Tout se passe donc comme si le caractère relativement inhabituel, la plus grande complexité ou tension de certains événements ou de certaines situations d’études comme les périodes de révisions (avec le lot de sollicitations et d’imprévus que ce caractère peut du même coup induire) contribuait à tendre le marché des pratiques et à déclencher des recours plus soutenus aux dispositifs graphiques de gestion et de planification de l’action dans le cadre de rapports plus corrigés et plus contrôlés à l’action (« ça m’arrive de faire des plannings surtout quand on arrive dans les révisions parce que c’est tellement stressant de savoir qu’il y a ça à bosser, qu’il reste très peu de temps, et on ne sait plus comment les bosser, donc oui je fais un planning et j’essaie de le suivre »).
‘« Je fais des plannings systématiquement pendant les révisions, de temps en temps quand j’ai une grosse période de travail (en dehors des strictes révisions), ou quand j’ai un gros coup de speed mais sinon que pendant les révisions » (Étudiante en médecine}D’une période à l’autre, ce sont les modalités temporelles du travail intellectuel qui tendent à changer de forme. Car les étudiants médecins et sociologues qui ainsi s’efforcent d’établir des plans, des plannings et des programmes pour le travail passent alors d’un temps de travail dans une large mesure défini et déterminé par la tâche à accomplir (revoir une séance de cours, apprendre un chapitre, reprendre une matière, préparer un exposé, rédiger un texte...) et c’est alors la durée effective nécessaire pour réaliser telle ou telle tâche intellectuelle qui détermine le temps de travail effectif à une logique temporelle plus chronométrique (ou monochrone 440 ), à un temps plus mathématique (tout particulièrement en médecine), c’est-à-dire calculé, mesuré, compté, qui s’organise sinon autour de créneaux horaires précis du moins de séquences temporelles délimitées : on se fixe de travailler de telle heure à telle heure dans la journée, en aménageant et comptabilisant quelques pauses, et on se donne un temps défini pour apprendre tel ou tel chapitre, telle ou telle matière (« pendant l’année, mes plannings sont plus cool je veux dire, je ne mets pas d’horaires là, c’est “tu as telle chose à faire pour la journée ou la semaine” »)...
‘« Des plannings c'est-à-dire euh un programme de révisions, par exemple, tout à fait ! Ah oui ! Là c'est très clair notamment en grosse période de révisions je me fais un planning deux heures par matière donc si je commence à 8 heures du matin et que je finis à 10 heures du soir en fonction, j'étale. Deux heures par deux heures, donc je m'y tiens obligatoirement. Je fais une feuille où donc je note : "lundi euh mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche", donc la semaine complète, et je mets donc les horaires, et en fait à chaque horaire correspond une matière spécifique par ordre euh de goût généralement, c'est-à-dire que je commence par les matières les moins intéressantes parce que le matin je suis en meilleure forme, donc elles vont mieux rentrer et je termine par les matières que je préfère. Mon planning est fait sur une semaine, si j'ai 15 jours ou trois semaines de révisions, ça, je vais toujours répéter » {Étudiante en médecine, Père : Médecin généraliste, Mère : Sans profession}Cette opposition, si l’on peut dire, entre les situations “ordinaires” de la pratique et les périodes de révisions, plus mouvementées et périlleuses, correspond à l’alternance, mainte fois remarquée par nos interlocuteurs étudiants eux-mêmes, entre les moments “faibles” et les moments “forts” de l’année universitaire, ou si l’on veut entre ses temps “faibles” (ou “morts”) et ses temps “forts” : « Les périodes de révisions et les périodes comme maintenant, courantes, de la vie courante, c’est deux périodes bien différentes parce qu’en médecine on essaie de travailler régulièrement mais c’est pas toujours du travail très efficace. Le vrai travail se fait surtout en période d’examen, disons un mois, voire deux mois avant la période d’examen. Là on commence vraiment à travailler à fond, et voilà, là on a tendance à se faire des plannings, qu’on ne respecte pas forcément mais qu’on essaie de respecter »441.
Les temps “forts” qui, on l’aura compris, correspondent aux périodes de révisions durant lesquelles le temps et le rythme des activités s’accélèrent contribuent à déclencher des recours globalement plus fréquents et prolongés aux dispositifs scripturaux de gestion du temps, des efforts manifestes et réflexifs d’organisation et de structuration de la pratique. Il s’agit alors tout à la fois de coordonner les différentes matières de cours à revoir ou de finaliser l’écriture d’un dossier, de maximiser l’usage de son temps (« pour bien tout gérer » ; « il faut déterminer, il faut être le plus efficace possible dans son boulot »), de se forcer au travail (« ça met (en riant) la pression » ; « pour essayer de me motiver » ; « pour me forcer » ; « (« c’est dans le but de me mettre au travail »), de fournir une série de repères à la pratique (« je l’ai tout le temps en face de moi, donc je vois où j’en suis tout le temps »), de libérer son attention des multiples problèmes d’organisation en réglant ces questions (« parce que c’est tellement stressant de savoir qu’il y a ça à bosser, qu’il reste très peu de temps, et on ne sait pas comment les bosser »), de se rassurer sur l’état d’avancement ou de retard du travail effectué (« C’est surtout pour me rassurer » ; « pour que je me rende compte que je suis en retard »)...
Les temps “faibles”, qui correspondent pour leur part aux périodes “creuses” de l’année scolaire (« c’est une période creuse au niveau travail, c’est bien moins intense qu’en périodes de révisions, ça n’a rien à voir »), moins mouvementées et moins contraignantes, peuvent en revanche faire l’objet d’un traitement globalement plus souple et relâché. Les étudiants disposent alors davantage de leur temps, travaillent sans avoir à répondre à des urgences trop pressantes, n’ont pas à démultiplier les axes sur lesquels leurs efforts d’apprentissage doivent simultanément porter.
On est toujours en retard ou en avance par rapport à quelque chose, notamment par rapport à un calendrier. Ne pas programmer ses activités, c’est ne pas mettre au jour ce calendrier qui permet d’évaluer l’avancée de son travail, c’est ne pas objectiver, mettre à distance, réfléchir, contrôler consciemment l’état de son travail dans le temps. C’est en le faisant qu’on se donne les moyens de prendre la mesure de son avance ou de son retard !
« J'appelle "monochrone" le temps des Américains, c'est-à-dire que les Américains, quand il sont sérieux, préfèrent généralement ne faire qu'une chose à la fois, ce qui implique une certaine forme de programmation implicite ou explicite. Nous ne nous conformons pas tous à ces normes monochrones. Néanmoins, des pressions sociales ou autres obligent la plupart des Américains à respecter ce cadre. Mais quand ils ont affaire à des gens appartenant à d'autres cultures, la structuration différente du temps crée d'importantes difficultés. La monochronie (temps M) et la polychronie (temps P) représentent deux modes différents d'appréhension du temps et de l'espace et d'encadrement des activités. Je parle d'espace car les deux systèmes (temps et espace) sont en étroite relation fonctionnelle. Le temps M met l'accent sur les horaires, le découpage et le rendement des activités. Les systèmes P se caractérisent par la multiplicité des faits se déroulant simultanément. Ils insistent sur la vocation des hommes à mener des transactions à bout plutôt que l'adhésion à des horaires fixes ». « Pour les hommes à temps M, élevés dans la tradition du nord de l'Europe, le temps est linéaire et segmenté comme une route ou un ruban se déroulant à partir du passé, et orienté vers le futur. On en parle comme de quelque chose de concret que l'on peut épargner, dépenser, gaspiller, perdre et rattraper, qui se précipite, ralentit, se traîne et s'enfuit. On devrait prendre ces métaphores très au sérieux, car elles expriment un mode fondamental de perception du temps comme facteur inconscient déterminant, ou comme cadre sur lequel tout le reste s'inscrit. L'horaire monochrone fonde un système de classification qui règle la vie », HALL Edward T., Au-delà de la culture, Paris, Seuil, 1979, p.22 et p.24.
Ce n’est pas en effet parce que les étudiants ne respectent pas leur programme que celui-ci n’est pas structurant et qu’il ne sert à rien. Outre le fait d’organiser la pratique et son déroulement, le programme est structurant en raison des limites, des repères et des échéances qu’il fixent dans le temps et qui forcent la pratique, quand bien même celle-ci ne tient pas totalement les objectifs ainsi déterminés.