Comme le montrent nos précédents développements sur les changements, voire les bouleversements, qui surviennent dans les rythmes de l’étude, la nature du travail intellectuel, les relations d’apprentissage, avec le passage des enseignés de l’enseignement secondaire à l’enseignement supérieur, la question des emplois du temps institutionnels, de leur volume, de leur structure, de leur organisation, s’avère, avec le type de savoirs à s’approprier et la nature du travail intellectuel à fournir, l’une des plus déterminantes et discriminantes dans la définition des pratiques et des comportements estudiantins.
Plus ou moins volumineux et contraignants, réglés et réguliers, rythmés et structurés, les emplois du temps institutionnels avec lesquels les étudiants doivent composer produisent de puissants effets de socialisation non seulement sur les pratiques et les comportements de l’étude (rythmes de travail, durée du travail, temps passé en cours et temps de travail personnel, etc.) mais également et au delà sur les styles d’existence des étudiants379 (heures de début et de fin de journée, implication dans les activités scolaires et/ou extra-scolaires, occupation du temps “libre” ou non encadré, exercice d’une activité salariée), ces deux niveaux n’étant pas complètement dissociables.
De même que les contenus, les modalités et les orientations de la pratique intellectuelle des étudiants dépendent logiquement de la nature des exercices à réaliser et des savoirs à s’approprier dans le cadre de leur discipline d’études avant de dépendre de tout autre facteur comme de leurs conditions sociales et matérielles d’existence plus ou moins spécifiques, de même les différents emplois du temps institutionnels des étudiants constituent-ils une contrainte de base essentielle, première, et disciplinairement différenciante, dans les limites de laquelle s’inscrivent les variations interindividuelles liées aux profils sociologiques des uns et des autres380.
Un emploi du temps universitaire très contraignant par exemple, avec de nombreux impératifs (de nombreuses heures de cours et/ou de nombreuses heures de travail personnel), un rythme soutenu (des journées d’études régulières commençant tôt le matin), voire une organisation intensive, qui surcharge les étudiants et les enserre dans des cadres temporels particulièrement restrictifs, limite sévèrement, en réduisant le temps disponible et en soumettant les enseignés à des horaires précis, les latitudes comportementales des étudiants, les possibilités de voir apparaître toute une série de profils étudiants spécifiques comme celui de l’étudiant salarié (à temps plein ou à temps partiel) ou plus généralement encore certaines expériences comme celle de la flânerie.
En d’autres termes, les différences dans les temps de l’étude et leurs modalités interviennent sur un plan interdisciplinaire avant d’opérer de manière intradisciplinaire, entre étudiants d’une même filière d’études ou d’un même groupe de filières d’études, la durée du travail des étudiants et leurs degrés d’implication dans les études dépendant d’abord et avant tout du type d’études poursuivi et donc, en l’occurrence, du type d’emploi du temps proposé. « Le temps passé à étudier dépend beaucoup plus du type d’études que des conditions de vie et des contraintes matérielles ; c’est le poste le moins compressible du budget-temps des étudiants »381
L’emploi du temps de la filière d’études force-t-il peu ou prou le respect d’horaires réguliers et structurés qui ainsi s’opposent aux situations objectives de dérégulation (absence d’horaires, horaires irréguliers, jours avec et jours sans, heures creuses, faiblesse des obligations et de l’encadrement) ? Exige-t-il un investissement scolaire conséquent, une relative polarisation sur le travail scolaire, ou permet-il à certains étudiants de diversifier leurs centres d’intérêt, voire de faire l’expérience de la flânerie ? Quelle part fait-il au suivi des enseignements et au travail personnel ?
Quelle marge de manoeuvre laisse-t-il aux étudiants dans l’occupation de leur temps (horaires incompressibles, horaires facultatifs, temps laissé vacant...) ? Le temps laissé disponible, non encadré par l’institution, est-il une denrée rare donc chère et précieuse ou, au contraire, un bien abondant dont les étudiants peuvent être prodigues ? Laisse-t-il s’exprimer les variations liées, par exemple, à la diversité des situations et des conditions d’études d’une même population ou, au contraire, contribue-t-il à homogénéiser les comportements scolaires par l’imposition de cadres temporels contraignants... ?
Il y a là un ensemble de points déterminants qui, outre la nature des savoirs à s’approprier, permettent de compléter à grands traits le portrait scolaire des populations étudiantes mises à l’étude, de leurs rythmes de travail et conjointement de leurs rythmes de vie, de leurs journées et de leurs semaines, selon la place plus ou moins centrale ou au contraire secondaire qu’occupent les études dans leur existence sociale, la part du travail consacré au suivi des enseignements et au travail personnel, du travail encadré et du travail non encadré, la part des contraintes endogènes (à caractère scolaire) ou exogènes (extra-scolaire) sur l’occupation et l’organisation du temps, etc. C’est ce que nous voudrions voir rapidement maintenant.
LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, p.19.
GRIGNON Claude, GRUEL Louis, BENSOUSSAN Bernard, Les Conditions de vie des étudiants, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (1), 1996, p.35.
GRIGNON Claude et al., Les Conditions..., Opus-cité, p.36.