I.C. Sentiment de dérégulation intérieure et situation objective de dérégulation

Dans le pire des cas, l’irrégularité temporelle conduit les étudiants les plus fragiles scolairement et socialement, les plus en porte-à-faux vis-à-vis de l’université et de son système, à éprouver avec angoisse un fort « sentiment de dérégulation intérieure, produit par la situation objective de dérégulation »400 dont les manifestations peuvent être non seulement une absence totale d’horaire, une difficulté voire même une incapacité à se mettre au travail et à se prendre en main mais également, comme chez cet étudiant pour lequel nous donnons à lire ci-dessous de larges extraits d’entretien, un état existentiel léthargique, une torpeur et une apathie générales, parfois proche de la déprime voire même de l’état dépressif qui, tant que tels, révèlent des situations de grandes solitudes scolaires...

Extraits des notes ethnographiques

L’entretien est long et difficile à mener. Mon interlocuteur parle avec difficulté, cherche ses mots, commence des phrases qu’il ne termine pas ou les reprend pour les formuler autrement. Il parle avec ses mains qui souvent semblent indispensables à son propos, fonctionnent comme des marqueurs pratiques de son discours. Le langage extra-verbal est une donnée importante de ses propos, et ce d’autant plus dans les moments relativement douloureux de l’entretien, ceux où il évoque ses difficultés dans les études, ses échecs, ses souffrances et sa solitude par rapport à l’université. Mon interlocuteur se fait alors plus hésitant, montre des signes d’angoisse forts, de nervosité. Cet interlocuteur apparaît “perturbé” dès lors qu’il parle de son travail et plus généralement de ses études. Car elles sont pour lui à la source de nombreux conflits, de nombreuses contradictions et semblent se dérouler comme une succession d’épreuves. Cet étudiant explique avec une réelle anxiété les difficultés qu’il rencontre pour se mettre au travail, pour se lever chaque matin et entendre son réveil, pour rendre à temps les travaux qu’on lui demande, etc. Il me dit les angoisses, la torpeur, que la seule idée de travailler éveille en lui, et me raconte ces journées, fréquentes, passées à ne rien faire... Ses termes, ses expressions, ses formulations, indiquent clairement qu’il se sent dépassé par sa propre apathie comme si cet état s’imposait à lui et malgré lui de l’extérieur. Il a beau essayé de se lever chaque matin, de se mettre au travail, de se forcer, il n’y arrive au mieux qu’un temps, l’espace d’une ou deux semaines sans qu’il puisse exercer un contrôle sur lui-même...

‘« Enquêté : En licence j'ai eu des problèmes parce que j'ai beaucoup de euh (...) euh ça a commencé à j'ai... j'ai commencé à manquer de lectures enfin d'acquis parce que je commence seulement peut-être à me mettre à lire
M.M. donc en fait là c'est la troisième année que vous faites votre licence ?
Enquêté : mm, j'ai eu ma première moitié donc ce qui est euh state, informatique, économie, socio spé, la première année, et puis je n'ai pas rendu mon mémoire donc je l’ai retapé [...] puis l'année dernière j'ai carrément arrêté euh j'avais pas le courage... j’ai arrêté à peu près au mois de janvier je crois j'ai complètement arrêté d'y aller, j'ai un petit peu déprimé cette année et puis à la fin je me suis mis à travailler euh mais ffff c'était, c'était déjà la fin de l'année ouais j'ai commencé à la moitié du mois de mai, j'ai travaillé pendant les vacances après, enfin depuis mai jusqu'à (...) fin août, après je suis parti en vacances et je me suis réinscrit... mais l’année dernière je me suis laissé aller en fait je suis resté ici (dans son appartement) j'ai vraiment rien fait je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, et même la première année j'aurais... je crois que j'aurais plus bossé le mémoire parce que je ne l'ai pas rendu du tout en fait, au début je voulais le rendre euh à la séance de rattrapage et euh pendant les vacances je n'ai pas réussi à me mettre à travailler, ça m'angoissait, ça n’allait pas je n'arrivais pas donc euh voilà mais si je l’avais fait j'avais juste ça en fait il me fallait... j'aurais peut-être pu avoir la licence
M.M. : donc en fait vous vous êtes arrêté mais vous comptiez bien en tout cas continuer cette année ?
Enquêté : je ne savais pas très bien, j'avais plutôt envie d'arrêter, peut être de me mettre à chercher du travail et puis euh.. c'était aussi par rapport à mes parents vu que c'est eux qui financent mes études ça m'embêtait un petit peu et puis c'est mon père qui m'a dit que c’était con de ne pas avoir au moins la licence alors voilà... »
« Enquêté : Il y a deux types de journée, il y a les journées sans c’est-à-dire je ne me réveille pas donc je ne fais rien, et les journées où j'arrive à me lever tôt le matin, et je pars à la fac pour travailler parce que ici (c’est-à-dire chez lui) je ne fais rien, je n’arrive pas à travailler chez moi ça me euh (...) je n'arrive pas à me concentrer sur mon travail mais pas du tout quoi... parce que euh il y a la télé ou parce qu’il y a (...) même quand je n’avais pas la télé en fait je trouvais je trouve toujours quelque chose d'autres à faire ou alors je ne fais rien, je passe beaucoup de temps aussi à rien faire, ouais ! donc euh... donc si je veux travailler il faut vraiment que je me déplace et... à la bibliothèque ça va quoi, parce que je suis là bas pour ça. Je ne sais pas comment expliquer ça mais ici j'ai toujours euh (...) (expire) (...) peut-être une angoisse quand je suis devant une feuille ou devant un livre, j'aimerais que ce soit fini déjà et donc ça, j'ai dû mal à me concentrer dessus, je n'arrive pas à lire même un livre ici quoi, un livre euh je veux dire... quelque chose qui me sert pour la fac, parce que l'année dernière quand j'ai arrêté euh de... d'aller à la fac j'ai passé pratiquement deux mois ici à rester et à lire donc je lisais pour moi enfin donc des romans ou des choses comme ça, mais euh je... je me suis pas mis à travailler mon bagage sociologique, j'aurais pu en fait, j'aurais dû même sûrement
M.M. : mm, c’est-à-dire qu'ici, quand il s'agit de travailler ça vous angoisse ?
Enquêté : ouais ouais [...] je ne peux pas l’expliquer ce que je ressens quand je lis un livre ici déjà c'est c'est quand même très compliqué j'ai un peu de mal à suivre, à garder le fil, donc à me concentrer et j'aimerais tellement que ce livre soit fini et l'avoir... et ça me ça me... ouais... ça me... je pense que ça m'angoisse...
M.M. : OK, et quand vous me dites il y a deux types de journées il y a donc celles-ci où vous ne vous réveillez pas c'est-à-dire que vous dormez toute la journée ?
Enquêté : euh je dors jusqu'à midi ou une heure donc après euh impossible de faire... je vais en cours parce que j'ai juste euh mes 4 heures, mes huit heures de cours sont dans l'après-midi et en général c'est pas avant trois heures, donc ça me permet de me réveiller à midi, parce que en général j'essaie de mettre mon réveil tous les matins pour me réveiller, pour aller travailler, et suivant le euh réveil le matin des fois je euh je réussis à me lever tout de suite, des fois c'est impossible, et à ce moment là je reste couché parce que en plus je ne sens pas vraiment euh l'obligation de me lever, je le fais pour moi et c'est pas (...) je sais que si je dois par exemple euh me lever pour euh... parce que bon cette année je travaille avec d'autres personnes sur mon mémoire, donc si on a un rendez-vous le matin, à ce moment là je me lève quoi qu'il arrive parce que je le fais pour quelqu'un d'autres mais euh...
M.M. : il faut qu'il y ait un peu un caractère d'obligation
Enquêté : ouais, beaucoup... et c'est comme ça pour tout en fait je pense pas que c'est (...) si j'ai un travail à rendre ou quelque chose comme ça, je le fais euh (...) (avec angoisse) pratiquement tout le temps au dernier moment parce que je sens donc l'obligation de rendre ce travail qui arrive, alors qu'avant je ne la sens pas » {Garçon, 23 ans, concubin, location d’un studio, sans activité rémunérée, troisième année de licence, Père : petit commerçant, CAP ; Mère : vendeuse, CAP}’

Si les étudiants médecins sont également mais en partie seulement confrontés à ce type de problèmes d’organisation du temps et de leurs activités notamment en ce qui concerne la réalisation de leur travail personnel, le problème ne se pose toutefois pas avec la même acuité qu’en sociologie puisque, contrairement à cette dernière, la part du temps “libre” y est infiniment plus réduite. Non seulement les étudiants médecins ont affaire à des journées pour l’essentiel déterminées et structurées, mais le temps laissé disponible demeure une denrée relativement rare (versus abondante) qui maintient les étudiants dans un état de pression relative et à tout le moins prévient les laisser aller les plus lourds de conséquence et les éventuels décrochages progressifs liés, pour l’essentiel, au manque de soutien, de rythme et d’encadrement des apprentissages des enseignés les plus fragiles scolairement...

Notes
400.

VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, p.704.