En premier lieu, s’il n’est pas un seul de ces étudiants qui subvient à la totalité de ses besoins matériels par le seul exercice d’une activité salariée, tant s’en faut, ni même à la majeure partie d’entre eux, force est cependant de constater que c’est parmi les étudiants issus des milieux sociaux les moins dotés sur le plan économique ou qui en raison de malheurs familiaux ne peuvent se faire aider financièrement que l’on trouve, non pas le plus grand nombre “d’étudiants salariés”, mais ceux dont l’emploi présente, “toutes choses étant égales par ailleurs”, les volumes horaires les plus importants, ou, pour le dire encore autrement, les contraintes les plus fortes.
‘« Enquêtée : J'ai plusieurs activités en fait. Je garde des enfants de temps en temps mais c'est une fois par mois quoi des trucs comme ça, je donne des colles à des premières années, c'est une à deux fois par mois, et euh je travaille dans un centre de dialyse à Tassin où je suis aide-soignante, je branche et je débranche les patientsC’est parmi ces derniers également que l’on rencontre les seuls étudiants médecins qui, parce qu’ils sont boursiers et ne peuvent être aidés matériellement par leurs parents (ou pas suffisamment), sont contraints à une indépendance économique et domestique relatives pour payer une partie de leurs études et subvenir à une part non négligeable de leurs besoins : logement, études... Pour ceux-là, très minoritaires il est vrai dans notre échantillon, exercer une activité salariée constitue une quasi-obligation (versus un appoint) assumée de préférence durant l’été ou les périodes de congés scolaires précisément pour tenter d’éviter qu’elle ne pénalise de trop leur temps universitaire
Ce sont eux également qui semblent consacrer, par la force des choses, le plus de temps aux tâches domestiques là où les autres soit, s’ils habitent chez leurs parents, se reposent essentiellement sur leur mère (« c’est ma mère (rires), moi je ne fais pratiquement rien à la maison à part si je suis en vacances mais c’est rare » ; « Connais pas ! C’est surtout maman qui s’en occupe. Quand j’ai le temps parce que ça me dérange pas de le faire, je l’aide, bien sûr, mais c’est vrai qu’en rentrant vers cinq ou six heures du soir en ayant un peu de boulot à faire, en revoyant les cours du jour, ce n’est pas toujours évident »), soit, s’ils logent dans un appartement autonome, sont matériellement soutenus par le biais par exemple d’instruments électroménagers et/ou des parents qui leur prêtent main forte occasionnellement.
‘« Enquêtée : Oui, je travaille pendant les vacances mais pas pendant l'année universitaire. Je suis aide-soignante soit dans une clinique soit dans une maison de retraite. Ça donc l’été, puis pendant les vacances de Pâques, non, les vacances de Noël, Pâques je ne sais pas encore. Je fais Noël et puis l'été, des fois les week-ends, mais c'est rareAutrement dit, si l’exercice d’une activité salariée recouvre le plus souvent, dans ce contexte d’études, la forme d’une pratique très marginale à l’étude et sporadique, ce constat concerne plus particulièrement les nombreux étudiants “travailleurs” issus des couches sociales supérieures, dotées sur le plan économique. Fréquemment logés indépendamment du domicile familial mais totalement dépendants des ressources parentales, l’expérience du travail rémunéré relève systématiquement, chez ceux que nous avons rencontrés, d’une “simple” activité d’appoint dont l’objectif manifeste est de disposer d’un pécule personnel 417 .
‘« Enquêtée : l'année dernière je faisais des colles hyper régulières dans un truc privé enfin bon je ne sais pas si tu as entendu parler du CHA ou des choses comme ça, donc là je faisais des colles dans deux euh cours comme ça quoi parallèles, et cette année je le fais plus que dans un et j'ai repris que dans un seul cours pour l'instant, donc euh en début d'année, je n'ai pas commencé, j'ai fait juste là, je commence juste maintenant, mais de temps à autre... » {Fille, 20 ans, Célibataire, logée chez ses parents, propriétaires, Père : Directeur commercial, Mère : au foyer}La différence entre ces étudiants médecins et les autres est d’ailleurs d’autant plus importante si l’on tient compte du fait que, outre les variations dans les volumes horaires effectivement travaillés et dans le montant global des rémunérations perçues, le poids réel des ressources liées au travail salarié dans l’économie générale des besoins des différentes catégories étudiantes n’est pas le même, celui-ci étant logiquement fonction des autres ressources accessibles 418 .
En second lieu, et c’est lié, s’il convient de pointer l’importance des pratiques de délégations économiques (et domestiques) 419 chez les étudiants médecins de troisième année en général puisque, si l’on excepte les quelques étudiants qui pour seules ressources disposent d’une bourse d’études, la totalité d’entre eux sont financièrement pris en charge par leurs parents soit pour l’ensemble de leurs besoins matériels (logement, nourriture, etc.), soit pour une part décisive de ces derniers —, c’est véritablement et une fois encore du côté des étudiants issus des milieux les mieux pourvus en capital économique que l’on trouve les pratiques de délégation les plus marquées et les moins contraignantes.
C’est parmi ces derniers en effet (salariés ou non par ailleurs) que l’on rencontre les seuls étudiants qui peuvent à la fois et retarder le moment de leur indépendance économique et bénéficier déjà pleinement des avantages les plus patents de l’indépendance économique, comme le fait d’être nourris, logés et blanchis mais en dehors du domicile parental, et par exemple dans un appartement dont les parents sont propriétaires. Cela, sans avoir pour autant à supporter les conséquences les plus immédiates de l’une ou l’autre des deux situations, soit en renonçant à son autonomie en logeant au domicile parental, soit en ayant à s’assumer sur les plans financier et matériel, voire même sur le plan de la gestion du quotidien domestique...
‘« Enquêté : C'est sûr qu'on a des conditions d'études plutôt idéales quoi moi j'ai des copains qui euh enfin pour la plupart euh en général nos parents nous assument hein, donc on a déjà pas trop de problèmes financiers, mais j'ai des copains qui ont une bagnole euh et qui l'assument quoi donc euh ça c'est dur à... bon ils font des aide-opératoires et des trucs comme ça. Moi en fait mes parents me paient euh donc le logement, et euh disons les trois quart de la bouffe, et le reste euh c'est moi qui m'en occupeLa portée de ce constat outrepasse d’ailleurs le simple contexte des études médicales puisque si l’on sait que les étudiants enfants de cadres supérieurs sont statistiquement plus nombreux à déclarer une activité régulière, ils sont aussi moins nombreux que les enfants d’ouvriers 1) à travailler à plein temps, 2) et à dépendre en tout ou partie des ressources liées à l’exercice d’une activité salariée, GRUEL Louis, « Les ressources des étudiants et leur évolution », Opus-cité, pp.136-137.
GRUEL Louis, « Les ressources des étudiants et leur évolution », Opus-cité, pp.140-141. Le poids réel des ressources liées au travail salarié n’est en effet pas le même pour l’étudiant qui, par le produit de son activité, gagne mensuellement 2000 francs par exemple mais qui par ailleurs est totalement assumé par ses parents, nourri, blanchi, logé, et pour un étudiant qui, par le produit de son travail, gagne une somme d’argent équivalente mais par celle-ci, doit prendre en charge ses frais d’habillement, d’alimentation, d’études...
Par ces pratiques, qui gagnent ici à être pensées comme autant de techniques de remise de soi, ces étudiants trouvent le moyen de suivre des études dans la distance aux impératifs et aux urgences sociales et économiques les plus pressantes, libérant ainsi le maximum de temps et d’énergie disponibles pour l’étude.