III.B. Travail personnel et sérieux “professionnel”

Dans ces conditions, on ne sera donc pas surpris de constater que les apprentis-médecins accomplissent un travail personnel relativement assidu, régulier, et intensif. L’immense majorité déclare s’efforcer à travailler un peu tous les jours (en plus de leurs obligations universitaires stricto sensu) pour reprendre les cours de la journée ou de la semaine, entre une et quatre heures par jour selon les cas hors périodes de révisions durant lesquelles le rythme du travail, logiquement, s’accélère considérablement.

Compte tenu de leur emploi du temps universitaire, ces étudiants travaillent régulièrement les soirs et les week-ends, exceptions faites de ceux qui, choisissant de ne pas assister aux cours magistraux, travaillent plutôt les après-midi. Si le fait de travailler le soir et le week-end peut être le signe, dans certaines situations d’études et pour certains types d’étudiants qui, outre de faibles obligations scolaires, disposent de “tout leur temps”, d’un dilettantisme ostensible notamment appuyé sur des conduites d’inversion des valeurs de la vie ordinaire, d’une arythmie temporelle voire d’une inversion temporelle392, tel n’est pas le cas ici-même. Ces pratiques sont au contraire, et s’agissant d’apprentis-médecins déjà soumis à de fortes contraintes institutionnelles, le signe d’un grand ascétisme scolaire 393 et d’un sérieux “professionnel”. On voit là d’ailleurs combien les pratiques n’ont de sens qu’en contexte, une même pratique pouvant recouvrir des significations différentes voire opposées d’un contexte à l’autre, ce qui implique en la matière comme en d’autres, de ne pas parler des étudiants en général (e.g. le temps étudiant...).

‘« Enquêtée : par jour, en dehors des cours et des stages, je ne travaille pas beaucoup... euh de deux à quatre heures (...) j’essaie de travailler régulièrement (...) là c'est vrai que je travaille pas bien vu que c’est toujours cette histoire de stages qui crèvent vraiment, je ne bosse pas de la même façon mais l’idéal c'est de bosser euh ce que j'essaie de faire (...) il y a toujours cette histoire de stress de toute façon...
[...]
M.M. : donc en général vous travaillez les soirs ?
Enquêtée : tout le temps ouais ! Enfin le soir, après les cours quoi en général les cours se finissent à (...) bon ça dépend des fois, 4 heures, des fois 6 heures...
M.M. : d'accord, est-ce que vous travaillez les week-ends aussi ?
Enquêtée : oui ! Le samedi matin samedi après-midi je vais à la bibliothèque de la Part Dieu, et le dimanche, il faut que je travaille ici, donc c'est aléatoire. J’essaie de travailler mais (...) je suis pas motivée ici (rires) » {Fille, célibataire, 21 ans ; Père : Receveur des PTT à la retraite ; Mère : Agent de bureau PTT ; habite un appartement en location avec une amie étudiante}
« Enquêtée : c'est hyper variable
M.M. : c'est-à-dire qu’il y a des jours où tu ne travailles pas ?
Enquêtée : c'est rare (sourire), les jours où je ne travaille pas je dirais que c’est pratiquement exceptionnel quand même euhhh... des fois je vais travailler 4 heures des fois, rarement une heure moi je préfère être sur des grandes tranches, des fois ça sera une après-midi, des fois ça sera une journée, des fois ça sera qu'une ou deux heures euh
M.M. : est-ce que tu te fixes un minimum ?
Enquêtée : j'essaie mais bon des fois ça m'arrive de ne pas bosser, mais c'est vrai que (sourire), pour sa conscience j'aime mieux, (en souriant) j'aime mieux aller travailler un petit peu quand même
M.M. : et le minimum que tu te fixes, c'est quoi ? A peu près ?
Enquêtée : un chapitre (sourire)
M.M. : un chapitre ?!
Enquêtée : (rires)
M.M. : (rires) pourquoi tu rigoles ?
Enquêtée : (en riant) parce que je ne sais pas, je ne le quantifie pas en heures
M.M. : ouais, un chapitre
Enquêtée : ouais
[...]
M.M. : est-ce que tu travailles les soirs ?
Enquêtée : (grognon) mmmm
M.M. : (rires)
Enquêtée : c'est ce que je t'avais dis euh (...) il faudrait mais en général, en théorie, c'est plutôt pendant les exames, et rarement euh en cours d'année
M.M. : et les week-ends tu travailles ?
Enquêtée : oui !
M.M. : c'est pas rarissime?
Enquêtée : non, c'est pas rarissime (...) en général, c'est vrai que j’aime mieux travailler le matin, je suis plus efficace, et j'ai pas l'occasion de le faire pendant la semaine vu que j'ai les stages, donc euh bon si je ne me suis pas couchée trop tard j'essaie de bosser le samedi matin, puis samedi après-midi c'est dur en général je vais plutôt me balader et le dimanche matin, et dimanche après-midi, ça dépend » {Fille, célibataire, 21 ans ; Père : Ingénieur en textiles ; Mère : Infirmière libérale ; Habite un appartement avec son frère}.
« Enquêtée : c’est très variable, il y a des jours où je ne travaille pas du tout, il y a des jours où je travaille beaucoup beaucoup beaucoup, c’est vraiment variable
M.M. : les jours où vous travaillez pas du tout est-ce que c’est fréquent ou est-ce que c'est plutôt rare ?
Enquêtée : (en souriant) c’est quand même pas 5 jours sur 7 (rires), mais juste après les partiels c'était plutôt 7 jours sur 7 (rires), juste après les partiels parce que on était un peu fatigué d'avoir travaillé pour les partiels, mais maintenant c’est plutôt... disons, 1 jour sur 7 ou deux jours sur 7. Bon après, quelquefois, quand je travaille 4 heures, c'est comme si j'avais travaillé 2 heures j'avance pas beaucoup, quelquefois en travaillant deux heures je peux très bien avancer c'est...
[...]
M.M. : d'accord, est-ce que vous travaillez les soirs en général ?
Enquêtée : en général non, pas en période ordinaire, mais avant les examens oui je travaille les soirs
M.M. : et les week-ends ?
Enquêtée : oui
M.M. : souvent ?
Enquêtée : Souvent oui ! Le samedi matin, le samedi après-midi, et un tout petit peu le samedi soir. (En souriant) Le dimanche matin je vais à l’église presque tous les dimanches, et le dimanche après-midi c'est plutôt rendre visite aux amis, ou bien après-midi télé » {Fille, célibataire, 20 ans ; Père : Gendarme ; Mère : Sans profession ; Habite en cité universitaire}.’ ‘« Enquêté : le travail pur au bureau et les choses comme ça, ça varie hein, surtout cette année ça varie pas mal par exemple l'an dernier c'était plus parce qu’il n’y avait pas les stages, donc si tu veux quand tu as trois heures de cours dans la journée, bon ben tu as la matinée au moins de libre ou l'après-midi donc euh c'est facilement 6-7 heures, entre 5-7 heures de travail personnel facilement, tandis que là avec l'hôpital et les cours ça se réduit pas mal à je sais pas, peut-être deux trois heures, mais pas plus hein
M.M. : tu fais minimum deux heures de travail personnel par jour ?
Enquêté : Ouais ! Ouais minimum
M.M. : Minimum ?
Enquêté : Ouais ouais je pense qu’elles y sont
M.M. : est-ce qu’il y a des jours où malgré tout tu ne travailles pas ?
Enquêté : ça m'arrive oui oui ! J'essaie que ça reste rare mais ça peut arriver, les journées sont tellement lourdes que oui, ça peut arriver
M.M. : est-ce que tu travailles les week-ends aussi ?
Enquêté : ben cette année de moins en moins, j'avais un peu plus de mal parce que j'en ai un petit peu marre, parce que première et deuxième année j'ai beaucoup travaillé les week-ends et là j’ai un petit peu envie de faire autre chose et en fait je trouve que ça n’est pas plus mal parce que je me sens mieux quoi. Avant c’était un peu les études et puis que ça... c'est un peu gavant quoi. Donc là en fait je me sens mieux dans ma peau donc peut-être que je vais être moins brillant aux examens mais je me sens mieux dans ma peau donc pour moi c'est positif. Donc je fais un peu autre chose les week-ends, je travaille un minimum hein, au moins une demie journée dans le week-end minimum, mais sinon je fais autre chose (...) sauf bien sûr quand il y a les examens, là on met le coup de bourre (rires) » {Garçon, célibataire, 21 ans ; Père : Kinésithérapeute ; Mère : Sténodactylographe ; Habite seul un studio en location}.
« Enquêté : ça dépend des dépend des périodes, il y a des périodes où on ne travaille pratiquement pas comme en début d'année. Le grand thème à la fac c'est le bal de médecine, et tout le monde s'y met, je veux dire pratiquement (...) et puis quand on s'y met doucement c’est deux ou trois heures par jour puis quand on s'y met sérieusement ça arrive à 10-12 par jour
[...]
M.M. : d'accord, est-ce que vous travaillez les soirs ?
Enquêté : moi oui je travaille énormément le soir, beaucoup plus que le matin ou l'après-midi, le soir ouais, j’ai découvert que j'étais plus concentré à partir de 4 heures de l’après-midi
M.M. : mm, d'accord, et les week-ends vous travaillez aussi ?
Enquêté : Oui ! Pendant les périodes de travail oui tous les week-ends oui » {Garçon, célibataire, 23 ans ; Père : Chef d’équipe ; Mère : Employée de bureau ; Habite seul un appartement dont les parents sont propriétaires}
« M.M. : ouais, et vous travaillez tous les jours en général ?
Enquêtée : j’essaie ! J’essaie mais bon...
M.M. : les jours où vous ne travaillez pas c'est plutôt rare ?
Enquêtée : Oui ! Ah oui !!... Oui, c'est sûr ! (...) dans la semaine c'est vrai que c’est assez difficile je travaille quand j’en ai le courage quand... le week-end je travaille, ça c'est sûr ! Le week-end je fais le boulot que je n’ai pas pu faire pendant la semaine... j’essaie de faire mon boulot, j’essaie de boucler quand même une matière que j’ai pu voir dans la semaine
M.M. : mm, donc en général tout ce qui est relecture de cours, tout ça, ça se fait les week-ends alors ?
Enquêtée : ouais !
M.M. : plus que les soirs ?
Enquêtée : j’essaie de le faire le soir. Mais quand je ne peux pas, je le fais le week-end
M.M. : ouais, vous travaillez plusieurs soirs par semaine ?
Enquêtée : Ouais !
M.M. : si je comprends bien
Enquêtée : ouais ! » {Fille célibataire, 21 ans ; Père : professeur de biochimie ; Mère : sans profession ; étudiante vivant chez ses parents}
« M.M. : combien d'heures est-ce que vous travaillez par jour ?
Enquêtée : quand je travaille (...) 5 heures ! Mais quand je travaille... Il m'arrive des fois de travailler une heure ou une demie heure ou rien
M.M. : il y a certains jours où vous ne travaillez pas ?
Enquêtée : Ah oui oui, (...) ça dépend des périodes mais ça m’arrive
[...]
M.M. : est-ce que vous travaillez les soirs aussi, certaines fois ?
Enquêtée : ouais ben c’est surtout le soir, que je travaille ! (...) Enfin quand je finis mes cours à 5 heures ou à 6 heures, le temps que je rentre, après je fais la sieste parce que sinon je ne peux pas travailler, et après je m’y mets
M.M. : d'accord (...) et les week-ends, vous travaillez?
Enquêtée : Ouais, mm ! Là par exemple comme j’ai eu un examen jeudi je souffle un peu mais sinon je travaille mais pas... enfin une moyenne de 4 à 5 heures par jour quoi, pas énormément...
M.M. : le samedi et le dimanche donc
Enquêtée : Ouais ! » {Fille célibataire, 20 ans ; Père : ouvrier garnisseur ; Mère : sans profession ; habite seule un studio en location}
« Enquêtée : ça varie en fonction du moment dans l'année, je ne sais pas deux trois heures minimum je pense, ouais, deux trois heures je pense
M.M. : (étonné) minimum ?
Enquêtée : c'est pareil si je suis en révision je vais travailler beaucoup plus... mais si je suis au début de l'année et que, (en souriant) je travaille pas du tout (...) là en plus je suis à l'hôpital tous les matins mais autrement dès que je vais arriver ici (chez elle) ça va être je ne sais pas de une heure à 10 heures du soir en prenant très peu de temps pour manger ou des choses comme ça (...) en finissant à 6 heures ouais ça dépend des jours le week-end j'arrive à travailler beaucoup plus (...) des fois je n’arrive pas à travailler donc je ferme tout, mais quand je me mets à travailler une fois que je suis lancée dedans, jusqu'à ce que je sois fatiguée en fait
M.M. : ouais, et il y a des jours où vous ne travaillez pas du tout?
Enquêtée : Ah ouais ! Surtout au début de l'année parce qu’on n'a pas de cours (en riant) déjà mais après je me force à travailler, disons que le week-end au lieu de ne rien faire ben je travaille, enfin je ne travaille pas tout le temps (en souriant) mais disons que j'essaie de travailler le samedi après-midi ou le samedi matin, enfin j'essaie de me forcer un peu, mais c'est peut-être deux trois heures ça fait peut-être beaucoup je ne sais pas je ne me rends pas compte en fait, c'est plutôt par rapport à l'année dernière où je n’avais que les cours, où je n’avais pas hôpital le matin, donc les trois heures c'était pas grand choses quoi je n’avais pas souvent cours l'après-midi donc c'était facile...
[...]
M.M. : est-ce que vous travaillez les soirs certaines fois ?
Enquêtée : Ah ouais ouais ! Ben oui là en ce moment ouais !
M.M. : Tous les soirs presque ?
Enquêtée : ouais à part les vacances mais sinon ouais, ouais parce que je rentre vers 6 heures donc je suis obligée » {Fille, célibataire, 21 ans ; Père : Plâtrier-peintre ; Mère : Employée de crèche ; habite chez ses parents}.’

S’il est des étudiants qui se caractérisent par le fait d’avoir beaucoup d’heures de cours et relativement peu de travail personnel (comme les STS), d’autres qui, à l’inverse, ont un important travail personnel mais peu d’heures d’enseignement, d’autres encore qui ont à la fois peu d’heures de cours et peu de travail personnel, force est de constater que les étudiants médecins de troisième année allient, pour leur part, un emploi du temps universitaire conséquent et un volume de travail personnel important. Un emploi du temps relativement chargé, avec des horaires fixes et des obligations journalières, qui régule le temps quotidien et hebdomadaire des étudiants, un travail personnel volumineux qui n’autorise guère la flânerie et l’irrégularité, l’ensemble maintient ainsi les étudiants médecins de troisième année en activité et imprime à cette dernière une cadence structurante.

En outre, peut-on conclure avec C. Baudelot, R; Benoliel, H. Cukrowicz, R. Establet, les étudiants médecins se distinguent des étudiants sociologues, comme nous le verrons encore par la suite, par une éthique de la besogne « en ce qu’ils privilégient dans leurs études les comportements d’investissement. (...) Assujettis à un travail en cours plus astreignant que dans les autres universités (...), ils s’imposent surtout un travail personnel plus considérable »394 qu’ils considèrent par ailleurs, explicitement dans leurs discours, comme la condition sine qua non de leur réussite aux examens...

Notes
392.

« On constate, écrit Michel Verret, dans l’usage du temps étudiant les mêmes phénomènes d’inversion. Inversion du jour et de la nuit quant au rythme du repos et du travail : les étudiants dorment quand les ouvriers pointent, et c’est quand ceux-ci dorment qu’ils travaillent. Inversion des rythmes hebdomadaires du loisir et du travail : le samedi soir et le dimanche sont devenus pour beaucoup d’étudiants des jours de travail bien que — ou parce que — ils sont pour la plupart des travailleurs professionnalisés les jours traditionnels de loisir. Inversion plus paradoxale encore de la morphologie saisonnière qui sépare les vacances de l’année », VERRET Michel, Le Temps des études, Lille, Université Lille III, 1975, Thèse de doctorat d’État, Université de Paris V, le 29 mai 1974, p.79.

393.

A leurs 23 heures d’enseignement et à leurs stages cliniques, viennent encore s’ajouter 23 heures de travail personnel, dont 7 le week-end, comme le montre l’enquête OVE, LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p.21.

394.

BAUDELOT C., BENOLIEL R., CUKROWICZ H., ESTABLET R., Les Étudiants, l’emploi, la crise, Paris, PCM, 1981, p.82.