Historiquement nous l’avons vu plus haut dans notre développement —, l’invention de l’écrit fut au principe d’un ensemble de transformations indiscernablement sociales et cognitives dans la manière dont les hommes organisaient les activités sociales et commerçaient entre eux, dans leurs manières d’agir dans le monde, de le penser et de le catégoriser... Loin d’être “à côté” ou “en dehors” du social et loin d’être ce moyen externe de communication, les multiples pratiques scripturales et graphiques qui s’inventent avec le langage écrit sont pleinement constitutives des formes que prennent les liens sociaux entre les hommes et des rapports que ces derniers entretiennent aux choses de la vie, au langage, au temps, à l’espace, aux savoirs, et plus généralement encore à leurs différentes pratiques sociales.
Parce que les multiples pratiques scripturales et graphiques fonctionnent comme autant de dispositifs pratiques d’objectivation de la culture et du langage qui extériorisent et spatialisent les significations, fixent durablement les énoncés et autorisent le retour sur l’information, elles introduisent une distance (un media) entre les mots et les choses, entre l’action et l’imminence du monde et rendent ainsi possible une maîtrise plus symbolique et réflexive des choses de la vie. Maîtriser par écrit le produit de sa propre activité, c’est en effet maîtriser autrement, de façon plus médiatisée et sous une forme plus décontextualisée (objectivée, ab-straite), les principes qui sont à son fondement, sa logique, son déroulement, son fonctionnement, son organisation...
La maîtrise symbolique des choses de la vie peut ainsi en un sens se définir négativement dans la rupture avec la logique pratique (ou l’urgence pratique) telle que l’a définie Pierre Bourdieu et contre laquelle elle s’est pour une part historiquement imposée. « L’idée de logique pratique, logique en soi, sans réflexion consciente ni contrôle logique, est une contradiction dans les termes, qui défie la logique logique. Cette logique paradoxale est celle de toute pratique ou, mieux, de tout sens pratique : happée par ce dont il s'agit, totalement présente au présent et aux fonctions pratiques qu’elle y découvre sous la forme de potentialités objectives, la pratique exclut le retour sur soi (c'est-à-dire sur le passé), ignorant les principes qui la commandent et les possibilités qu’elle enferme et qu'elle ne peut découvrir qu’en les agissant, c’est-à-dire en les déployant dans le temps »422.
Fixer et organiser sa pratique par écrit, pour planifier et préparer son action future, pour répartir et distribuer ses activités dans le temps, pour anticiper une échéance ou se souvenir de choses à faire, c’est toujours à la fois refuser d’agir sur le champ, dans le “feu de l’action”, en reportant le moment d’une action qui aurait pu être accomplie sans délai, hic et nunc, et pré-voir le déroulement d’une activité à venir (un plan d’action) dans un rapport plus calculateur et prévisionnel à l’avenir. En déterminant un temps en retrait de la pratique sociale effective temps durant lequel la pratique peut être agencée, calculée, pré-vue, déterminée, fixée dans ses étapes et ses procédures certains dispositifs écrits tels les listes pour mémoire, les listes de choses à faire, les agendas, les plannings ou les calendriers dont nous parlerons plus particulièrement ici, sont ainsi tout désignés pour fonctionner comme de véritables techniques de contrôle de soi et de son action, de mise en ordre et de mise en forme, réfrénant les tendances spontanées à l’action et participant de rapports plus médiatisés au monde et aux activités sociales.
Ecrire une liste de choses à faire, tenir un agenda ou un calendrier, établir un emploi du temps, c'est toujours répartir les activités sociales dans le temps objectivé et les pré-venir d'un certain nombre d'imprévus ou d'inattendus, bref générer une série de médiations entre le moment où l'on pense agir et le temps de l'action proprement dit, entre la nécessité d’agir et l’action elle-même. Ecrire et répertorier les choses afin de ne pas les oublier, de les prévoir, de les programmer, de les organiser entre elles, c’est faire oeuvre de prévision et de rationalisation dans un rapport au temps et à l'avenir spécifique en rupture avec une temporalité de l’instant. C’est mettre à distance sa propre pratique par le recours à des procédés écrits qui tout à la fois viennent réfléchir et infléchir la pratique et les modalités de sa réalisation dans une temporalité qui est celle de la prévision. C’est dire combien certaines écritures ou certains dispositifs écrits, pour participer pleinement de l’organisation, du déroulement et des formes de l’activité sociale dans son ensemble, peuvent être constitutives de dispositions comportementales et intellectuelles spécifiques, plus gestionnaires et calculatrices.
La répartition de ses activités dans le temps, la détermination de priorités par le recours aux agendas, aux calendriers ou aux listes constituent ainsi un ensemble de techniques dont l’utilisation est indissociable de la mise en oeuvre de dispositions sociales mentales et comportementales spécifiques. Car user d'un agenda par exemple pour répartir ses activités dans le temps, ce n'est pas seulement s'appuyer sur un dispositif technique d'objectivation du temps, c’est également mettre en oeuvre un ensemble de dispositions comportementales historiquement produites qui s'opposent à l'action spontanée et immédiate. Ce qui est en jeu ici, c'est une manière d'être au temps et d’agir dans le monde : noter les choses pour ne pas les oublier, pour se forcer à les faire, pour les mettre en ordre, pour les structurer, pour s’économiser...
Or face à un univers scolaire qui laisse, dans une large mesure et malgré les variations selon les deux filières d’études considérées ici, la gestion des apprentissages personnels à l’initiative des enseignés, l’utilisation de dispositifs scripturaux d’organisation et de planification du temps recouvre une importance capitale puisqu’ils constituent à la fois le moyen de pallier l’affaiblissement des stimulations temporelles extérieures et celui de gouverner de manière plus autonome à la destinée de ses propres pratiques. En la matière, ce sont les plannings, les agendas et les programmes de travail qui, désormais, sont censés remplacer ou compenser, sous la forme d’une auto-prescription, ce qui, au lycée, relevait d'un ordre scolaire plus explicite et impositif. Du lycée à l’Université, on passe en effet d'une régulation extérieure des apprentissages et du temps d'apprentissage, institutionnellement réglés et contraints par les multiples injonctions au travail scolaire (devoirs, exercices, contrôles et interrogations), l’obligation et la surveillance de l’assiduité, l’imposition d’un emploi du temps structuré, l’exercice d’un suivi régulier et répété des enseignés, à une régulation qui, davantage, repose sur l’auto-contrainte « d’étudiants “libres” de travailler ou de ne pas travailler, soumis à un faible rythme d’exercices scolaires, “libres” d’être assidus aux cours ou de ne pas l’être »423.
Le passage du cahier de textes à l'agenda ou au planning peut ainsi marquer, par exemple, le passage de la contrainte extérieure à l'auto-contrainte. A l’Université, il faut apprendre à gouverner par soi-même son travail, à être son propre juge, son propre maître. L’effacement des commandements extérieurs et explicites impliquent qu’ils soient suppléés dans leur action par l’exercice d'un self-government. En la matière, les dispositifs comme les calendriers, les listes, les agendas ou encore les plannings de travail s’avèrent des outils de prime importance dans une organisation plus auto-prescriptive du temps et des activités, en ce qu’ils permettent de raisonner plus explicitement et moins spontanément l’usage que l’on en fait, et en un sens de les “économiser” (dans les deux sens du terme)...
On le comprend donc, les recours plus ou moins fréquents et diversifiés à de tels dispositifs scripturaux et graphiques dans le cadre du travail universitaire peuvent constituer de bons indicateurs sur le rapport des étudiants à leurs études, à leurs apprentissages et à leur matière d’études, ou, autrement dit, sur leurs dispositions sociales, organisationnelles, comportementales et temporelles. On peut ainsi se demander comment les étudiants organisent leurs activités, comment ils travaillent sur le court, le moyen et le long terme, s’ils utilisent ou non, et en quelles occasions, de tels dispositifs scripturaux et graphiques, par exemple pour se contraindre, s’organiser, rationaliser... Bref, « nous avons recherché les indices objectifs d’une présence virtuelle de l’avenir dans l’actualité du présent : l’agenda où se note et s’engage le futur, le programme où s’inscrit le déroulement prévisible de l’année, l’écrit (plan de travail, budget) où se prévoit la dépense d’effort (...). A partir de ces quelques indices nous avons demandé aux agents de porter témoignage sur leurs habitudes de régulation temporelle, nous attachant à confronter leur évaluation subjective aux indices d’évaluation objectivement appréciables »424.
En l’absence de stimulations extérieures et incompressibles (devoirs à rendre, contrôles réguliers...) au travail personnel, certains étudiants peuvent en effet éprouver des difficultés à s'obliger à la production d’un effort scolaire régulier, à organiser ou construire un emploi du temps sur de plus ou moins longues périodes, la propension socialement constituée à occuper et à utiliser rationnellement le temps n'étant pas également répartie, on le sait, selon les individus sociaux. Les étudiants ont ainsi toutes les chances de manifester d’inégales propensions à la gestion et au contrôle de leurs activités dans le temps en fonction non seulement de leurs conditions sociales mais également de leurs filières d’études, de la nature des savoirs à s’approprier et des tâches intellectuelles à réaliser.
Car la planification de son temps de travail personnel est sans doute d’autant plus impérative lorsque les apprentissages supposent la réalisation d’un travail personnel volumineux, lorsque le temps dont on dispose pour ce faire est limité, et que leur succès repose sur de nombreuses réalisations personnelles. Mais la planification de son temps de travail personnel peut dans le même mouvement recouvrir des réalités sociocognitives différentes selon la nature même des savoirs à s’approprier et le type d’apprentissages à effectuer. Elle peut s’avérer inégalement impérieuse et problématique selon que les tâches intellectuelles à réaliser dans le cadre du travail personnel sont ou non de nature relativement routinière, répétitive, ou récurrente, et s’inscrivent ou non dans un schéma de travail pré-défini et éprouvé, habituel et prévisible, qui emporte ou, au contraire, n’emporte pas d’inconnus majeurs : on sait ou non d’emblée ce que l’on doit faire et comment le faire, les mêmes actes sont répétés au fil des jours selon des procédures analogues...
Là où des tâches répétitives peuvent être moins exigeantes en matière de planification de l’action dans la mesure où il est possible, pour les accomplir, de s’en remettre à la force de l’habitude (à son sens pratique en quelque sorte), des tâches intellectuelles d’une nature plus instable, changeante et variable tant dans leurs contenus que dans leurs contours, peuvent au contraire impliquer davantage d’aménagements prévisionnels et rendre la planification de l’action plus indispensable, sauf à trouver dans une sorte d’improvisation pratique leur mode opératoire... Mais dans le même mouvement, le caractère inégalement codifié (structuré, divisé, découpé et défini) des savoirs transmis et des exercices à réaliser est susceptible sinon d’avoir partie liée avec une inégale programmabilité des actes de l’apprentissage du moins de rendre le travail de planification et d’objectivation des activités dans le temps plus ou moins problématique, incertain et mal assuré.
Bref, le problème de la planification de son temps de travail personnel ne se pose pas nécessairement dans les mêmes termes et avec la même acuité lorsqu’il s’agit d’apprendre par coeur, selon des procédures maintes fois éprouvées (relectures et réécritures progressives, récitations écrites, exercices d’entraînements...) une masse de cours dont les contenus délimitent ce qu’il faut connaître, sont déjà découpés et divisés en une série d’unités discursives très précises et cohérentes, distinctes et objectivées (matières, domaines, chapitres, sous-chapitres, énoncés de base, cas cliniques, mécanismes physiologiques...) ; et lorsqu’il s’agit de projeter et d’organiser l’écriture d’un texte, d’un dossier ou d’un mémoire, un travail de recherche et de sélection bibliographiques, de lecture, etc., c’est-à-dire une série d’actes de travail plus ou moins imbriqués les uns aux autres, qui demandent du temps et s’avèrent plus incertains et difficilement séquentiables en de petites unités de travail...
C’est précisément le type de questions que nous souhaitons aborder maintenant afin de saisir dans la variation les formes, les occasions, les fonctions et les conditions qui tout à la fois sous-tendent et organisent les recours éventuels des étudiants médecins et sociologues à des techniques d’objectivation et de structuration du temps dans le cadre de leurs apprentissages disciplinaires...
BOURDIEU Pierre, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p.154.
LAHIRE Bernard, « L’Incorporation du métier d’étudiant en sciences humaines et sociales. Entre raison scolaire et raison pratique », Conférences aux journées : “Programmation et réalisation de pratiques dans l’enseignement universitaire de psychologie”, septembre 1995, Universitat de Barcelona, Facultat de Psicologia.
VERRET Michel, Le Temps des études, Lille, Université Lille III, 1975, Thèse de doctorat d’État, Université de Paris V, le 29 mai 1974, p.632.