Pourtant les étudiants sociologues constituent l’exception qui, malgré l’usage de dispositifs d’objectivation du temps tel que les agendas, calendriers, les mots et les listes..., règlent par écrit leurs apprentissages au fil de l’année universitaire, et produisent un travail rationnel, organisé, méthodiquement conduit, dont la réalisation s’effectue en fonction d’objectifs déterminés et d’une ligne de progression préalablement connue. Ces étudiants multiplient en effet jusque dans leur diversité les indices objectifs d’une organisation spontanée de laquelle il ressort que la régulation temporelle modale du travail personnel se décline au présent, au coup par coup, les modalités de ce dernier se découvrant pratiquement à elles-mêmes, jour après jour, semaine après semaine, à mesure de son avancement.
A écouter ce que disent ces étudiants, on s’aperçoit que le travail s’effectue fréquemment sans préparation explicite, sans que ses lendemains soient toujours connus et définis, au gré certes des envies (« ça dépend comment je suis, si je n’ai pas envie de me mettre au boulot je ne m’y mets pas puis voilà », « c’est l’humeur du moment ») mais également « au hasard des rencontres » et des pérégrinations (« je trouve qu’à tâton on trouve plus de choses »), voire des quelques impératifs qui jalonnent sporadiquement l’année universitaire (ça dépend de mon humeur en fait, non je ne fais pas du tout... non, non ça dépend de ce qui est à rendre, style là l’exposé, je sais que ça faisait longtemps que j’avais à le faire, ben je l’ai fait voilà, je l’ai fait la semaine qui a précédé »)
C’est un cours que l’on reprend à l’occasion (« j’ai toujours des horaires creux à la fac, et des fois je n’ai pas un boulot spontanément qui me vient, enfin, donc je me dis : “bah tiens, je vais relire tous mes cours depuis le début de l’année”, puis je relis puis voilà »). Un livre que l’on a envie de parcourir. Un texte que l’on commence sans l’achever. Une lecture plus difficile et plus longue que prévu. Un exposé à préparer... On pense ce que l’on fait sur le moment (« j’ai même pas l’impression qu’on puisse se dire : “bon maintenant, je vais bosser çi, ça et ça” », « je vais penser à mon dossier parce qu’il faut que j’y pense »). On se détermine « en gros, comme ça ». On se décide sur le champ (« Oh bah je fais en fonction du temps que j’ai et puis de l’échéance qui approche »).
Bref, ces étudiants improvisent et composent fréquemment selon l’événement, « comme ça vient » (« je préfère travailler comme ça vient »), souvent sur le tard et parfois à tâtons, un travail intellectuel dont les pratiques, les orientations et les modalités, pourtant, loin d’être entièrement réglées, découpées et pré-définies de l’extérieur (par exemple par des corpus constitués et délimités, des exercices et des objectifs codifiés comme c’est le cas en DCEM1) demanderaient à être structurées par les étudiants eux-mêmes (« j'avais essayé de travailler... de bouquiner pour euh pour faire la problématique, j'allais travailler euh à la bibliothèque je ne savais pas vraiment ce que j'allais faire mais j'avais soit un livre à lire donc je le lisais soit euh fallait rédiger (...) la problématique donc parce que de toute façon il fallait rendre quelque chose au prof »).
‘« Avant les examens ça m'arrive (d’organiser) en gros comme ça, de voir un peu comment il faut que je travaille même si c'est pas très (...) parce que j'ai une copine (étudiante en philosophie), c'est fou, elle note presque les heures et tout, ce qu’il faut qu’elle fasse (en souriant) moi c'est pas comme ça mais en gros... et puis pour les partiels, je note ce que j'ai à faire [...] j'écris en fait les matières qu'il faut que je révise et en gros par exemple j'écris... si par exemple j'ai une semaine j'essaie de couper un peu dans la semaine : “faudrait que j'ai fait ça à tel moment après ça”, mais c'est plus pour euh en fait je ne les tiens jamais, je ne les suis jamais à la ligne c'est juste pour euh... en gros pour voir, pas bosser une semaine sur les states par exemple (en souriant) si j'ai qu'une semaine pour réviser trois matières [...] (en souriant) comme il y a urgence de toute façon j'ai pas le choix, il faut que ce soit révisé en deux jours (en riant) parce que après il y a autre chose à faire [...] (est-ce que vous le regardez ensuite pour travailler ?) non après c'est dans la tête c'est plus pour faire le point un peu comme ça, avant de commencer puis après je regarde plus trop non » {Étudiante, Père : Artiste peintre et Enseignant à l’École des Arts appliqués de Lyon, Mère : Institutrice spécialisée, Souhaite faire un maîtrise, sans projet professionnel précis}.Et l’on pourrait continuer encore longtemps à multiplier les exemples et les citations qui montrent que pour ces étudiants, et sauf exception432, le temps, la pratique et les activités du travail personnel demeurent « en temps ordinaire » (et dans le meilleur des cas) sinon incalculés du moins inorganisés quand il ne sont pas pour quelques uns tout simplement improgrammables parce qu’imprévisibles (« il y a toujours des imprévus de toute façon, alors ça ne sert à rien »). Les actes, les orientations et les modalités du travail intellectuel personnel trouvent le plus souvent dans une sorte d’improvisation ou de détermination pratique leur mode opératoire habituel... On peut d’ailleurs comprendre aisément qu’il en soit ainsi dans un univers où, comme nous l’avons indiqué, l’envie, l’humeur, l’occasion, le moment, le « feeling », etc., occupent une place aussi déterminante non seulement dans la mise au travail des étudiants mais également dans sa conception.
Rares sont par exemple et le mot demeure faible les étudiants de licence de sociologie interrogés qui établissent pour leur compte personnel, sous la forme de mots ou de listes, un programme de lectures défini et systématique (« en passant dans les rayons de la bibliothèque, je me dis “ah, tiens, celui-là, il doit quand même être intéressant”, donc je regarde les sommaires et si je me suis planté je le repose, c’est vraiment sur le rayon que je fais comme ça ») alors que les logiques de connaissance qui prévalent dans ce contexte d’études, pour une bonne part basées sur un travail de documentation et la fréquentation des auteurs, l’exigeraient (« je ne me fais pas des listes en me disant il faudra lire ça ça ça, non (rires) »). Mais encore faudrait-il, pour ce faire, que ces étudiants en perçoivent l’intérêt, sachent anticiper leurs recherches, leurs cheminements, leurs besoins lectoraux ou intellectuels autrement que dans le temps immédiat, et ce qu’ils sont en droit d’attendre de leurs différentes lectures, ce que l’analyse est loin de révéler, bien au contraire.
Nombreux sont ceux également (une bonne moitié) qui se lancent dans la rédaction d’un texte, d’une analyse, d’une problématique, d’un dossier, d’une dissertation, etc., sans en déterminer et en connaître les aboutissements, sans au préalable établir un schéma des idées à développer ou un plan d’argumentation, préférant ainsi aux méthodes rationnelles et aux moyens matériels les plus basiques de domestication de la pensée, faute de pouvoir faire autrement et/ou faute d’en supporter la contrainte, la spontanéité de l’inspiration du moment et l’impression de “liberté” qu’elle leur procure.
« Je ne sais pas faire un plan, enfin ce n’est pas que je ne sache pas mais... ça m’agace (en souriant) de faire un plan, ça m’énerve... ça me... ça me déroute en plus de faire un plan parce que généralement je fais beaucoup au feeling, enfin ça me vient après coup et si j’ai fait un plan euh ça va me limiter, j'ai l'impression que ça me limite dans mes idées (...) ça me semble comme euh une cage en fait, je ne peux pas en sortir et puis non, parce que moi je euh (...) ou il m’arrive d'avoir une idée euh sur le coup... et de la sortir puis (en souriant) ça m’a réussi au bac de philo... », nous explique, par exemple, l’une de nos interlocutrices qui, pourtant pressée d’obtenir sa licence de sociologie et tendant à discipliner son travail en conséquence, ne compte ni au nombre des étudiants les plus hédonistes ni au nombre des plus dilettantes. « J’ai essayé deux trois fois peut-être de faire un plan et... ptt ça a été la cata donc euh... ».
La logique propitiatoire l’emporte donc sur la méthode rationnelle qui, selon elle, n’a pas fait ses preuves, bien au contraire. Cette logique, nous la retrouvons fréquemment en filigrane dans les discours de ces étudiants (mieux vaut parfois ne pas trop s’organiser ; ne pas trop préparer un examen permet parfois de mieux le réussir, nous disent parfois nos interlocuteurs) qui expriment ainsi tout à la fois leur incurie et leur inexpérience, leur naïveté et leur désarroi, leur dilettantisme quelquefois, face aux études et aux tâches intellectuelles qui leur sont proposées.
En outre, les discours que tiennent bon nombre de nos enquêtés lorsqu’on les interroge sur leurs éventuels recours aux pratiques d'écriture, listes, petits mots divers, agendas et calendriers, etc., bref sur les différentes manières par lesquelles ils s’organisent et agencent leurs différentes activités et occupations, profilent clairement des modes d’organisation d’où les “préoccupations” de rationalisation sont peu présentes, voire absentes. L’agencement et la régulation des différentes activités ne font pas ainsi l’objet d'une attention particulière. Ce qui prime dans ce type d’organisation est l’absence de régularité dans la production d’efforts visant à réguler la pratique sociale. Pas de procédés systématiques ni de procédures systématiquement mis en oeuvre : les dispositifs écrits multiples qui permettent de planifier la pratique n’occupent, au mieux, qu’une place toute relative dans la conduite des activités.
On s’organise plus ou moins sur le “tas”, plus ou moins dans le moment de l’effectuation de la pratique. Et parce qu’il semble que l’on se refuse à prévoir, à régler, à déterminer, à fixer méthodiquement les événements de la pratique, les choses sont souvent traitées dans l’ordre de leurs apparitions : ce sont essentiellement, semble-t-il, les nécessités de la pratique qui dictent la nécessité d’agir. Somme toute, l’imminence, donc l’immédiateté, constitue clairement et une fois encore sauf exception, en cours d’année, le mode de régulation temporelle dominant de la mise au travail de cette population étudiante dans l’exécution des tâches prescrites. « L’ethos temporel » de cette dernière se situe ainsi plus près de « l’ethos de la prévoyance » de ceux qui travaillent « à la demande des tâches ou à la commande des oeuvres (...) que de la prévision »433 qui requiert la maîtrise des moyens matériels de la maîtrise du temps et la propension à l’objectivation et la rationalisation scripturale de l’action en rupture avec la temporalité de l’instant et les tendances spontanées à l’action...
A tout cela, plusieurs raisons qui peuvent être rapidement invoquées. Le fait tout d’abord que les étudiants de licence de sociologie, en raison notamment des faibles contraintes institutionnelles qui leur sont imposées et du caractère peu explicite et défini du travail à fournir, traversent certaines périodes de l’année universitaire en ayant l’impression au demeurant trompeuse qu’ils n’ont sinon rien à faire du moins pas grand chose en terme de travail personnel notamment, mais aussi en terme d’horaires de cours, d’occupations universitaires, de disposer de tout leur temps, et donc d’avoir peu d’affaires à penser et à organiser par écrit.
« En temps ordinaire », entendons par là lors des “temps morts” de l’année universitaire, le temps n’est pas compté. Il n’est pas un bien rare mais abondant que l’on peut facilement gaspiller sans risquer de sanctions immédiates. Les obligations, les travaux à rendre, les impératifs ne se bousculent pas. Il est alors non seulement possible de travailler “à son rythme”, calmement, « sur le long terme », de prendre son temps, mais aussi de travailler en fonction de telle ou telle échéance particulière, « en gros, comme ça », c’est-à-dire sans prévoir, sans organiser les choses.
Ensuite, et c’est lié, le caractère une fois encore faiblement vocationnel de la matière étudiée conduit également un nombre conséquent d’étudiants sociologues, par un effet de redoublement, soit à privilégier d’autres centres d’intérêts que les études, soit à faire juste ce qu’il faut faire pour espérer décrocher le certificat final, soit, en l’absence de scansions et d’injonctions temporelles impératives et régulières, de prescriptions claires, à demeurer dans une sorte d’expectative hasardeuse, à travailler sous l’effet de l’imminence, peu ou prou à la dernière minute et dans l’instant, nous l’avons déjà vu... L’intérêt timoré que ces étudiants portent globalement à leur matière d’études et à l’avenir qu’elle prépare est ainsi, souvent, au principe d’un investissement scolaire de circonstances dans le cadre duquel ces derniers reportent le plus tard possible le moment du traitement de leurs obligations universitaires et de leur travail personnel, et avec lui, logiquement, les questions d’organisation.
L’exception concerne en l’occurrence les quelques étudiants sociologues dont nous avons déjà parlé plus haut. A savoir, ceux qui projettent leur avenir en doctorat et se passionnent de sociologie, et ceux qui n’ont pas le droit à l’erreur...
VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, pp.645-646.