IV.B. Un absentéisme de désinvestissement

On trouve ensuite des étudiants qui, parce qu’ils ont largement décroché de leurs études 405 , multiplient les absences et ne se rendent plus à la faculté que de manière très irrégulière. Les études de sociologie se situent en marge de leur existence sociale. Ils ne leur consacrent que peu de temps et d’énergie, y travaillent à leurs moments perdus, et, pour une majorité d’entre eux, se trouvent investis dans d’autres activités, notamment salariées. Tout se passe parfois comme si, pour ces derniers, le fait d’être étudiant constituait moins un travail, avec ses obligations, ses impératifs, ses enjeux, ses finalités, qu’une “simple” occupation parmi d’autres, souvent épisodique, qui vaut davantage pour ce qu’elle leur permet encore de revendiquer au présent, à savoir le fait d’être étudiant, que pour l’avenir qu’elle est censée préparer effectivement. Bref, ces étudiants, largement désinvestis de l’étude, ne veulent pas « se prendre la tête » avec la faculté.

Parmi eux, on trouve à la fois des étudiants qui ont décroché de leurs études au bout de quelques mois faute d’intérêt pour la sociologie mais aussi par dilettantisme et oisiveté, faute d’avoir su résister, en raison par exemple d’un éloignement du contrôle parental (une décohabitation) et du faible niveau d’encadrement de la discipline, aux plaisirs de la vie immédiate, menée au jour le jour, comme ceux d’une sociabilité amicale non étudiante pour une bonne part polarisée sur les activités festives en tout genre, sur les voyages, etc. On trouve également des étudiants qui exercent une activité à caractère professionnel, salariée ou non, en tant que pion dans le secondaire par exemple, ou en tant qu’objecteur de conscience, dont l’objet est aussi de mettre un pied dans le monde du travail, de faire autre chose que des études, de ne pas être un “simple” étudiant, et de s’échapper à terme sinon des études en général du moins de la sociologie en particulier.

Pour ces derniers, l’exercice d’une activité salariée interfère parfois avec leurs heures de cours et les empêche de s’y présenter. Mais encore faut-il bien voir que derrière l’incompatibilité d’horaires, l’exercice d’une activité rémunérée est ici une façon, tout particulièrement chez ces étudiants, outre le fait de subvenir à certains besoins matériels, de ne pas tout miser sur des études pour lesquelles ils manifestent peu d’intérêt et dont les diplômes recèlent un valeur sociale faiblement négociable sur le marché du travail. Derrière les pratiques régulières d’absentéisme, liées ou non à l’exercice d’une activité rémunérée, on retrouve ici le caractère faiblement “mobilisateur” de la discipline. En outre, ces étudiants invoquent régulièrement le manque d’envie, le fait de ne pas apprécier un enseignement ou un enseignant, pour expliquer leurs absences aux cours dont les horaires leurs sont pourtant accessibles...

‘« Pour l'instant je n'y fous pas les pieds (à la faculté) enfin pas vraiment non. Là depuis les vacances de Noël j'y suis allé pour les partiels mais sinon je vais récupérer les cours au dernier moment. J’y allais bien au début et puis j’ai décroché, enfin, pour plusieurs raisons pour euh... enfin déjà parce que bon moins j'ai d'heures et euh plus c'est dur d'y aller à chaque fois parce que c'est espacé, plus à chaque fois j'ai des trous donc je perds le rythme... moi déjà en plus je viens de MASS donc j'ai de l'informatique, j'ai de l'économie j'ai des méthodes quantitatives tout ça je l'ai déjà fait... donc déjà ça vire pas mal d'heures euh plein de trucs que je sais pratiquement déjà, bon j'ai quelques trucs à réapprendre euh, informatique ça ça équivaut aux trois premiers mois de première année de MASS donc euh je ne vais pas... je n’ai pas envie de me faire chier pour rien. Donc ça je n’ai pas vraiment envie d'y aller et sinon non enfin ce que je disais au niveau des heures c'est que euh en fait le vendredi j'ai que économie... le lundi j'ai informatique, et le mardi j'ai rien, donc ce qui fait que j'ai vendredi samedi dimanche lundi mardi... où je n'ai rien quoi en gros, où j'ai quelques heures mais c'est même pas la peine d'y aller, donc ça me fait mercredi jeudi de cours, donc je sors jeudi soir euh je ne sais pas je commence à vivre autre chose pendant 5 jours, et au bout de 5 jours j'ai carrément du mal à raccrocher... parce que souvent je pars dans mes trucs, des boulots ou des projets avec des copains des machins vu que j’ai carrément le temps devant moi je projette loin enfin je prévois des trucs qui durent puis après bon c'est sûr qu'après dans ma tête les cours deviennent accessoires puisque... (sourire)... ça fait plus partie des trucs euh importants de ma vie parce que ça ne me prend pas assez de temps » {Garçon, 22 ans, célibataire, location d’un logement indépendant avec un ami non étudiant, souhaite arrêter la sociologie et ne vient pratiquement plus à la faculté. A côté de ses études, cet étudiant fait de la peinture, de la musique, voyage...}
« A part le boulot que je fais régulièrement là je sais que les cours euh j'essaie d'y aller régulièrement mais si un jour j'ai pas envie d'y aller j'y vais pas puis voilà, mais bon, puis je vais aux cours qui m'intéressent, si y a un prof, qui m'intéresse vraiment pas ou avec qui je ne suis pas d'accord je n’y vais pas » {Garçon, 23 ans, célibataire, logement indépendant en location, surveillant d’externat, souhaite arrêter les études en licence et pense faire une objection de conscience pour profiter d’une expérience professionnelle}
« Non, j’assiste à aucune heures de cours, à cause de mon objection de conscience. Parce que j'ai un contrat qui stipule euh 39 heures de services normalement c'est 39 heures euh au service de l'association qui me prend en charge, bon en fait j'ai mon mercredi, bon c'est vrai que euh le mercredi je ne sais pas si j'ai des cours, mais euh non je n’y vais pas parce qu’il y a... j'ai quelqu'un qui me prend tous les cours » ;’

Extraits des notes ethnographiques

Lorsque cet étudiant se met à m’expliquer la nature de l’activité qui est la sienne dans le cadre de son objection, force est de constater la conviction de ses propos qui se font tout d’un coup plus passionnés, plus enthousiastes, incomparablement plus diserts, plus intarissables que sur les autres thèmes de l’entretien. La ferveur que suscite chez lui cette activité se mesure, si l’on peut dire et entre autres choses, quasi matériellement, par l’espace nettement plus volumineux qu’occupent, à la retranscription sur papier, les passages concernés. L’interviewé parle plus longuement, sans véritable interruption et sans hésitation, comme s’il voulait tout dire de son activité. Son objection de conscience dans le cadre de laquelle il occupe peu ou prou la place d’éducateur spécialisé pour handicapés est avant tout et tout à la fois pour lui le moyen de se frotter au métier qu’il souhaiterait exercer, de se constituer une expérience professionnelle avec l’espoir, peut-être, d’y faire ses preuves et ainsi de s’y faire une place. Dans ces conditions, les études de sociologie qu’il mène en dehors de ses trente neuf heures de service civil, apparaissent relativement secondaires dans l’ordre de ses préoccupations présentes et même futures...

‘« On m'a donné un petit peu la responsabilité de quatre enfants handicapés euh donc intégrés en milieu scolaire ordinaire, et voilà le lundi matin et vendredi matin j'ai un enfant qui lui il a été opéré d'une tumeur au cerveau euh il a dû euh subir l'ablation des 3/4 du cervelet, ce qui fait qu'il a perdu énormément de commandes psychomoteurs (sic), donc il a des pertes d'équilibres et ça demande un soutien permanent, donc lui il va à l'école seulement le lundi et le vendredi matin, et donc je suis là à ce moment là pour l’aider. Le mardi matin et jeudi matin, là j'ai un enfant qui a une maladie génétique, du genre une forme de myopathie, et c'est très lourd parce qu’il y a des problèmes respiratoires, il a un corset et en plus lui il est trisomique, alors ça fait vraiment beaucoup, il a des tuyaux d'oxygène, c'est un cas extrêmement lourd, donc là c'est le mardi matin jeudi matin, et euh tous les après-midi donc je suis à l'école Alix Cours Charlemagne dans le 2ème et là j'ai euh un aveugle de euh une heure et demi à deux heure et demi et de deux heures et demi à trois heures et demi j'ai un sourd, un sourd muet, donc ils sont dans les deux classes à côté, ce sont des enfants de 4 ans, ils sont tous en maternelle, et donc le projet pédagogique pour ces enfants c'est uniquement la socialisation [...] voilà donc ça demande une gymnastique euh permanente parce que dans une journée euh j'ai toujours trois clients, et euh à chaque fois il faut que je passe d'un enfant à l'autre avec une concentration, avec une attention particulière parce qu’à chaque fois euh c'est vrai que finalement dans une journée ou dans une semaine je ne les ai pas souvent, il faut toujours être au maximum pour pouvoir euh être euh... être euh... compétent, et c'est c'est difficile ça demande beaucoup de soins euh c'est vrai que c'est lourd (est-ce que c'est un peu ça qui vous a donné l'envie de devenir éducateur ?) Oh ça fait longtemps déjà que je veux être éducateur, c'est pour ça que j’ai fait une fac de socio, bon la sociologie m'a toujours intéressé mais c'était quand même avec le support pour euh intégrer les écoles d'éducateurs, et c'est vrai que cette année me procure une année d'expérience professionnelle, et c'est vrai que c’est une euh... maintenant il faut faire de la gymnastique, des pirouettes pour pouvoir trouver de l’expérience professionnelle parce que c'est tellement difficile d'en avoir, donc ça peut se faire soit par les CES soit par les stages soit par des choses comme ça ». {Garçon, 23 ans, célibataire, logé chez ses grands-parents, objection de conscience en tant qu’éducateur par l’intermédiaire de laquelle il espère pouvoir accéder à un emploi}’
Notes
405.

Pour mettre un pied dans la vie active, pour répondre à des velléités d’indépendance économique, et parce que la sociologie ne constitue pas pour eux une matière aux enjeux scolaires mobilisateurs...