III.A. L’improvisation pratique, mode dominant de régulation des activités d’apprentissage des étudiants sociologues

Pourtant les étudiants sociologues constituent l’exception qui, malgré l’usage de dispositifs d’objectivation du temps tel que les agendas, calendriers, les mots et les listes..., règlent par écrit leurs apprentissages au fil de l’année universitaire, et produisent un travail rationnel, organisé, méthodiquement conduit, dont la réalisation s’effectue en fonction d’objectifs déterminés et d’une ligne de progression préalablement connue. Ces étudiants multiplient en effet jusque dans leur diversité les indices objectifs d’une organisation spontanée de laquelle il ressort que la régulation temporelle modale du travail personnel se décline au présent, au coup par coup, les modalités de ce dernier se découvrant pratiquement à elles-mêmes, jour après jour, semaine après semaine, à mesure de son avancement.

A écouter ce que disent ces étudiants, on s’aperçoit que le travail s’effectue fréquemment sans préparation explicite, sans que ses lendemains soient toujours connus et définis, au gré certes des envies (« ça dépend comment je suis, si je n’ai pas envie de me mettre au boulot je ne m’y mets pas puis voilà », « c’est l’humeur du moment ») mais également « au hasard des rencontres » et des pérégrinations (« je trouve qu’à tâton on trouve plus de choses »), voire des quelques impératifs qui jalonnent sporadiquement l’année universitaire (ça dépend de mon humeur en fait, non je ne fais pas du tout... non, non ça dépend de ce qui est à rendre, style là l’exposé, je sais que ça faisait longtemps que j’avais à le faire, ben je l’ai fait voilà, je l’ai fait la semaine qui a précédé »)

C’est un cours que l’on reprend à l’occasion (« j’ai toujours des horaires creux à la fac, et des fois je n’ai pas un boulot spontanément qui me vient, enfin, donc je me dis : “bah tiens, je vais relire tous mes cours depuis le début de l’année”, puis je relis puis voilà »). Un livre que l’on a envie de parcourir. Un texte que l’on commence sans l’achever. Une lecture plus difficile et plus longue que prévu. Un exposé à préparer... On pense ce que l’on fait sur le moment (« j’ai même pas l’impression qu’on puisse se dire : “bon maintenant, je vais bosser çi, ça et ça” », « je vais penser à mon dossier parce qu’il faut que j’y pense »). On se détermine « en gros, comme ça ». On se décide sur le champ (« Oh bah je fais en fonction du temps que j’ai et puis de l’échéance qui approche »).

Bref, ces étudiants improvisent et composent fréquemment selon l’événement, « comme ça vient » (« je préfère travailler comme ça vient »), souvent sur le tard et parfois à tâtons, un travail intellectuel dont les pratiques, les orientations et les modalités, pourtant, loin d’être entièrement réglées, découpées et pré-définies de l’extérieur (par exemple par des corpus constitués et délimités, des exercices et des objectifs codifiés comme c’est le cas en DCEM1) demanderaient à être structurées par les étudiants eux-mêmes (« j'avais essayé de travailler... de bouquiner pour euh pour faire la problématique, j'allais travailler euh à la bibliothèque je ne savais pas vraiment ce que j'allais faire mais j'avais soit un livre à lire donc je le lisais soit euh fallait rédiger (...) la problématique donc parce que de toute façon il fallait rendre quelque chose au prof »).

‘« Avant les examens ça m'arrive (d’organiser) en gros comme ça, de voir un peu comment il faut que je travaille même si c'est pas très (...) parce que j'ai une copine (étudiante en philosophie), c'est fou, elle note presque les heures et tout, ce qu’il faut qu’elle fasse (en souriant) moi c'est pas comme ça mais en gros... et puis pour les partiels, je note ce que j'ai à faire [...] j'écris en fait les matières qu'il faut que je révise et en gros par exemple j'écris... si par exemple j'ai une semaine j'essaie de couper un peu dans la semaine : “faudrait que j'ai fait ça à tel moment après ça”, mais c'est plus pour euh en fait je ne les tiens jamais, je ne les suis jamais à la ligne c'est juste pour euh... en gros pour voir, pas bosser une semaine sur les states par exemple (en souriant) si j'ai qu'une semaine pour réviser trois matières [...] (en souriant) comme il y a urgence de toute façon j'ai pas le choix, il faut que ce soit révisé en deux jours (en riant) parce que après il y a autre chose à faire [...] (est-ce que vous le regardez ensuite pour travailler ?) non après c'est dans la tête c'est plus pour faire le point un peu comme ça, avant de commencer puis après je regarde plus trop non » {Étudiante, Père : Artiste peintre et Enseignant à l’École des Arts appliqués de Lyon, Mère : Institutrice spécialisée, Souhaite faire un maîtrise, sans projet professionnel précis}.
« M.M. : alors est-ce qu'il t'arrive de te faire des plannings pour le travail... que ce soit sur une journée une semaine, sur un mois ou davantage ?
Enquêté : Ah non, jamais !
M.M. : Jamais !?... Même pas par exemple en période de révisions ?
Enquêté : Non, en période de révisions non plus, je sais les dates d'examen donc euh après je m'organise euh pour réviser en fonction, mais euh je ne note rien, je ne planifie rien
M.M. : D'accord, et tu euh ne notes jamais par exemple euh, je ne sais pas moi... sur une journée euh... de “10 à midi je fais tel truc, de deux heures à six heures” /
Enquêté : / Non, jamais, tt tt ! Je fais les choses un peu comme ça... comme elles viennent quoi, je fais ce que... je sais pas si j’ai quelque chose à faire, ben je le fais, et puis euh quand je pense à un truc de précis où je me dis : “faudrait que je le fasse”... mais sinon non, je note pas... je ne note rien, si je sais qu'il y a un matin où je dois me lever ben je me lève pour euh faire ce que j'ai à faire quoi soit pour travailler soit pour faire autre chose, mais euh je ne note rien » {Étudiant, Père : Ouvrier mouliste, Mère : Employée dans une grande surface, Souhaite faire une maîtrise, sans projet professionnel précis}.
M.M. : Est-ce qu'il t'arrive de te faire des plannings pour ton travail ?
Enquêtée : de travail... sur une journée par exemple ?
M.M. : par exemple oui ou sur une semaine ou encore davantage
Enquêtée : Non... enfin dans la tête mais pas... jamais noté non
M.M. : ouais, tu n’écris jamais par exemple euh “lundi admettons euh de 8 à 10, faire tel truc euh de 10 à midi”, ou par jour ou par semaine... non ?!
Enquêtée : Non non je euh de toute façon je sais que je ne vais pas le respecter donc euh... je... non, non je ne le fais pas... c'est plus dans la tête
M.M. : D'accord, et est-ce que par contre il t'arrive de faire euh des listes de choses à faire par rapport à ton travail toujours ?
Enquêtée : (sans comprendre) à mon travail ? en tant qu'étudiante ? Ben justement non ! Non s’il y a des trucs que je prévois je dis : “bon demain euh je suis... je suis à la fac de telle heure à telle heure je vais pouvoir euh bosser de telle heure à telle heure euh... non mais je euh non j'ai rien de euh... » {Étudiante, activité professionnelle : infirmière, Père : Expert-agricole, Mère : Institutrice}.
« (Plannings ?) Oui, ça m'est arrivé euh de faire une liste de choses à faire dans la journée, mais pas spécialement avec une heure, parce que si je mets une heure de toute façon j'ai un peu de mal à la respecter [...] mais des plannings donc pour organiser mon temps, mon travail euh jamais non (et euh les listes de choses à faire vous en faites aussi par rapport à votre travail ou c'est uniquement pour des trucs personnels ?) c'est des trucs personnels uniquement, par rapport à mon travail euh non, jamais ! (...) Là j'étais plutôt bien parti cette année et puis là maintenant je commence à... ralentir quoi... par rapport toujours à mon mémoire parce qu’en fait cette année ce qui me (...) la priorité pour mon travail cette année c'est mon mémoire alors je pourrais aussi euh bon, relire mes cours ou faire des choses comme ça mais en fait une fois que j'ai noté le cours j'ai tendance à l'oublier, et à le laisser, donc la seule chose qui me... qui me prenne du temps pour la fac c'est mon mémoire, et j'avais essayé de travailler... de bouquiner pour euh pour faire la problématique, j'allais travailler euh à la bibliothèque je ne savais pas vraiment ce que j'allais faire mais j'avais soit un livre à lire donc je le lisais soit euh fallait rédiger (...) la problématique donc parce que de toute façon il fallait rendre quelque chose au prof... (d'accord, donc c'est assez rare que vous fassiez une liste de choses à faire par rapport à votre travail ?) par rapport au travail ouais, c'est même inexistant... la dernière que j’ai faite, c'était peut-être euh... euh il y a peut-être plus d'un an je ne sais pas » {Étudiant, Père : Propriétaire d’un bar de campagne, Mère : vendeuse, Souhaite faire une maîtrise, sans projet professionnel précis}.
« M.M. : Alors tu me dis que tu fais parfois des fiches de synthèse pour quelques cours, alors lesquels, euh quels sont les cours où pour lesquels tu en fais ?
Enquêtée : euh pffff (...) ben alors là euh ça dépend de mon humeur en fait, franchement euh comme ça avant (de le faire) je ne peux pas te dire euh lequel aura droit euh... ouais, ça dépend vraiment de mon de mon humeur quoi, de mon courage aussi... comme ça je ne pourrais pas te dire euh... pffff non, ça dépendra vraiment de mon avance ou de mon retard aussi, de mon courage euh... non à l'avance comme ça non [...]
M.M. : et quand tu en fais, ce sont plutôt des résumés de cours ou... ?
Enquêtée : Non, il y a quand même euh pas mal de trucs quoi c'est pas... pffff puis ça ouais ça dépend tellement de mon humeur que euh si c'est un truc qui m'intéresse je vais avoir tendance à m'étaler un peu dans les détails et tout euh, si c'est un cours que j'ai suivi régulièrement euh donc là ça va être euh que j'ai bien assimilé et tout ça va être euh plus en style télégraphique tu vois, bon, si c'est un cours assez dense euh, ouais je vais peut-être plus me (...) je vais être plus ouais... plus développée quoi dans mes notes » {Étudiante, Père : Directeur général, Mère : sans profession, Souhaite faire une maîtrise, sans projet professionnel précis}
« Je lis pas obligatoirement les bouquins en quoi en fait j'ai plein de bouquins qui sont commencés et... mais j'en ai trop en fait, j'arrive pas à sélectionner ce qu'il faut que je lise d'abord je n'arrive pas à mettre des priorités sur les bouquins que je dois lire, et donc j'en commence plein et je les finis pas... tout me paraît tellement intéressant (en souriant) si tu veux que j'en lis plusieurs et puis euh je vais pas au bout je euh... j'ai toujours un ou deux bouquins dans mon sac je vais les lire euh dès que j'ai un moment mais en fait euh c'est un très mauvais procédé parce que c'est euh c'est des moments... où j'ai un bout de temps mais c'est trop court et en fait je vais euh par exemple prendre le transport en commun je vais continuer tel ou tel bouquin, je vais lire euh peut-être 5 pages et puis ensuite euh... [...] et euh en fait euh... ptt... c'est pas obligatoirement, c'est pas bénéfique je ne profite pas assez de cette lecture parce que euh, je lis trop de trucs à la fois et ensuite euh, fuit je euh... du coup il y a des bouquins que je lis pendant euh un deux mois et ça m'est très dur de les reprendre quoi, il faut que je revienne pour euh reprendre le fil, et donc je perds beaucoup de temps quoi à faire ça, il faudrait que je me consacre à par exemple euh seulement deux bouquins et que je les lise à fond et qu'ensuite je passe aux autres, en fait je grappille et euh c'est très mauvais parce que euh du coup je fais euh je fais tout à moitié (en riant) je suis quelqu'un qui fait tout à moitié (et pourquoi tu fais comme ça ?) ben parce que ces livres m'intéressent voilà, au départ je veux faire une lecture exhaustive et puis voilà je laisse euh tout traîner (...) problème de priorités, et de motivation derrière ça je veux dire euh... ça va de pair [...] en fait euh je n'arrive pas à donner la priorité à tel ou tel bouquin parce qu’il y a trop de trucs à lire... » {Étudiante, Père : VRP, Mère : Secrétaire, souhaite faire les IUFM}
« (A propos du respect des délais impartis pour rendre un travail) Ah ben de toute façon, quoi qu’il arrive, ça peut être pour le lendemain et si j’ai rien fait je vais passer ma journée et ma nuit s’il le faut hein, de toute façon c’est clair, (en souriant) mais euh (...) en début d’année j’ai passé un week-end parce que je n’avais rien foutu avant et... vendredi samedi dimanche (en riant) ça été mon projet et rien d’autre, mais sinon euh si j’ai du temps euh (4 secondes) je co... enfin je ne sais pas, l’année dernière on avait des fiches de lecture par exemple euh j’ai commencé tout de suite quoi je n’ai pas attendu, j’y ai passé un temps fou c’est sûr, mais euh... dès qu’on a eu le travail à faire je l’ai commencé, mais sinon euh... mais je n’ai jamais rien rendu en retard ou alors je ne m’en souviens pas (donc vous essayez de vous organiser un peu à l’avance, de prévoir ce qu’il faut faire ?) ça dépend si ça me plaît ou pas aussi donc euh, là je sais que mon projet j’ai attendu jusqu’au dernier moment parce que... me retrouver devant ma feuille (en riant) c’est euh... je ne le concevais pas, je n’arrivais... je ne savais pas ce qu’il fallait que j’écrive donc euh... mais j’avais pas le choix c’était pour le lundi suivant, (en souriant) il fallait rendre le lundi 10 heures et je me suis dis le vendredi... je me suis levée en me disant tu dois le faire point (rires), je n’avais pas le choix et je l’ai rendu... la note n’a pas été très convaincante m’enfin je l’ai rendu à temps (d’accord, et est-ce que vous essayez de planifier un peu tout ça, de vous dire euh j’ai donc cette chose à rendre euh il faut que je procède de telle et telle manière en vous donnant des objectifs, des délais à respecter... ?) Non, parce que à la fac on n’a pas tellement de (...) enfin pas tellement de choses à rendre en fait donc c’est vrai que c’est plus difficile de planifier, de prévoir euh je sais que j’ai un dossier en psycho c’est mon option et je me suis dit avant les vacances de février il sera fini, ça on peut le caler pendant les vacances de février mais sinon euh... non... ça vient au moment où ça vient donc euh... je pense que c’est plus le jour où on a envie de bosser en socio, on trouve toujours quelque chose à faire je veux dire euh prendre un bouquin, à la limite relire ses cours ou euh... mais on n’a pas de choses concrètes à rendre, les fiches de lecture j’en ai deux l’année dernière j’en ai pas eues, donc là par contre oui c’était à planifier parce qu’il fallait euh rendre à telle date, il y avait deux bouquins, il y en avait un plus long que l’autre, un plus dur que l’autre donc dans ces cas là on peut se permettre de planifier mais sinon euh... d’ailleurs je trouve que c’est ce qu’il y a d’un peu dommage parce qu’on ne sait pas vraiment où on en est quoi au niveau du travail, il y je ne sais pas... il y a des moments on a l’impression de ne rien faire et puis au moment où il y a un dossier à faire c’est tout euh (...) il faut... je trouve qu’il faut bosser enfin... je ne sais pas si c’est moi qui m’y prend mal, c’est possible aussi, mais euh il y a des périodes à la fac où il faut (en souriant) bosser, il faut s’y mettre à fond puis il y a des périodes où c’est... où on a tout son temps, enfin, c’est l’impression que j’ai en tout cas [...] il y a des moments je vais en cours mais j’ai l’impression que la socio c’est très loin de moi, alors qu’il y a des moments euh quand j’ai eu mon exposé à préparer pendant 15 jours euh j’étais dans mon bouquin et j’étais (en souriant) c’était que ça jours et nuits, il n’y avait rien d’autre, donc euh je ne sais pas mais j’imagine qu’il y a des gens qui lisent beaucoup et qui l’ont toujours en tête mais euh moi, je ne sais pas, c’est par périodes » {Étudiante, Père : Contremaître, Mère : sans profession, souhaite entrer dans une école d’assistante sociale}.’

Et l’on pourrait continuer encore longtemps à multiplier les exemples et les citations qui montrent que pour ces étudiants, et sauf exception432, le temps, la pratique et les activités du travail personnel demeurent « en temps ordinaire » (et dans le meilleur des cas) sinon incalculés du moins inorganisés quand il ne sont pas pour quelques uns tout simplement improgrammables parce qu’imprévisibles (« il y a toujours des imprévus de toute façon, alors ça ne sert à rien »). Les actes, les orientations et les modalités du travail intellectuel personnel trouvent le plus souvent dans une sorte d’improvisation ou de détermination pratique leur mode opératoire habituel... On peut d’ailleurs comprendre aisément qu’il en soit ainsi dans un univers où, comme nous l’avons indiqué, l’envie, l’humeur, l’occasion, le moment, le « feeling », etc., occupent une place aussi déterminante non seulement dans la mise au travail des étudiants mais également dans sa conception.

Rares sont par exemple et le mot demeure faible les étudiants de licence de sociologie interrogés qui établissent pour leur compte personnel, sous la forme de mots ou de listes, un programme de lectures défini et systématique (« en passant dans les rayons de la bibliothèque, je me dis “ah, tiens, celui-là, il doit quand même être intéressant”, donc je regarde les sommaires et si je me suis planté je le repose, c’est vraiment sur le rayon que je fais comme ça ») alors que les logiques de connaissance qui prévalent dans ce contexte d’études, pour une bonne part basées sur un travail de documentation et la fréquentation des auteurs, l’exigeraient (« je ne me fais pas des listes en me disant il faudra lire ça ça ça, non (rires) »). Mais encore faudrait-il, pour ce faire, que ces étudiants en perçoivent l’intérêt, sachent anticiper leurs recherches, leurs cheminements, leurs besoins lectoraux ou intellectuels autrement que dans le temps immédiat, et ce qu’ils sont en droit d’attendre de leurs différentes lectures, ce que l’analyse est loin de révéler, bien au contraire.

Nombreux sont ceux également (une bonne moitié) qui se lancent dans la rédaction d’un texte, d’une analyse, d’une problématique, d’un dossier, d’une dissertation, etc., sans en déterminer et en connaître les aboutissements, sans au préalable établir un schéma des idées à développer ou un plan d’argumentation, préférant ainsi aux méthodes rationnelles et aux moyens matériels les plus basiques de domestication de la pensée, faute de pouvoir faire autrement et/ou faute d’en supporter la contrainte, la spontanéité de l’inspiration du moment et l’impression de “liberté” qu’elle leur procure.

« Je ne sais pas faire un plan, enfin ce n’est pas que je ne sache pas mais... ça m’agace (en souriant) de faire un plan, ça m’énerve... ça me... ça me déroute en plus de faire un plan parce que généralement je fais beaucoup au feeling, enfin ça me vient après coup et si j’ai fait un plan euh ça va me limiter, j'ai l'impression que ça me limite dans mes idées (...) ça me semble comme euh une cage en fait, je ne peux pas en sortir et puis non, parce que moi je euh (...) ou il m’arrive d'avoir une idée euh sur le coup... et de la sortir puis (en souriant) ça m’a réussi au bac de philo... », nous explique, par exemple, l’une de nos interlocutrices qui, pourtant pressée d’obtenir sa licence de sociologie et tendant à discipliner son travail en conséquence, ne compte ni au nombre des étudiants les plus hédonistes ni au nombre des plus dilettantes. « J’ai essayé deux trois fois peut-être de faire un plan et... ptt ça a été la cata donc euh... ».

La logique propitiatoire l’emporte donc sur la méthode rationnelle qui, selon elle, n’a pas fait ses preuves, bien au contraire. Cette logique, nous la retrouvons fréquemment en filigrane dans les discours de ces étudiants (mieux vaut parfois ne pas trop s’organiser ; ne pas trop préparer un examen permet parfois de mieux le réussir, nous disent parfois nos interlocuteurs) qui expriment ainsi tout à la fois leur incurie et leur inexpérience, leur naïveté et leur désarroi, leur dilettantisme quelquefois, face aux études et aux tâches intellectuelles qui leur sont proposées.

En outre, les discours que tiennent bon nombre de nos enquêtés lorsqu’on les interroge sur leurs éventuels recours aux pratiques d'écriture, listes, petits mots divers, agendas et calendriers, etc., bref sur les différentes manières par lesquelles ils s’organisent et agencent leurs différentes activités et occupations, profilent clairement des modes d’organisation d’où les “préoccupations” de rationalisation sont peu présentes, voire absentes. L’agencement et la régulation des différentes activités ne font pas ainsi l’objet d'une attention particulière. Ce qui prime dans ce type d’organisation est l’absence de régularité dans la production d’efforts visant à réguler la pratique sociale. Pas de procédés systématiques ni de procédures systématiquement mis en oeuvre : les dispositifs écrits multiples qui permettent de planifier la pratique n’occupent, au mieux, qu’une place toute relative dans la conduite des activités.

On s’organise plus ou moins sur le “tas”, plus ou moins dans le moment de l’effectuation de la pratique. Et parce qu’il semble que l’on se refuse à prévoir, à régler, à déterminer, à fixer méthodiquement les événements de la pratique, les choses sont souvent traitées dans l’ordre de leurs apparitions : ce sont essentiellement, semble-t-il, les nécessités de la pratique qui dictent la nécessité d’agir. Somme toute, l’imminence, donc l’immédiateté, constitue clairement et une fois encore sauf exception, en cours d’année, le mode de régulation temporelle dominant de la mise au travail de cette population étudiante dans l’exécution des tâches prescrites. « L’ethos temporel » de cette dernière se situe ainsi plus près de « l’ethos de la prévoyance » de ceux qui travaillent « à la demande des tâches ou à la commande des oeuvres (...) que de la prévision »433 qui requiert la maîtrise des moyens matériels de la maîtrise du temps et la propension à l’objectivation et la rationalisation scripturale de l’action en rupture avec la temporalité de l’instant et les tendances spontanées à l’action...

A tout cela, plusieurs raisons qui peuvent être rapidement invoquées. Le fait tout d’abord que les étudiants de licence de sociologie, en raison notamment des faibles contraintes institutionnelles qui leur sont imposées et du caractère peu explicite et défini du travail à fournir, traversent certaines périodes de l’année universitaire en ayant l’impression au demeurant trompeuse qu’ils n’ont sinon rien à faire du moins pas grand chose en terme de travail personnel notamment, mais aussi en terme d’horaires de cours, d’occupations universitaires, de disposer de tout leur temps, et donc d’avoir peu d’affaires à penser et à organiser par écrit.

« En temps ordinaire », entendons par là lors des “temps morts” de l’année universitaire, le temps n’est pas compté. Il n’est pas un bien rare mais abondant que l’on peut facilement gaspiller sans risquer de sanctions immédiates. Les obligations, les travaux à rendre, les impératifs ne se bousculent pas. Il est alors non seulement possible de travailler “à son rythme”, calmement, « sur le long terme », de prendre son temps, mais aussi de travailler en fonction de telle ou telle échéance particulière, « en gros, comme ça », c’est-à-dire sans prévoir, sans organiser les choses.

Ensuite, et c’est lié, le caractère une fois encore faiblement vocationnel de la matière étudiée conduit également un nombre conséquent d’étudiants sociologues, par un effet de redoublement, soit à privilégier d’autres centres d’intérêts que les études, soit à faire juste ce qu’il faut faire pour espérer décrocher le certificat final, soit, en l’absence de scansions et d’injonctions temporelles impératives et régulières, de prescriptions claires, à demeurer dans une sorte d’expectative hasardeuse, à travailler sous l’effet de l’imminence, peu ou prou à la dernière minute et dans l’instant, nous l’avons déjà vu... L’intérêt timoré que ces étudiants portent globalement à leur matière d’études et à l’avenir qu’elle prépare est ainsi, souvent, au principe d’un investissement scolaire de circonstances dans le cadre duquel ces derniers reportent le plus tard possible le moment du traitement de leurs obligations universitaires et de leur travail personnel, et avec lui, logiquement, les questions d’organisation.

Notes
432.

L’exception concerne en l’occurrence les quelques étudiants sociologues dont nous avons déjà parlé plus haut. A savoir, ceux qui projettent leur avenir en doctorat et se passionnent de sociologie, et ceux qui n’ont pas le droit à l’erreur...

433.

VERRET Michel, Le Temps des études, Opus-cité, pp.645-646.