Chapitre 12. Remarques à propos des formes du travail salarié et de la délégation économique

Ce n’est sans doute pas un hasard si l’ancien système de l’internat ressemblait, sur bien des points, à celui de l’institution totalitaire au sens où l’entendait Erwing Goffman : « non seulement l’unité de l’espace de résidence et de l’espace de travail, mais encore la clôture, la soustraction relative au monde, la réglementation détaillée de la vie, la perpétuité de la surveillance »410. En soustrayant les élèves du monde extérieur et en réglant l’ensemble de leurs activités dans le temps programmé, leurs comportements scolaires et extra-scolaires, jour par jour et heure par heure, ne laissant rien au hasard, le système de l’internat réalise les conditions d’existence les mieux faites pour monopoliser toute l’attention de ces derniers sur l’activité de la formation.

L’enfermement des corps et l’enveloppement temporel maximal constitue ainsi le moyen de prévenir les élèves de toute perturbation hétéronome, de toute intrusion du monde extérieur, susceptibles de les détourner des objectifs de la vie institutionnelle, notamment scolaires, comme celles résultant des vicissitudes de la vie “réelle” par exemple, des urgences et des impératifs de la vie économique et sociale dont ils sont, par ce système, effectivement “ab-straits”.

Produits de la scholè, « c’est-à-dire du loisir, de la gratuité, de la finalité sans fin » selon le mot de Pierre Bourdieu, ou, autrement dit, de la distance aux impératifs et aux urgences économiques et sociales les plus pressantes, la pratique intellectuelle, et, en l’occurrence, la pratique étudiante, trouvent pour condition première la possibilité de disposer d’un temps libre, libéré des exigences économiques et des impératifs domestiques les plus lourds de la gestion quotidienne, c’est-à-dire des contraintes temporelles les plus contradictoires avec celles de l’étude.

Etudier demande du temps. Et ce temps qui résulte d’une remise de soi partielle ou totale suppose à son principe la délégation au moins relative du temps de production, qu’il s’agisse de l’économique ou du domestique. Car « Le temps d’étude n’est pas un temps premier. Pour étudier, il faut vivre. Pour vivre, il faut manger. Pour manger, il faut produire. Or l’étude ne produit rien : elle présuppose plutôt la consommation d’un produit déjà fait qu’elle n’a pas fait. Le temps social de l’étude trouve donc sa condition première dans la distribution générale du temps social où il s’inscrit, particulièrement dans la distribution relative du temps de production et du temps de consommation dans leurs différents modes »411.

Dans les faits, l’exercice d’une activité salariée, les obligations domestiques, etc., sont autant d’occupations objectivement concurrentes de l’étude. Concurrentes, elles peuvent d’ailleurs l’être à un double titre. D’une part en ceci que ces activités demandent du temps et de l’énergie, plus ou moins toutefois selon les situations personnelles des étudiants, et fonctionnent ainsi comme autant d’empêchements et d’interférences objectifs qui agissent à l’encontre de l’étude et empiètent sur son temps.

Là où ceux qui, par exemple, vivent encore chez leurs parents et délèguent à d’autres les soucis matériels et économiques, peuvent ainsi trouver les conditions d’une remise de soi c’est-à-dire le moyen de disposer totalement d’eux-mêmes et de leur temps pour se consacrer entièrement à leurs études —, ceux qui, au contraire, subviennent à tout ou partie de leurs besoins matériels et assument les contraintes de la vie quotidienne doivent faire face, dans le pire des cas, à une temporalité polyrythmique, à des changements d’activités, des ruptures et des discontinuités plus ou moins importantes et, dans le meilleur cas, à une restriction de leur temps disponible.

Concurrentes de l’étude, ces activités peuvent l’être également en un sens toutefois quelque peu différent tant les raisons sociales peuvent varier, qui sont à leur principe, et trouver d’autres impératifs sociaux que ceux de la stricte nécessité (économique par exemple). Certains étudiants peuvent certes exercer une activité rémunérée pour payer leurs études et pour leur survie quotidienne. Mais d’autres peuvent le faire pour des raisons bien différentes, comme une activité d’appoint par exemple ou pour mettre un pied dans le monde du travail.

Certains étudiants peuvent n’avoir d’autres choix, pour poursuivre leurs études en université, que de décohabiter du foyer familial. Mais d’aucuns peuvent le faire pour répondre à des velléités d’indépendance... « A la différence du statut de lycéen, être étudiant c’est aussi vivre le passage progressif (...) vers une vie adulte “autonome”, le moment des études supérieures correspondant, étant donné l’âge des étudiants, à un moment particulier du cycle de vie. On peut donc faire une différence entre ceux qui refoulent les pulsions d’autonomie et retardent leur indépendance pour pouvoir se consacrer entièrement à leurs études et ceux qui entrent plus rapidement dans un processus d’autonomisation »412

Parce que les conditions matérielles d’existence, exercice ou non d’une activité salariée, dépendance ou indépendance affective, logement indépendant ou non, obligations domestiques, etc., ne sont pas sans effet sur le rapport au temps et le rapport aux études ; parce que, par ailleurs, les manières dont les étudiants gèrent ces différents aspects de leur existence, en fonction de leurs dispositions sociales et des exigences de leur contexte disciplinaire, sont également parties prenantes de leurs rapports aux études, elles constituent de bons indicateurs sur leurs plus ou moins grandes implication et focalisation scolaires.

De ce point de vue, l’exercice d’une activité salariée s’avère, en sociologie aussi bien qu’en médecine, une pratique relativement fréquente, commune à de nombreux étudiants. Fréquente, elle n’en recouvre pas moins, d’une filière d’études à l’autre, des modalités (nature de l’activité exercée, intensité de l’investissement dans une activité salariée...), des contextes et des orientations différents dont il convient de spécifier le sens, et notamment dans les rapports à l’étude qui, en filigrane, s’y profilent.

En outre, si l’analyse permet de montrer que la contrainte du travail (plus ou moins dans l’ordre de la nécessité ou de l’appoint, de l’occasionnel ou du régulier) affecte inégalement les étudiants selon leurs origines sociales d’appartenance et leurs conditions matérielles d’existence, elle montre également que ce lien ne peut être pensé entièrement en dehors de l’appartenance à une matrice disciplinaire spécifique qui, en la matière, s’avère le fait le plus discriminant. Car les conditions sociales d’appartenance et l’appartenance disciplinaire sont dans les faits et dans leurs effets étroitement interdépendants...

Cela se comprend fort bien si l’on garde à l’esprit que la représentation statistique des différentes catégories sociales d’étudiants est inégale selon les filières d’études (et en l’occurrence en médecine et en sociologie), donc la probabilité d’y rencontrer (en médecine et en sociologie) les fractions de population étudiante les plus directement touchées par la contrainte du travail salarié par exemple (celles les moins dotées sur le plan économique en l’occurrence). Or, ce seul fait modifie le sens et la forme générale que recouvre l’activité salariée dans le cadre des différentes disciplines d’études considérées (disciplines plus ou moins prestigieuses, mobilisatrices, sélectives, encadrées, professionnalisantes, “bourgeoises”...), donc de l’activité salariée parmi les différentes catégories sociales étudiantes selon la filière d’études à laquelle ils appartiennent.

Autrement dit, étant donné le fait qu’étudier en sociologie ou en médecine n’a pas le même sens selon que l’on est fils de médecin ou fils d’ouvrier, que le fait d’exercer une activité salariée n’a pas non plus le même sens selon que l’on est fils de médecin ou fils d’ouvrier, le fait même d’exercer une activité salariée lorsque l’on est fils de médecin ou lorsque l’on est fils d’ouvrier en sociologie ou en médecine a du même coup toutes les chances de recouvrir des réalités sociologiques différenciées, ne serait-ce que parce que dans un cas ou dans l’autre l’ordre des choses n’est plus le même...

Notes
410.

VERRET Michel, Le Temps des études, Lille, Université Lille III, 1975, Thèse de doctorat d’État, Université de Paris V, le 29 mai 1974, p.437.

411.

VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, p35.

412.

LAHIRE Bernard (avec la collaboration de MILLET Mathias et PARDELL Everest), Les Manières d’étudier, Paris, La Documentation française, Cahiers de l’O.V.E. (2), 1997, p.38.