III. Tendance spontanée à l’action et temps de travail personnel

Lorsque l’on interroge ces étudiants pour se faire une idée des moments et des heures qu’ils consacrent à leur travail personnel, les réponses disent encore plus clairement la dérégulation temporelle, le spontanéisme, et le faible investissement universitaire qui caractérisent, globalement, leurs pratiques et leurs comportements universitaires. Outre un emploi du temps universitaire relativement ténu et malgré une plus grande disponibilité que les étudiants médecins troisième année (“toutes choses étant égales par ailleurs”), les étudiants de licence de sociologie consacrent, dans l’ensemble, très peu de temps au travail personnel.

Quelques heures seulement par jour et par semaine lui sont généralement consacré, et encore pas tous les jours ni toutes les semaines. Si l’enquête O.V.E.403 permet d’établir que les étudiants de Lettres et Sciences humaines consacrent environ 16 heures de leur temps à la réalisation de leur travail personnel, ce qui déjà est peu compte tenu de la faiblesse de leurs obligations universitaires, les apprentis-sociologues interrogés pour cette enquête sont, pour l’écrasante majorité d’entre eux, largement en-deça de ce volume horaire. Plusieurs éléments viennent en effet confirmer ce constat.

Tout d’abord, l’estimation approximative que certains étudiants sociologues donnent du temps qu’ils consacrent effectivement à leur travail personnel. Nos interlocuteurs qui se risquent à l’évaluer parlent généralement de quatre, cinq ou six heures de travail personnel par semaine. « A côté des cours si je bosse trois quatre heures par semaine, c’est vraiment le maximum, maximum ». « Ça varie entre quatre et six heures par semaine, c’est pas... Il y a des semaines où je ne travaille pas du tout mais il y a des semaines où je travaille plus que d’autres ».

‘« C’est complètement variable, mais en fait ça dépend ce qu’on appelle travailler. Moi, lire un bouquin, ce n’est pas vraiment... prendre des notes ou lire un bouquin, ce n’est pas vraiment du travail, je ne le considère pas comme du travail, ça m’intéresse quoi, si j’ai choisi un sujet, c’est quand même que ça m’intéresse donc c’est après toute la notion qui est ambiguë, mais je travaille quand même peu en terme vraiment travail, regarder les cours, faire des fiches, je travaille peu quand même [...] donc je dois travailler peut-être une ou deux heures dans la semaine... ».’

Vient ensuite à l’appui de ce constat la fréquence avec laquelle ces étudiants invoquent l’inconstance et l’impondérabilité de leurs pratiques. Ils ne savent souvent pas évaluer, même approximativement, le temps qu’ils passent effectivement à la réalisation de leur travail personnel dans la mesure où celui-ci n’est ni régulier ni fixe, mais au contraire fluctue d’un jour sur l’autre, d’une semaine sur l’autre en fonction des circonstances les plus diverses. C’est ainsi que les propos tenus par nos interlocuteurs donnent clairement à voir un investissement scolaire sporadique et chaotique qui multiplient les journées voire même les semaines entièrement chômées, sans qu’il y ait là un événement à caractère extraordinaire.

‘« Ça dépend. Il y a des jours où je ne travaille pas du tout ». « Ah il y a des jours où je ne travaille pas du tout, et il y a des jours où je peux travailler euh... 5-6 heures par jour. Ça varie en fonction de euh (...) je ne sais pas, il y a des soirs où j'ai envie de travailler et je travaille jusqu'à une heure du matin et il y a des soirs où je n'ai pas envie ». « C’est tellement irrégulier, il y a des jours où je ne fais rien à part les horaires de cours ». « Je ne peux pas vous répondre (rires). Il y a souvent des semaines entières où je ne travaille pas ». « Ah ça c'est tellement (...) c'est... des fois je euh pendant... aujourd'hui par exemple je pense que je ne vais rien faire et euh ce week-end j'ai bossé euh (...) 10 heures quoi, c'est vraiment variable. (En riant) Des fois je suis motivée et des fois je ne suis pas motivée, quand j'ai du boulot je me mets au boulot, quand j'ai du travail je travaille, et sinon c'est plutôt quand j'ai envie... Si j'ai un truc à faire, un truc à rendre par exemple, ben là je m'y mets, je me mets au travail euh sans problème, mais sinon il y a des choses... enfin la fac, on a tout le temps des choses à faire, mais c'est un peu dans le long terme comme ça donc là c'est quand j'ai envie ». En outre, rares sont les étudiants sociologues qui affirment travailler régulièrement les soirs ou encore les week-ends.’

Enfin, dernier élément, le travail personnel de ces étudiants s’avère fortement dépendant, dans ses moments, d’une temporalité de l’instant, des pulsions spontanées, de l’« envie », de l’« humeur » du moment, ou des « impératifs » immédiats, bien davantage qu’il n’est le résultat d’une organisation raisonnée ou d’une discipline de travail maîtrisée. Loin de brider les tendances spontanées à l’action, ces étudiants tendent à laisser libre court aux désirs et travaillent, dans une large mesure, au dernier moment, sous la pression des événements lorsque par exemple l’examen se rapprochant rend difficile, voire impossible, le laisser-aller ou le report indéfini du travail personnel.

« Quand j’ai du boulot, je me mets au boulot, quand j’ai du travail, je travaille, et sinon c’est plutôt quand j’ai envie ». Des expressions comme : « ça dépend de mon humeur vu qu’on n’a pas d’impératifs, qu’on nous demande pas de faire ça ça ça pour telle date, ça dépend vraiment de mon humeur », résument parfaitement le rapport de ces étudiants au travail universitaire de même que l’expérience temporelle prédominante dans ce contexte d’études, qui tous deux trouvent pour première condition objective la possibilité laissée par l’emploi du temps institutionnel d’une organisation spontanée des activités.

‘« Parfois je bosse un peu le soir mais c’est plutôt rare, j’avoue que je préfère bosser de temps en temps le week-end. Je ne sais pas, combien je peux bosser par semaine ? A côté des cours si je bosse trois quatre heures par semaine c’est vraiment le maximum, le maximum ! C’est vraiment les grosses semaines on dira parce que au départ je n’ai pas énormément de temps [...] parce qu’à côté de ça j’ai d’autres choses (courses, activité rémunérée, etc.) en plus j’ai des centaines de potes, j’ai ma copine » {Garçon, 21 ans, habite avec sa soeur un appartement dont leurs parents sont propriétaires, surveillant d’externat, à terme ne souhaite pas poursuivre la sociologie}.
« Les heures de cours incluses ça varie entre 4 et 6 heures (par jour), non c'est pas (et est-ce qu'il y a des jours où vous ne travaillez pas ?) ouais ! (souvent ?) (sur un ton qui confirme la fréquence) ça m'arrive oui !... ouais ! Plusieurs fois par semaine, il n’y a pas des semaines où je ne travaille pas du tout mais il y a des semaine où je travaille plus que d'autres (donc vous ne vous dites pas euh... par jour je vais essayer de faire au moins une heure de travail ?) non, pas du tout »
« (est-ce qu’il vous arrive de travailler les soirs ?) non très rarement, parce que je finis assez tard les soirs et... enfin quand je travaille le soir oui je travaille tard le soir, mais ça m'arrive rarement »
« (et les week-ends vous travaillez ?) mm ! pas tous les week-ends mais en principe quand je travaille je travaille les week-ends. Mais c'est très variable, en principe c'est relativement, je suis capable de travailler toute la journée pratiquement, de m'y mettre euh à midi le samedi et d'en ressortir qu'à 8 heures ou 6 heures, bon avec des coupures forcément je ne travaille pas 6 heures d'affilées, mais ouais c'est très variable mais je travaille peut être des fois qu'une heure ou deux heures mais il y a des fois quand euh je m'y mets je m'y mets bien quoi (et ça varie en fonction de quoi le fait que de travailler euh... ?) ça varie en fonction du travail que j'ai à fournir, des impératifs qu'il y a... » {Fille, 22 ans, célibataire, logée chez ses parents, exerce un activité salariée à raison de 8 heures par semaine, souhaite arrêter la sociologie en licence}
« Ah il y a des jour où je travaille pas du tout, (faiblement) et il y a des jours où je peux travailler euh... euh 5-6 heures par jours (alors ça varie en fonction de quoi?) ça varie en fonction de euh (...) de euh je ne sais pas, il y a des soirs où j'ai envie de travailler et je travaille jusqu'à une heure du matin et il y a des soirs où je n'ai pas envie, ça dépend de mon humeur, vu qu'on n'a pas de euh d'impératifs, qu'on nous demande pas de faire ça ça ça pour telle date, ça dépend vraiment de mon humeur (et vous ne vous dites pas par exemple euh j'essaie de travailler minimum une heure par jour ou deux heures ?) je peux me le dire mais je ne le fais pas (sourire) donc euh tant que je n’ai pas de délais je crois que c'est ça le problème quoi... »
« (vous travaillez les soirs parfois ?) j'aime mieux travailler le soir ouais, ça dépend pendant les révisions quand on n'a pas cours euh je travaille toute la journée, et euh le soir j'aurais plutôt tendance à me reposer puis à me coucher tôt pour me lever tôt, sinon je préfère travailler le soir, à partir de 5 heures... »
« (et les week-ends est-ce qu’il vous arrive de travailler ?) ben vu que je travaille le samedi [...] donc travailler pendant le week-end euh franchement depuis un an, je travaille tous les samedis et le dimanche euh je fais du sport et je ne travaille pas, le week-end je le prends pour me détendre, donc c'est assez rare » {Fille, 21 ans, célibataire, habite un petit appartement indépendant en location, activité salariée tous les week-ends, souhaite arrêter la sociologie en licence}.
« Ah ça c'est tellement (...) je ne peux vraiment, c'est... des fois je euh, pendant, aujourd'hui par exemple je pense que je ne vais rien faire et euh ce week-end j'ai bossé euh (...) 10 heures quoi enfin (donc c'est variable) ouais c'est vraiment euh... (et ça varie en fonction de quoi ?) ben (en riant) des fois je suis motivée et des fois je ne suis pas motivée, quand j'ai du boulot je me mets au boulot, quand j'ai du travail je travaille, et sinon c'est plutôt quand j'ai envie. Ce week-end je suis rentrée chez ma mère j'avais envie de travailler j'ai travaillé (et est-ce vous ne vous fixez pas des horaires... même minimums, par exemple deux heures par jour ?) non ! non parce que même si des fois je l'ai fait je ne les respecte pas et après je me prends la tête parce que je ne l'ai pas fait donc (en riant) je préfère ne pas me fixer comme ça »
« (vous ne travaillez pas les soirs en général non plus si j’ai bien compris ?) si ça m'arrive mais euh par exemple si j'ai un truc à faire, je reste ici et je travaille, des fois je travaille ici le soir quand même mais c'est vrai qu'en général euh... je suis tout le temps à droite et à gauche ouais » {Fille, 22 ans, célibataire, location d’un appartement indépendant, sans activité salariée, souhaite poursuivre la sociologie en maîtrise}.’

En définitive, seuls échappent, une fois encore, à ces formes spontanées du travail, les étudiants de sociologie dont le rapport à l’avenir déterminant dans ce contexte d’études les conduit à vouloir devenir enseignant-chercheur et qui puisent ainsi, dans ce projet et cette identification positive, la discipline (l’auto-discipline) nécessaire pour accomplir un travail personnel suivi et régulier...

Notes
403.

L’enquête OVE permet en effet d’affirmer que « Les étudiants de Lettres et Sciences humaines n’ont en moyenne que 18-19 heures de présence à l’université et ne consacrent que 16-17 heures à leur travail personnel par semaine (11-12 heures en semaine et 4-5 heures durant le week-end) », LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Opus cité, p.20.