III.D.3. Romantisme et secrets de métier

Mais il y a peut-être plus encore. Gageons que cette situation n’est pas non plus complètement étrangère aux représentations romantiques du travail intellectuel dont les disciplines à dominante littéraire (entendu en son sens large) sont encore les héritières. Le romantisme (dont nous sommes encore les héritiers directs) et la nouvelle conception historique de la littérature dont il est le représentant constitue en effet ce moment historique où les techniques intellectuelles se voient progressivement expulsées de la sphère du travail intellectuel et transmuées en véritables secrets du métier, ceci au profit d’une nouvelle esthétique littéraire et intellectuelle où prime l’initiation, le sentiment, l’émotion et l’inspiration sur la raison, l’analyse technique et l’érudition.

Comme le montre fort bien à cet égard Marie-Madeleine Compère, c’est avec l’avènement du romantisme que succombe, vers la fin du XVIIIème siècle, l’ancienne rhétorique humaniste dont l’art pourtant s’appuyait sur un appareil technique et théorique explicite, respectait des principes et des « techniques savamment mises au point : recherche des arguments (inventio), pertinence de leur organisation (dispositio), efficacité de leur présentation (elocutio) »374. A l’ancienne sécheresse de la rhétorique humaniste, de son appareil sophistiqué et de sa complexité technique, le romantisme substitue et préfère les émotions enchanteresses des belles-lettres, les contraintes certes plus légères mais à la fois plus subtiles du rapport inspiré et sensualiste aux oeuvres qui, pour sa part, puisqu’il est supposé être naturel ou ne pas être, relève davantage de l’initiation que de l’apprentissage explicite.

Pourtant le romantisme ne fait table rase du passé qu’en apparence. Car en discréditant l’ancienne rhétorique, le romantisme, loin de la supplanter et de lui substituer de nouvelles techniques oratoires et discursives, contribue à la faire basculer du côté de l’intuition savante, d’un art mystérieux où prime le plaisir et l’émotion sur l’analyse raisonnée et technique. « Les prédilections humanistes faisaient du texte des modèles à imiter, elles tendaient à leur démontage technique, fondé sur l’érudition du maître. Dans le commentaire moderne, le texte est d’abord objet d’un plaisir qu’on analyse ; l’élève est convié à l’apprécier comme lecteur, sans arrière-pensée utilitaire »375.

Avec l’avènement du romantisme, on passe ainsi d’un art intellectuel que les prédilections humanistes soumettaient à une discipline rigoureuse et explicite à laquelle leurs élèves, patiemment formés aux différentes techniques de l’art rhétorique, étaient longuement exercés, à un art qui, se moquant des lourdeurs de l’ancienne rhétorique, tend à ne plus vouloir rien montrer ni connaître de son aride “cuisine intellectuelle” pour lui préférer ce que pourtant elle contribue à rendre possible mais risquerait en même temps de désenchanter, l’émotion, le plaisir esthétique, et le rapport libre et inspiré plus que réellement critique et technique à la création intellectuelle376.

Or en restant largement silencieux ou à tout le moins évasif sur la question des objectifs et des moyens à mettre en oeuvre dans le cadre du travail personnel, l’enseignement prend ainsi en sociologie toute sa part dans la perpétuation de l’image romantique du travail intellectuel comme exercice de style inaccessible au profane et activité toute entière vouée à la création inspirée plus ou moins heureuse des uns et des autres. Il tend ainsi à transmuer le travail intellectuel, tout particulièrement aux yeux de ceux qui se trouvent les plus éloignés ou étrangers à la culture universitaire, en art libre et mystérieux au dépens d’une transmission explicite de techniques de métier.

Là où, par exemple, les cours privés des études médicales, tout comme les classes préparatoires aux grandes écoles, prennent le soin d’enseigner les méthodes de travail et multiplient les consignes “matérielles” à respecter pour la réalisation de devoirs (interligne entre les différents paragraphes, rendu d'un plan, élaboration de plusieurs brouillons, respect d’une marge, exigence de lisibilité377 par exemple), la faculté de sociologie tend à rester muette ou à tout le moins elliptique. On comprend que, dans ces conditions et s’agissant de la langue universitaire, les étudiants, dès lors qu'ils sont mis en demeure de produire à leur tour, par une sorte de mimesis et d'imitation globale, soient condamnés à une “rhétorique du désespoir” par laquelle « ils tentent d'évoquer et de restituer, hors de raison et de propos, avec une obstination qu'il serait trop facile d'imputer à la servilité, au prix de simplification, de dégradation ou de restructurations logiques (...), les tropes, les schèmes, ou les mots qui leur paraissent les plus caractéristiques de la langue magistrale »378.

Notes
374.

COMPERE Marie-Madeleine, Du Collège au lycée..., Opus-cité, « De la rhétorique aux belles-lettres »,pp.209-215

375.

COMPERE Marie-Madeleine, Du Collège au lycée..., Opus-cité, p.210.

376.

GOYET Francis, « Introduction au Traité du Sublime », in LONGIN, Traité du Sublime, Paris, Bibliothèque classique, 1995.

377.

BOURDIEU Pierre, La Noblesse d'Etat..., Opus-cité, p.116.

378.

BOURDIEU Pierre et al., Rapport pédagogique..., Opus-cité., p.14.