés en fin d'année universitaire, etc., définissent une situation objective dans laquelle les enseignés sont censés pallier seuls leurs difficultés, combler leurs lacunes, organiser et déterminer les objectifs et les directions de leurs travaux, les moyens d'y parvenir, bref accomplir tout un travail personnel d'apprentissage et, sans bien souvent l'avoir jamais appris, se débrouiller avec les différents ressorts de la connaissance.
Là où la classe par exemple, espace spécifique tout entier orienté en direction de l'action d'éducation, permettait encore aux enseignants du secondaire d'avoir affaire à une entité et à un nombre limité d'enseignés, de les fréquenter régulièrement, de connaître et d'identifier leurs élèves, de suivre leur progression, éventuellement de répondre à certaines situations particulières, à certaines de leurs demandes, de les exercer, et de coordonner les différents enseignements, les enseignants d'université, et particulièrement de sociologie, dispensent des cours spécifiques, peu ou prou indépendants des autres cours eux-mêmes prodigués par d'autres enseignants, sans que ces derniers soient toujours coordonnés dans un programme d’études précis, à l'adresse d'un public étudiant volumineux que seul le cours en un même lieu réunit et qui, d'une heure à l'autre, est susceptible de se reconstituer autrement.
Dans ces conditions où prime, comme l'écrit Pierre Bourdieu, l'« atomisation de la fonction professorale » qui s’oppose à la « concentration des tâches pédagogiques »369 entre les mains de quelques uns, et le « monologue théâtral »370 de l'amphithéâtre dans le cadre duquel il n'est guère possible d'identifier et de connaître les étudiants qui assistent aux enseignements (ni par le nom, ni, généralement, par le visage, ni même par la place lorsqu'il s'agit d'auditoire de taille importante), les enseignants n'ont ni les moyens d'évaluer, par l'instauration d'un suivi régulier et soutenu, les problèmes de compréhension du discours qu'ils professent, ni non plus les moyens de répondre autrement que par le discours à ceux qu'ils peuvent anticiper ou percevoir, par l'exercice ou l'entraînement régulier par exemple.
On comprend que les étudiants soient ainsi placés dans la position d'un « déchiffrement de moins en moins malhabile des messages »371. « Tout dans l'organisation actuelle de l'enseignement, depuis la forme et la disposition des salles ou la taille des auditoires jusqu'au système et aux critères d'examen, en passant par les exercices qui y préparent ou l’organisation du curriculum, favorise la distanciation réciproque du professeur et de l'étudiant »372.
BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, SAINT-MARTIN Monique de., (sous la direction de.), Rapport pédagogique et communication, Paris, Mouton/La Haye, 1965, p.14.
MIQUEL Alain, Les Bibliothèques universitaires. Rapport au ministre d'Etat, ministre de l'Education nationale, de la Jeunesse et des Sports, Paris, La Documentation Française, 1989, p.22.
Ibidem.
BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'Etat..., Opus-cité., p.133.
BOURDIEU Pierre et al., Rapport pédagogique...,Opus-cité, p.20.
BOURDIEU Pierre et al., Rapport pédagogique..., Opus-cité, p. 15.
BOURDIEU Pierre et al., Rapport pédagogique..., Opus-cité, p. 20.