III.A. La prescription par le volume des cours

Si le travail universitaire personnel des apprentis médecins de troisième année, pas davantage que celui des apprentis sociologues, n’est plus guère organisé et contraint par un ensemble de prescriptions institutionnelles régulières (contrôles, rendus, etc.)390, l’accumulation rapide et matériellement quantifiable d’une masse de cours à réviser fonctionne cependant comme une sorte de déclencheur du travail ou de rappel à l’ordre et joue sur la perception de la nécessité plus ou moins imminente de se mettre au travail.

Contrairement aux apprentis sociologues dont l’importance plutôt ténue des obligations universitaires ne les aide guère à matérialiser le travail à effectuer, le volume des cours accumulé par les apprentis médecins est en revanche véritablement prescriptif. Il met rapidement les étudiants en demeure de s’acquitter de leur travail tant il leur permet de mesurer, d’évaluer, de visualiser pratiquement et matériellement, l’état du retard ou de l’urgence dans lequel ils se trouvent.

C’est ainsi, par exemple, que ces étudiants expriment souvent, lors des entretiens, leur souci de ne pas accumuler un retard mesurable (et mesuré) à l’aune des cours encore non travaillés qui s’entassent sur un bureau, une table ou un rayonnage. Concrètement, ces étudiants peuvent mesurer quasi matériellement le travail à faire, voire le retard accumulé, par l’amoncellement progressif de leurs notes de cours ou de leurs ronéotypés.« Le plus fréquemment je reprends les cours tout de suite dans la semaine, sauf les cours où... par exemple il y avait, en ronéo... il y a des choses qui s'accumulent, des matières que je n'ai pas touchées du tout, l'anapathe (anatomie pathologique) par exemple, je n’ai pas touché encore le cours, euh (en me montrant ses rayonnages où les cours s’amoncellent) mais il va falloir que je m'y mette maintenant »

Le rythme des enseignements est relativement soutenu. Les cours étant encore, en troisième année de médecine, au centre du dispositif pédagogique, les contenus transmis, déjà denses, s’accumulent rapidement. Dans ces conditions, les étudiants ont tôt fait de prendre un retard difficile à combler sur le travail d’assimilation et de mémorisation des cours dispensés. Le rapport relativement déséquilibré entre d’un côté le temps laissé disponible par l’institution pour le travail personnel et, de l’autre, le volume de travail personnel à réaliser maintient les étudiants médecins sous pression, dans un état d’urgence relative qui, finalement, fonctionne comme une forte injonction au travail 391 ...

Tout le problème consiste, pour ces étudiants, à tenir ensemble les différents domaines de la pratique : les heures de cours à tout le moins incompressibles, les heures de stages, et les heures de travail personnel qui viennent s’ajouter au reste. Si les étudiants suivent l’ensemble de leurs cours en plus des stages, il ne leur reste guère pour temps de travail personnel que quelques demi-journées, le soir, et les week-ends. Preuve supplémentaire, s’il en était besoin, du peu de temps dont disposent ces étudiants en dehors de leurs différentes obligations universitaires, encadrées ou non, et donc de l’importance de celles-ci, les relatives difficultés que nous avons rencontrées pour trouver avec ces derniers une date de rendez-vous lors des prises de contact. Contrairement à leurs homologues sociologues qui, pour l’essentiel, nous accordent une entrevue sans aucun problème les jours suivants la prise de contact, les étudiants médecins repoussent majoritairement, et après réflexions voire hésitations, le rendez-vous sollicité à plusieurs semaines invoquant pour ce faire un emploi du temps trop chargé.

Extraits des notes ethnographiques sur les prises de contacts.

J'appelle une première fois mon interlocutrice le mardi 21 février. Je lui propose un entretien qu'elle accepte sans aucune hésitation. Elle me précise toutefois qu’elle est « très occupée » et qu’il faut parvenir à trouver une date. Après plusieurs hésitations, l’entretien est finalement fixé un mois plus tard...

Mon interlocuteur accepte l’entretien que je lui propose sans aucune difficulté. « Si c’est possible » me lance-t-il en souriant, m’expliquant par là même qu’il est très pris avec ses cours et son travail de veilleur de nuit. Je lui énonce les conditions de l'entretien et il me reparle de sa faible disponibilité. Il m’indique par le détail ses horaires, ses heures de stages le matin, ses cours obligatoires l'après-midi, son travail de nuit mais parfois aussi les après-midi, etc. Il ne peut me recevoir, éventuellement, qu'un mardi après-midi. Il réfléchit à une date, fait montre de quelques hésitations parce qu'il n'a pas son emploi du temps sous les yeux, puis me propose un mardi dans trois semaines. Il souhaite toutefois me confirmer cette date après avoir vérifié son emploi du temps et celui de sa fiancée...

Mon interlocuteur accepte sans hésiter le principe de l'entretien mais précise simplement qu'il est « énormément pris ». Il accepte toutes les conditions de l’entretien et me demande mon numéro de téléphone. Il me propose de faire l'entretien entre midi et deux heures tout en mangeant. Cela l'arrangerait en raison de ses heures de stage le matin et de ses heures de cours l'après midi. Je lui indique « qu'en mangeant ce n'est pas vraiment facile », ce qui le fait rire sincèrement et le conduit, en plaisantant, à me proposer les mêmes heures sans manger. Nous rions ensemble. Il propose alors de me rappeler ultérieurement parce qu'il ne dispose pas de son calendrier à proximité. Il me demande amicalement « ce que ça a donné avec les autres étudiants », ce qui m'incite à lui expliquer que les étudiants médecins sont plus difficilement accessibles que les sociologues. Il semble intéressé. Nous nous quittons rapidement. Je lui dis que je compte sur son appel ce week-end. Il a un mot rassurant... L’entretien est fixé pour dans trois semaines.

Mon interlocutrice me précise que cela l'arrange que je vienne faire l’entretien chez elle parce que cela lui évite de se déplacer. Nous cherchons donc une date avec quelques difficultés. Elle s'enquière de savoir si j'aimerais que cela se fasse rapidement ou non parce qu’elle « mon emploi du temps est assez chargé ». Elle ne peut aucun matin, et en général travaille tous les après-midi à l'hôpital. Nous convenons finalement d’une date (elle se libérera exceptionnellement précise-t-elle) pour dans un mois et demi...

Je propose à mon interlocutrice un entretien qu'elle accepte en disant "oui ça ne me dérange pas, le seul problème c'est de trouver une date". Je l'informe des conditions d'entretien. Elle n'a pas de réaction particulière sinon qu’elle me dit qu’elle ne pourra pas se libérer les deux prochaines semaines. Nous cherchons une date tant bien que mal. Nous fixons finalement l’entretien un jeudi, dans trois semaines...

Notes
390.

Les apprentis-médecins n’ont plus, sauf exception, ni devoirs à faire, ni exercices d’application, ni contrôles continus qui rendraient institutionnellement incontournable et nécessaire la réalisation d’un travail personnel régulier et soutenu. En tant que tel, le travail universitaire personnel des étudiants médecins n’a d’autres impératifs que ceux, plus ou moins reculés, de l’examen final et n’est en rien soumis à des échéances régulières qui viendraient, tout au long de l’année, ponctuer, scander et rythmer l’effort d’assimilation...

391.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, p.19.