C’est le cas, par exemple, de cet étudiant issu d’un milieu social fortement doté sur le plan économique notamment. Parmi les membres de sa famille, on compte notamment deux oncles PDG, deux grands-pères aujourd’hui retraités qui étaient respectivement PDG et médecin, un frère également PDG d'une entreprise de distribution pharmaceutique, un frère chirurgien, un père chirurgien, un beau-père ingénieur et diplômé d'une grande école, une mère propriétaire immobilier... C’est ainsi que cet étudiant loge dans un appartement indépendant dont sa mère est propriétaire et, bien que totalement dépendant sur le plan économique, profite pleinement des satisfactions matérielles et existentielles liées à l’état d’indépendance économique sans avoir à en assumer les contreparties.
S’il travaille comme colleur dans l’un des cours privés préparant les étudiants médecin de première année au concours, ce n’est certainement pas par nécessité, faute de pouvoir faire autrement... Très peu contraignant, les quelques colles d’anatomie qu’il effectue présentent en outre l’avantage d’être bien rétribuées (c’est une « bonne affaire ») et de lui permettre de disposer à son gré de salles de travail dans ce même cours privé sans avoir à verser de loyers... Le travail salarié420 intervient ici comme un appoint de luxe, non pour répondre aux dépenses de la vie quotidienne mais pour satisfaire des plaisirs éventuellement coûteux (acheter une moto, changer de voiture), un certain niveau de vie...
‘« Enquêté : Je suis colleur, c’est-à-dire que c'est moi qui fait les colles d'anatomie pour les premières années à Lyon Nord donc euh ce qui correspond à ma fac donc ça je le faisais l'année dernière et je continue à le faire cette année, et euh apparemment je vais le continuer pendant plusieurs années parce que le directeur de CAP SUP est content, donc j'ai des liens avec eux euh par ce biaisS’il habite un logement autonome, confortablement meublé, il arrive encore à sa mère de prendre en charge son linge sale, quelquefois de lui faire des courses... Il dispose en outre, dans son appartement, de tout le confort électroménager souhaité (micro-onde, lave-vaisselle, lave-linge, congélateur, four électrique...) qui, d’une certaine manière, contribue à le décharger des tâches domestiques les plus lourdes... Ainsi ne perd-t-il pas son temps à faire les courses, à faire la cuisine, à faire la vaisselle ou le ménage :
‘« Je vais faire mes courses comme ça, j’ai l’habitude, je prends toujours à peu près la même chose, (sourire) je prends du congelé, ça va quoi » ; « le ménage effectivement je le fais mais c’est exceptionnel, disons que j’essaie de salir le moins possible [...] Le ménage (sourire), je ne le fais pas souvent c’est vrai, mais il faut dire que je ne suis pas souvent chez moi, je viens uniquement pour bouffer... quand je bouffe tous les jours ici parce que ce n’est pas toujours le cas, et puis pour dormir ». « La bouffe maintenant j’ai l’habitude et je vais très vite. Si tu veux regarder ma cuisine, j’ai tout quoi, j’ai le four à micro-ondes, j’ai le congélateur, donc j’ai le four normal, j’ai le frigidaire quoi je veux dire j’ai même la machine à laver la vaisselle et le linge dans ma petite cuisine là. Donc euh j’essaie que ça me prenne le moins de temps possible ».’Son appartement, bien situé, est des plus cossus : meubles anciens (buffet, commode, bonnetière, secrétaire, cantou...) très bien entretenus, lithographies, tapis persans, télévision grand écran, magnétoscope, chaîne stéréo... Son intérieur est celui d’une personne déjà “installée”, gagnant correctement sa vie et ne correspond pas à la représentation ordinaire que l’on peut se faire de l’appartement d’un jeune étudiant, assumé par ses parents...
Son père, chirurgien, séparé de sa mère, lui verse une pension alimentaire apparemment conséquente. Cette dernière, outre le fait de mettre à la disposition de son fils un appartement meublé, entièrement équipé, place de l’argent à son nom, lui a ouvert plusieurs comptes bancaires et pour une part les alimente. Plusieurs choses sont à remarquer s’agissant du rapport que cet étudiant entretient à l’argent. Un rapport prodigue tout d’abord. Il dépense facilement, se retrouve régulièrement avec un découvert de deux à trois mille francs, ce qui, comme semble l’indiquer les rires accompagnant ses propos, ne le préoccupe pas plus que cela. Il ne porte pas une attention particulière à l'état de ses comptes, ne paie que par carte bleue, circule en voiture...
En plus de son compte courant, mon interlocuteur possède un CODEVI, un Plan d'Epargne Logement sur lequel il place 300 francs par mois ainsi qu’un compte épargne logement... Son comportement économique a donc toutes les allures de l'aisance et de la facilité et s'oppose en tout point à la parcimonie. Mais derrière ce comportement prodigue, en apparence purement spontané, se cache en réalité une transmission et une planification économiques familialement orchestrées qui, par délégation bancaire, prépare l’avenir, et permet un présent relativement insouciant.
‘« Enquêté : j'ai un CODEVI, c'est ce que tu veux savoir mes autres comptes ? Ben je mets un peu d'argent de côté euh sur un CODEVI, pour euh changer ma voiture, donc je prévois ça et puis j'ai un plan d’épargne logement, et un compte épargne logement. Mais ça, le plan d’épargne logement et le compte épargne logement bon ben c'est ma mère qui me l'a ouvert, c'est moi qui l'approvisionne pour partie, mais je ne l'aurais peut-être pas fait spontanément quoi... mais ma mère a toujours euh elle est dans l'immobilier et elle a toujours voulu qu'on ait chacun notre compte, donc voilà, je mets 300 francs tous les mois dessusLoin d’être un fait isolé dans sa portée sociologique, ce cas de figure se rencontre encore sous des formes certes atténuées (ou moins exemplaires) chez plusieurs autres étudiants médecins enquêtés, tous issus de familles fortement dotées en capital économique... Il permet ainsi de montrer, au delà du cas individuel et dans ce qu’il emporte de plus général, comment certains étudiants socialement privilégiés trouvent dans leur environnement familial les conditions matérielles idéales pour déléguer à d’autres les préoccupations quotidiennes les plus coûteuses en temps et en énergie sans rien perdre, au contraire, de leurs velléités d’autonomie. Ils profitent ainsi à la fois des avantages d’une indépendance économique (logement et budget indépendants, autonomie quotidienne...) sans être économiquement indépendants, et des bénéfices procurés par la remise de soi (totalité du temps disponible pour l’étude, contrainte du travail nulle ou faible...) sans dans le même temps en supporter les astreintes (comme le fait de vivre au domicile parental)... Ceci, là où d’autres, à l’inverse, ne peuvent toujours réunir sinon les conditions matérielles nécessaires à la mise en oeuvre de pratiques de délégation aussi poussées du moins celles qui leur permettraient de les vivre avec aussi peu de contraintes.
Outre les colles effectuées occasionnellement durant l’année universitaire, cet étudiant travail un mois l’été dans l’entreprise pharmaceutique de son frère.